Dans le monde entier, face à la pandémie, la libre opération des marchés est suspendue pour laisser place à un surprenant mélange de restrictions rigoureuses et d’injections massives, venues de l’État et des banques centrales. C’est l’occasion de revenir au débat initié par S. Naidu, D. Rodrik et G. Zucman, qui se prononçaient il y a quelques semaines dans nos colonnes pour une « économie après le néolibéralisme ». Ici la sociologue française Ève Chiapello, célèbre pour son ouvrage Le Nouvel Esprit du capitalisme (avec Luc Boltanski, Gallimard, 1999) et critique de longue date du néolibéralisme, décèle dans leur texte une certaine « naïveté ». Vous pouvez aussi retrouver ici la position de l’économiste Gilles Saint-Paul.
Il y a un peu plus d’un an, Suresh Naidu, Dani Rodrik et Gabriel Zucman publiaient dans la Boston Review un texte, « Economics after neoliberalism », que le Grand continent vient de traduire en français et m’a proposé de commenter. Mon rapport à cette intervention et à ses auteurs n’est pas celui d’une économiste qui agirait dans le champ clos des discussions internes à la discipline économique, telles que les grandes revues dominantes américaines l’organisent, mais plutôt celui d’une lectrice intéressée par les questions économiques et par la traduction des idées économiques en politiques publiques. Mon propre travail vise en particulier à interroger les effets des formalismes conceptuels, des cadrages professionnels, des formats de quantification, et des « outils » 1 tant sur le travail de recherche que dans la fabrique de phénomènes économiques tels que l’organisation de transferts financiers, l’établissement de prix, la détermination d’un rendement ou d’un impact, la décision d’investir ou de financer une activité. C’est donc avec ce regard que j’ai lu ce texte : que dit-il de ses auteurs, de leur conception de l’économie comme discipline, de leur rapport à leurs « outils » ?
Des voix nouvelles dans l’économie universitaire américaine
Avant de livrer quelques commentaires sur l’article de la Boston Review, il me semble nécessaire d’en replacer l’émission aux États-Unis et la réception en France au sein de quelques éléments de contexte. En ce qui concerne la France, la parution intervient au même moment que la traduction d’un ouvrage aux éditions du Seuil, Le triomphe de l’injustice, de deux économistes français en poste aux États-Unis dans une université prestigieuse (Berkeley), Emmanuel Saez et le même Gabriel Zucman, dont les idées alimentent la campagne présidentielle américaine en cours, notamment au travers d’une reprise de leurs propositions par la candidate démocrate Elisabeth Warren. On connaît aussi les remarquables travaux antérieurs de Gabriel Zucman sur les paradis fiscaux qui ont eux-mêmes fait l’objet de publications en français. Comme Thomas Piketty, son travail, qui prend volontiers la forme de l’ouvrage, est lu bien au-delà de la sphère académique des économistes.
En poste aux États-Unis à Berkeley, mais souvent en France, sa propre circulation participe à la constitution d’un lien organique entre les mondes universitaires et intellectuels en France et en Amérique du Nord. C’est donc aussi à ce titre que ce texte nous intéresse, parce qu’il est émis par un chercheur formé en France et toujours présent dans le débat français, bien qu’installé aux États-Unis. Il y a donc un effet de proximité qui alimente l’intérêt mais risque aussi de conduire à une évaluation décalée. Car ce texte ne nous est pas prioritairement destiné et s’inscrit avant tout dans la discussion américaine qui traverse l’économie dominante telle qu’elle est représentée par les positions institutionnelles des trois signataires (Berkeley, Columbia et Harvard). Je suis bien évidemment consciente qu’en économie, comme sur d’innombrables questions, ce qu’il se passe aux Etats-Unis est crucial et rejaillit sur les débats francophones, mais la plupart de ce qu’il s’y passe ne vise évidemment pas à intervenir ici, alors même que sa réception, et donc ma lecture, est informée par ma position en France.
