Stockholm. Selon le gouvernement suédois, ce qui pourrait être pire que le coronavirus, c’est bien la période post-épidémique, celle où les pays devront se remettre en marche après plusieurs semaines – au moins – de léthargie économique. Protéger ses citoyens, c’est avant tout leur donner les meilleures conditions de vie et de prospérité. Que feront les Suédois, enfermés chez eux, alors que les beaux jours reviennent, que les tant attendues vacances de Pâques ne sont que dans quelques jours et que les stations de skis sont encore enneigées ? Et que représentent quelques centaines de vies par rapport aux centaines de milliers d’emplois et d’entreprises qui pourraient faire faillite en cas de confinement ?1 

Ne pas interdire, mais responsabiliser 

Si cette ligne politique peut paraître surréaliste au Français confiné, elle est soutenue par une majorité de Suédois, pour qui l’idée d’un arrêt presque total du pays n’est pas souhaitable. Le gouvernement n’entend pas non plus montrer qu’il ne fait rien pour endiguer la propagation – ce qui serait, à ce stade, pas seulement étonnant, mais bien irresponsable – et a pris quelques mesures. Ainsi, les voyages « non-essentiels » ne sont plus autorisés depuis les pays européens (à l’exception des membres de l’EEA et de la Suisse, des citoyens suédois et d’un grand nombre d’autres cas) à compter du 17 mars et pour une durée provisoire d’un mois.2 Les rassemblements de plus de 50 personnes sont désormais interdits et les lycées et universités sont fermés (les écoles pour les enfants de moins de 16 ans, les plus à risque pour la diffusion du virus, restent ouvertes). Pour autant, la stratégie suédoise relève surtout de la responsabilisation. Lors de sa conférence de presse du 27 mars, le premier ministre Stefan Löfven insiste : « celui qui viole une recommandation ou un conseil en se déplaçant alors qu’il n’en a pas besoin prend une grosse responsabilité. » Il ne s’agit donc pas d’interdire mais de responsabiliser, en formulant des conseils que chaque citoyen se doit d’adopter pour protéger le pays. Les personnes fragiles et âgées sont invitées à ne plus se déplacer, leurs proches à ne plus leur rendre visite, les voyages prévus pendant les vacances de Pâques prochaines feraient mieux d’être annulés… Responsabiliser, c’est aussi faire accepter à chacun l’idée d’une gestion de crise collective pour les motiver à respecter les préconisations. « Nous avons construit notre stratégie sur la compréhension et l’acceptation », indique ainsi le directeur de l’agence nationale de santé publique, Anders Tegnell, figure de proue de la stratégie suédoise, lors de cette conférence du 27 mars. Preuve en est, selon lui, de la capacité de responsabilisation des citoyens, le fort taux de vaccination des Suédois : 96 % des parents font vacciner leurs enfants, alors que presque aucun vaccin n’est obligatoire. Pas question, donc, d’un discours martial à la Emmanuel Macron. Les Suédois ne sont pas en guerre, ils résistent. 

Changer d’échelle pour comprendre

En réalité, il faut accepter l’idée de changer d’échelle d’analyse pour comprendre comment les Suédois s’adaptent face au coronavirus. Pas de mesures trop restrictives à l’échelle nationale, les vrais acteurs de la santé publique sont les entreprises et les citoyens eux-mêmes. Le gouvernement en appelle à la responsabilité individuelle. Ainsi, de nombreuses entreprises ont, dès le mois de février et les premières prémisses d’une épidémie en Europe, décidé de fermer certains de leurs sites et de proposer à leurs employés de faire du télétravail. De telles décisions ont été prises au sein des krisberedskapgrupp, des « conseils de préparation » mis en place dans les entreprises en cas de crise. D’autres ont rapidement suivi : plus question de voyager à l’étranger, de se déplacer d’un site de l’entreprise à un autre, fermeture parfois complète des bâtiments au profit du télétravail… Les Suédois eux-mêmes décident de changer leurs modes de vie et de limiter leurs déplacements, d’annuler leurs voyages à l’étranger et d’appliquer les principes d’hygiène et de distanciation sociale recommandés. De nombreux supermarchés proposent aux personnes fragiles des horaires réservés pour faire leurs courses, beaucoup de commerces ont préféré fermer leurs portes et les élèves doivent suivre des mesures strictes d’hygiène dans les écoles encore ouvertes. Pour autant, de nombreuses images de rues encore bondées à Stockholm, Göteborg ou encore Malmö, circulent dans les médias internationaux.3 Difficile de distinguer ce qui relève d’une responsabilisation individuelle face à l’apparente indifférence collective.

Un système de santé capable d’assumer la stratégie suédoise  ?

Il faut rappeler que la Suède n’est pas épargnée par l’épidémie qui a, selon les données de l’agence nationale de santé publique au 31 mars, fait 180 morts dans le pays et contaminé 4435 personnes. Une semaine avant, le 23 mars, elle ne comptait encore que 36 morts et 2272 cas de contamination.4 Se pose alors la question de la position des médecins suédois face à la stratégie de leur pays, alors que leurs confrères européens insistent sur l’absolue nécessité d’un confinement total de la population. Si les témoignages de soignants sont abondants dans les médias européens, ils sont plus difficiles à distinguer en Suède. L’épidémiologiste Anders Tegnell, insiste sur les capacités et les équipements encore disponibles du pays et les médecins interrogés dans les médias suédois se veulent avant tout pédagogues quant à la nécessité de respecter les conseils du gouvernement. Il s’agit d’expliquer les effets du virus et les raisons de sa propagation. Pas question, donc, de parler du risque presque certain de saturation hospitalière et du manque d’équipements pour les soignants. Finalement, un rapport rédigé par l’Agence de Recherche et de défense suédoise (FOI) s’interroge sur les ressources médicales limitées du pays et sur la stratégie suédoise de décentralisation hospitalière.5 La Suède repose en effet sur une gestion régionale du système de santé et du réseau hospitalier, mais les comtés ne seraient pas suffisamment préparés face à l’urgence de la situation. Mais la teneur de la presse est claire : l’heure n’est pas en Suède aux débats sur son système de santé, mais à la nécessité d’une gestion collective et responsable de l’épidémie, dans laquelle les soignants ont pour rôle de soigner et de conseiller. 

Le modèle suédois à l’épreuve

Il semble donc bien difficile de comprendre pourquoi la Suède ne s’aligne pas sur la stratégie adoptée par une grande partie de ses voisins européens, et surtout pourquoi une majorité de la population, portée par le directeur de l’agence de santé publique Anders Tegnell, soutient l’absence de mesures restrictives. Pour le journaliste Törbjorn Nilsson, ce qui se joue en Suède c’est avant tout son héritage culturel6. Si la culture suédoise repose sur un respect de règles strictes – ainsi, l’alcool ne peut s’acheter que dans des magasins spécialisés, les Systembolaget – elle a aussi à cœur de rester libérale. Le pays a développé un modèle socio-économique reposant sur une confiance mutuelle entre le gouvernement et les citoyens. Les Suédois ont confiance en l’État pour prendre de bonnes décisions et l’État fait confiance en ses citoyens pour agir avec responsabilité. Et la Suède compte bien appliquer ce système, jusque là cité comme le « modèle suédois », face à la crise du coronavirus. Au-delà de la responsabilité individuelle, c’est bien ce modèle de confiance qui est mis à l’épreuve en Suède contre le coronavirus. Les mois et les années diront si la stratégie suédoise s’est avérée la plus efficace. En attendant, les Suédois continuent de sortir et de prendre leurs responsabilités.