Riyad / Moscou / Washington. La précarité des cours du pétrole, couplée à la nervosité des prix face à la succession d’annonces contradictoires et systématiquement contredites par l’actualité révèlent la profonde désorientation dans laquelle se trouvent les marchés depuis le déclenchement de la guerre des prix par l’Arabie saoudite et la Russie au début du mois de mars. Un échange bilatéral entre les deux États devait se tenir lundi 6 avril, à la demande de l’Arabie saoudite, après que le président Trump a publié un tweet énigmatique au sujet d’une possible entente sur la réduction de la production de pétrole, de l’ordre de 10 à 15 millions de barils par jour1.

Finalement, un sommet virtuel de l’OPEP+ devrait avoir lieu le 9 avril afin de mettre un terme à la guerre des prix, malgré la forte incertitude qui demeure sur la volonté de l’Arabie saoudite et de la Russie de se rencontrer2. Le secrétaire américain à l’énergie, Dan Brouillette, a également annoncé que l’Arabie saoudite tentait de réunir un échange du G20 , dont elle assume la présidence, ce vendredi3.

Cette perspective s’inscrit dans la droite ligne des efforts de certains acteurs internationaux, à l’instar du  président de l’Agence internationale de l’énergie Fatih Birol4. Après qu’un premier sommet du G20 s’est tenu en urgence le jeudi 26 mars en pleine crise du coronavirus, sous la présidence de l’Arabie saoudite, la mobilisation d’un nombre important d’États est une tentative supplémentaire de limiter les dégâts de la chute des prix, alors que la levée des mesures de confinement, et de ce fait, la sortie de crise et la reprise de la demande énergétique mondiale, devraient être repoussées par les États devant la propagation continue du virus. La volonté de la Russie et de l’Arabie saoudite à s’engager dépendra donc en grande partie de la capacité d’autres États à consentir aux mêmes mesures, comme l’a rappelé le gouvernement russe lundi ; sans les citer, c’est bien sûr aux États-Unis, premier producteur de pétrole en 2019 (avec plus de 17 millions de barils par jour, soit 18 % de la production mondiale) que la Russie fait référence.

Même les États-Unis ont radicalement changé de perspective et de stratégie sur la guerre des prix du pétrole, depuis que le président Trump affirmait le 9 mars dernier qu’un prix du pétrole bas est « good news for the consumer ». Ces derniers jours, d’intenses efforts diplomatiques ont été déployés par téléphone pour jouer les intermédiaires entre la Russie et l’Arabie saoudite. La politique du président américain en matière de protection et de soutien aux producteurs de pétrole américains, et notamment aux entrepreneurs indépendants, reste néanmoins incertaine. Il y a encore quelques jours, il affirmait sur Twitter : « it’s a free market (…)  they’ll figure it out »5.

Les États-Unis participeront-ils finalement à l’effort collectif de réduction de la production ? Au Texas, aussi absurde que l’idée puisse paraître dans l’esprit d’un secteur qui s’oppose culturellement à la limitation de sa propre production, certains industriels commencent à changer d’avis devant la difficulté à vendre le pétrole produit. Entre gâchis du capital investi et de la ressource naturelle, saturation des raffineries en Louisiane et au Texas, les organisations de supervision de l’industrie de différents États devraient discuter cette éventualité mi-avril. Le risque de banqueroute de nombreux producteurs indépendants, et de déstabilisation plus globale de la filière pétrogazière américaine, croît en effet à mesure que le prix du pétrole baisse, compromettant encore davantage la rentabilité des opérations d’exploration-production, alors que le coût d’équilibre avoisine les 40-50$ le baril, selon l’Energy Information Administration6. Néanmoins, la structure industrielle et la chaîne de décision politique aux États-Unis ne permet pas d’assurer l’application aussi unilatérale d’une telle décision, par rapport à l’Arabie saoudite et à la Russie, où un nombre réduit d’acteurs entretient des relations plus étroites avec les gouvernements. 

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Si la perspective d’une réduction de la production mondiale à hauteur de 10 millions de barils par jour paraît fantasque, compte tenu de la difficulté structurelle des acteurs à appliquer ces restrictions (au sein du cartel qu’est l’OPEP, ou en-dehors), il apparaît aujourd’hui encore plus improbable que cette réduction, si elle se produisait, suffise à soutenir durablement les prix. En effet, certaines des estimations les plus récentes prévoient une chute de la demande mondiale entre 17 et 20 millions de barils par jour7, à cause des mesures de confinement qui concernent aujourd’hui plus de la moitié de l’humanité. Plus encore, les effets à long terme de la crise sanitaire sur l’économie mondiale, et la perspective d’une récession durable conduisent les analystes à des projections particulièrement pessimistes.

Autre preuve du caractère inédit de la crise pétrolière actuelle, les réserves terrestres atteignent un tel niveau de saturation qu’il est désormais impossible d’entreposer le pétrole brut ; les tankers s’accumulent donc en mer, stockant le pétrole invendu, en surproduction, dans l’attente d’une remontée des prix. Selon Reuters, c’est près de 80 millions de barils de pétrole qui seraient actuellement entreposés dans des tankers, soit près du niveau constaté lors de la crise économique de 20098.

Les risques d’une telle réduction de la demande sur les acteurs du secteur signifient d’une part la faillite d’un certain nombre d’entre eux, à court terme, et la baisse des investissements des majors dans l’exploration de nouveaux gisements. Le groupe Total annonçait par exemple lundi la vente de près de 400 millions de dollars d’actifs « non stratégiques », en exploration-production et en marketing-services9. La multiplication de ces décisions par les entreprises, destinées à sécuriser du cash à court terme, et à réduire la perte de rentabilité de certains actifs sur leur portefeuille, porte néanmoins la menace d’un déficit de capacité de production à plus long terme, lorsque la demande augmentera à nouveau. C’est en tout cas ce qui avait été constaté, et redouté, suite à l’épisode de chute des prix en 2014 — la menace d’un « supply crunch » en 2020 inquiétait particulièrement les agences internationales comme l’AIE10, mettant en lumière l’extrême difficulté de prédire avec acuité l’évolution de ce marché, qui dépend de tant de facteurs géopolitiques, macroéconomiques et techniques.