En ce qui concerne les Etats-Unis, la parution du texte de la Boston Review accompagnait le lancement par les trois économistes d’un réseau d’économistes-universitaires (« academic economists ») Economics for inclusive Prosperity (EfIP) 2. L’économie après le néolibéralisme est composé de deux parties. La première, la plus longue, propose une réflexion sur le rôle de la science économique (« economics ») dans la conceptualisation et la promotion de programmes politiques pour à la fois couper les liens entre la théorie économique et les politiques néolibérales, et pour en proposer d’autres en faveur d’une économie attentive à la question des inégalités. La seconde partie résume un ensemble de propositions faites par les économistes du nouveau réseau et publiées sous la forme d’un ouvrage téléchargeable sur leur site. Depuis le mois de février 2019, quelques contributions complémentaires et une liste d’autres auteurs ont été ajoutées et une conférence est prévue en mars. “Economics after neoliberalism” est donc un manifeste visant à fabriquer un collectif d’économistes universitaires principalement basés aux Etats-Unis, ou fortement connectés avec cet espace, revendiquant un engagement politique qu’on pourrait qualifier de progressiste prenant pour cible selon leurs propres mots « le fondamentalisme du marché », le « néolibéralisme » mais aussi le « virage illibéral et nativiste » de la politique.
Les modalités d’action sont celles des think tanks et des policy papers, mais ils insistent sur leurs différences : ils (les femmes sont minoritaires dans le réseau) sont tous « tenured academic economists », une qualité revendiquée qui souligne qu’ils ont été accueillis par leurs pairs après un parcours de sélection exigeant postérieur à la thèse (le tenure-track) et qu’ils détiennent un poste à l’université où leur science n’apparait donc pas immédiatement liée à l’action, comme celle des économistes de banque ou de think tanks justement. À ce titre ils souhaitent mettre leur travail, qualifié de « sound scholarship », au service de leur projet politique de « prospérité inclusive ». L’effort de coalition auxquels ils se prêtent, forcément traversé de tensions qui doivent être gommées mais qui pourraient être analysées, s’organise donc autour d’une idée partagée de ce qu’est la science économique. C’est ce point que je souhaite commenter. L’histoire dira où cet effort les mènera et l’effet, au sein de l’économie-discipline et en dehors, qu’aura cette tentative qui mériterait sans doute un travail de sociologie des économistes et notamment du champ des économistes américains 3 pour mieux comprendre les conditions de possibilité de ce manifeste.
Un projet scientiste
Sur le fond, je ne peux qu’accueillir avec bienveillance leur effort pour se détacher du fétichisme du marché et produire une autocritique des travaux économiques, comme je souscris globalement au projet de remettre la question des inégalités au cœur des réflexions. Pour autant, je m’interroge sur le caractère à la fois scientiste et conservateur de leur conception de la science économique. Malgré l’effort d’auto-critique, le manifeste conduit au final à une ré-affirmation de ce qu’ils appellent eux-mêmes des « universaux » tant théoriques que méthodologiques. En particulier, on ne trouvera pas dans ce texte d’examen de la dynamique de raidissement disciplinaire qui a conduit d’une part à restreindre le champ des théories et des pratiques scientifiques les plus légitimes dans l’espace académique des économistes et à résister à la reconnaissance du caractère pluriel de la réflexion économique, d’autre part à couper la science économique des autres sciences sociales.
Il s’agit d’un texte qui consiste, me semble-t-il, à essayer de sauver le mainstream de la science économique en le détachant d’une association avec le néo-libéralisme. Leurs auteurs veulent « persuader les non-économistes que les économistes ne sont pas leurs ennemis » mais ils ne bougent guère sur leurs bases comme nous allons l’argumenter. Peut-on attendre autre chose d’un groupe qui a été sélectionné sur sa conformité aux critères dominants et qui s’en enorgueillit, ou qui a minima cherche à mobiliser dans les instances les plus légitimes de l’économie universitaire américaine ? La porte est sans doute étroite pour les faiseurs de coalition. Leur message principal consiste à dire qu’il est possible de penser des « politiques alternatives au fondamentalisme du marché » avec finalement la même profession, les mêmes outils et les mêmes cours et enseignements de l’économie, ce qui me semble réduire foncièrement la portée réformatrice du projet.
En ce qui concerne le fonctionnement de la profession des économistes universitaires, nos auteurs revendiquent principalement le droit de s’engager politiquement tout en gardant leur statut de savant, et donc la possibilité d’engager leur crédit académique dans la bataille politique sans le perdre du fait même de cet engagement. L’exercice de conviction est épineux, car ils doivent dans le même temps disqualifier ceux qui avant eux ont nourri les politiques néolibérales et qui eux-mêmes se drapaient dans la théorie économique. Plusieurs arguments peuvent être reconstitués justifiant la possibilité de séparer le bon grain de l’ivraie. Tout d’abord, nous est-il dit, les politiques des dernières décennies n’ont pas été étayées par des « données économiques solides » (« sound economics ») et des « preuves crédibles ». Les politiques néo-libérales listées (« déréglementation, financiarisation, démantèlement de l’État-Providence, désinstitutionalisation du marché du travail, réduction de l’impôt progressif et sur les sociétés, poursuite d’une hyper-mondialisation ») n’étaient donc pas vraiment le produit de la science économique (bien qu’elles « paraissent » l’être), laquelle est toujours plus circonspecte et prudente.
Il serait donc possible de sauver la pureté de science, sous réserve qu’elle soit maniée par des économistes « réfléchis » qui ne travaillent pas pour des « fondations ou des think tanks ». Si on accepte cependant la séparation implicitement mise en place par les auteurs entre un monde de la science fait d’incertitudes et de conclusions au mieux conditionnelles et partielles du type « si… alors », et un monde de la formulation de conclusions politiques détaché de la science, alors il nous semble qu’on ne peut pas plus conférer l’autorité de la science aux propositions qu’ils promeuvent. Une autre épistémologie nourrie notamment par les travaux de l’histoire et la sociologie des sciences et des techniques qui nous ont appris à reconnaître la part politique, morale, sociale de toute production scientifique permettrait d’envisager des rapports plus complexes entre sciences et politique.
Les auteurs du manifeste soulignent également l’existence de « mauvaises habitudes » chez « certains » économistes. Sont rangées dans cette catégorie des choses assez hétérogènes comme une « attitude dans le débat public », la « fierté d’expliquer la manière dont les marchés opèrent », la croyance « dans le pouvoir des incitations », la tendance à défendre le marché en toutes circonstances « parce que personne ne le fera » à leur place et par crainte « que l’action publique fasse encore pire », ou encore le fait d’être « excessivement séduits par les modèles ». Ce que je veux souligner ici n’est pas que ces remarques sur les comportements et croyances des économistes seraient fausses mais que le manifeste ne les liste que pour nous expliquer qu’il s’agit, selon l’expression retenue, d’une « perversion primitive et simpliste », sans en profiter pour revenir sur les cadres théoriques et l’épistémologie qui les soutiennent. Si on suit l’argument, une fois les pervers exclus de l’académie, celle-ci pourrait retrouver sa capacité à éclairer la voie.
La neutralité des outils
Au cœur de cette capacité, on trouve les « outils de l’économie ». La façon dont cette notion d’outil est mobilisée suggère une neutralité des techniques employées qui n’incorporeraient aucun biais politique ou moral. Selon cette représentation, l’outil ne fait que ce que l’ouvrier lui demande de faire. Il y a en revanche, comme suggéré plus haut, de bons et de mauvais ouvriers, mais aussi des objectifs différents que le même instrument peut servir.
Selon une formule assez classique, la politique serait dans le choix de l’objectif (ici celui de la prospérité inclusive) et on peut ensuite chercher à l’atteindre en mobilisant une boite à outils qui est, elle, neutre et scientifique. La qualité technique des outils est ce qui construit l’autorité du savant. Le texte n’est pas très clair cependant sur ce qui est entendu par outils mais nous comprenons à la lecture qu’ils incluent à la fois un contenu doxique (individualisme méthodologique, incitation par le marché, droits de propriété,…) et donc des cadrages théoriques et des concepts, des formes méthodologiques (outils quantitatifs, formalisation mathématique,…) et des types de calcul (par exemple des calculs d’optimisation permettant de dessiner des frontières efficientes ou d’identifier des arbitrages (« trade-off ») qui seront proposés aux politiques). Et nous comprenons surtout que ce que proposent les auteurs du manifeste est d’utiliser ces mêmes « outils », très peu questionnés en tant que tels, mais pour résoudre de nouvelles questions politiques.
Cet imaginaire de la neutralité de « l’outil » est pour moi un signe de naïveté, car il n’est pas un seul outil, pas même le plus rudimentaire, qui n’inclut une problématisation, un cadrage du problème à résoudre associés à des solutions probables. Pour filer une analogie simple, pour celui qui ne possède qu’un marteau, tout ressemble à un clou. Si donc la question du marché, des incitations, des défaillances de marché est au cœur de la boite à outils de l’économiste, alors il ne verra que ce qui dans le monde semble s’y conformer ou y déroger, tout en ne disposant pas des moyens de penser d’autres formes, et d’autres causalités. Ce qui vaut pour les cadres théoriques vaut aussi pour les modélisations ou les formes de traitement statistique qui les rendent opératoires. Il importerait donc d’accroître la réflexivité sur les outils utilisés, leur histoire, les hypothèses qu’ils incorporent, afin d’en voir la puissance performative (ils font exister en partie ce qu’ils décrivent et cherchent à manipuler 4) et de les pluraliser afin d’être en mesure de varier les prises sur les phénomènes étudiés. Cela constitue selon moi un passage obligé pour quiconque souhaite parvenir à s’éloigner de la tentation néolibérale. Sur ce plan le manifeste est insuffisant en se contentant de disqualifier certains usages sans pousser très loin le questionnement sur les outils eux-mêmes.
Au côté des « outils », se trouvent également les données et les chiffres, qui semblent eux aussi considérés comme non problématiques. C’est grâce d’ailleurs au reflux parmi les publications des économistes de travaux purement mathématiques et de modélisation et à la montée en puissance de travaux « empiriques » qu’on ne peut plus, selon les auteurs du manifeste, ignorer les « faits gênants » (essentiellement semble-t-il des « preuves » d’« imperfections de marché »). C’est, nous disent-ils, « l’exigence de preuves empiriques systématiques » qui prémunit contre la tentation de « prescriptions de politiques idéologiques » (à l’image des politiques néolibérales considérées comme infondées et fustigées précédemment).
Je souscris pleinement à l’exigence de preuves qui s’exprime et à la critique qui l’accompagne d’un excès de modèles purement théoriques, mais je ne suis pas sûre que l’argument quantitatif suffise à nous prémunir pour plusieurs raisons que je ne peux toutes développer. La première est que les chiffres portent la marque des activités humaines qui les ont produits. Ils ont été conçus, construits en vue de certains usages pour éclairer des questions particulières ou pour gérer des problèmes qu’ils aident à circonscrire. Et la plupart d’entre eux n’ont pas été produits pour répondre aux questions des chercheurs qui doivent donc les détourner et les investir d’autres significations, ce qui n’est pas sans poser problème.
Le processus de quantification a en effet supposé de très nombreux choix conventionnels qui ont des effets importants sur les chiffres produits 5. Pour prendre un exemple qui m’est cher 6, il existe une très grand nombre de façons de concevoir et mesurer le profit d’une entreprise qui dépendent de l’idée que l’on se fait de son rôle comme des rapports de force entre l’entreprise et ses parties prenantes. La comparabilité et l’additionalité des profits dans le temps et même dans l’espace ne peuvent donc jamais être tenues pour acquises. Et quand bien même les entreprises multinationales ne joueraient pas à manipuler leurs profits pour échapper à l’impôt, le sens d’un profit mesuré peut dire des choses très variées que l’on ne peut atteindre qu’en déconstruisant son processus de fabrication.
Les chiffres ne peuvent donc suffire. Ils sont imprécis, controversés, hétérogènes et surtout manipulables presqu’autant que les modèles dont les auteurs dénoncent la malléabilité, ce qui impose que les chiffres soient l’objet d’une réflexion épistémologique à part entière. Enfin, des tas de chiffres qui seraient très utiles n’existent tout simplement pas parce qu’on n’a pas accès à l’information du fait par exemple du secret des affaires, ou parce que personne n’a pensé à fabriquer ces données ou encore parce qu’il serait trop onéreux de le faire ou dit autrement que le problème qu’ils permettraient de constituer n’est pas pris en charge suffisamment socialement pour que le coût de sa production soit payé. Le rôle des économistes devrait donc aussi être de critiquer les chiffres disponibles, les analyses quantitatives qui en sont faites comme de contribuer à susciter la fabrication de nouveaux chiffres. C’est à ce seul prix qu’il leur sera possible de construire un argument quantitatif clairvoyant sur la part de morale et de politique (d’idéologie disent-ils) qu’il inclut. Il est étonnant qu’alors que le travail concret de traitement des donnée soulève en permanence ces questions, celles-ci soient finalement aussi peu prises en charge frontalement par la profession.
L’enseignement de l’économie
Je souhaite conclure mon propos par la question de la formation des économistes, puisque je crois qu’il n’est pas possible de dissocier la façon dont sont formés nos futurs collègues et les idées qu’ils et elles vont pouvoir développer. Je suis également engagée dans un programme 7 qui vise à aborder les questions économiques depuis une position d’unité des sciences sociales 8 et qui cherche de ce fait à organiser la confrontation systématique des cadres d’analyse et des pratiques méthodologiques. Le manifeste est hélas clair concernant la formation : « certaines personnes croient que l’enseignement et la pratique de l’économie doivent été réformés de fond en comble pour que la discipline devienne une force constructive », mais ce n’est pas la croyance des auteurs. Ces derniers ne proposent ni ouverture théorique vers d’autres courants de l’économie hors du cadre néo-classique, ni réflexivité critique sur les « outils » de l’économie qui ont cependant peut-être joué un rôle dans les dérives dénoncées de l’économie, ni réflexion sur les pièges de l’argument quantitatif qui ne peut à lui seul servir de paravent contre les usages pervers et simplistes qu’il s’agit pourtant d’éradiquer.
Malgré les critiques qui s’expriment portant sur la centralité du modèle de marché, le réductionnisme des modèles mathématiques, le manque d’ouverture aux autres disciplines, il ne semble pas possible aux auteurs de remettre en cause les programmes de formation. Les « cours typiques » de micro-économie, de macro-économie et de finance étant fait par des « économistes réfléchis », qui par exemple en micro-économie s’intéressent avant tout aux défaillances de marché et aux façons de les corriger plutôt qu’à la « magie des marchés », et en finance accordent une place importante aux crises financières et aux dysfonctionnement du système financier, aucune réforme n’apparaît souhaitable.
Outre que je suis loin d’adhérer à cette vision des « cours typiques », notamment à la conviction que les cours de finance prendraient couramment en charge la question des crises et dérives financières, cette présentation dit assez que pour nos trois auteurs, il importe avant tout pour sortir du néolibéralisme de ne point trop changer et de laisser le mainstream continuer sa « fermentation créative ». C’est par cette expression que les auteurs évoquent le processus, en partie marqué par l’ouverture à certains travaux des sciences sociales, qui a fini par exemple par mettre « l’homo œconomicus sur la défensive », ou par orienter la réflexion vers de nouveaux sujets comme les « coûts du changement climatique » ou la « concentration des marchés ». Ce renouveau leur semble au final suffisant alors même qu’il parvient au mieux à étendre la théorie standard. Devraient, me semble-t-il, faire aussi pleinement partie de la « fermentation » la variété et le dynamisme des courants non standards au sein même de l’économie, se revendiquant d’autres paradigmes que celui du marché, par exemple de l’institutionnalisme, ou de l’économie politique, issus notamment du marxisme ou du keynésianisme, ou traitant d’économie écologique, autant de courants et paradigmes qui ne sont pas moins concernés par les « inégalités stupéfiantes » qui ont mis en mouvement les auteurs du manifeste.
Je plaiderai donc pour une formation plus ouverte des économistes, éventuellement en amont de leur spécialisation doctorale, incluant un enseignement d’épistémologie et leur permettant de se confronter à ce que les autres sciences sociales disent sur leurs objets, mais aussi d’explorer plus activement les différents courants de l’économie. Comme on le fait dans les autres sciences sociales, un enseignement d’histoire des idées devrait également être obligatoire pour permettre de se saisir de l’histoire de la discipline et des débats théoriques qui l’ont constituée. Il serait l’occasion pour les apprentis économistes de lire directement les grands auteurs et les textes fondateurs de leur discipline, et pas seulement les articles de recherche les plus récents, et ainsi d’activer la réflexivité critique et l’imagination conceptuelle à la base de la « fermentation créative » attendue.
Sources
- Chiapello E., Gilbert P. 2019. Management Tools : A Social Sciences Perspective, Cambridge University Press
- econfip.org
- Voir Fourcade, M., Ollion, E., Algan, Y. 2015. The Superiority of Economists. The Journal of Economic Perspectives, 29(1), 89-113.
- MacKenzie D., Muniesa F. , Siu L. (eds) 2008. Do Economists Make Markets ? : On the Performativity of Economics. Princeton University Press
- Desrosières A. 2008. L’argument statistique. Tome 1. Pour une sociologie historique de la quantification, Presses de l’École des mines
- Voir Chiapello E.,2012. La construction comptable de l’économie, in : La comptabilité, la société et le politique. In : Nikitin M., Chrystelle R. (eds), Economica, 2012, pp. 128-135 ; Chiapello E. 2015. Les normes comptables comme institution du capitalisme. Une analyse du passage aux IFRS en Europe à partir de 2005, Sociologie du travail, Juillet-Septembre 2005, vol 47, n°3, pp. 362-382
- Master PSL-EHESS Sciences Economiques et Sociales « Institutions, Organisations, Economie et Société », https://www.psl.eu/formation/master-institutions-organisations-economie-et-societe
- Orléan A. 2005. La sociologie économique et la question de l’unité des sciences sociales. L’année sociologie. vol 55, pp. 279-305 ; Boyer R. 2014. L’économie peut-elle (re)devenir une sciences sociales ? Revue Française de Socio-Economie, n°13, 203-223 ; Lahire B. 2012. Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Seuil.