Amérique centrale. Depuis des décennies, l’Amérique centrale est confrontée à une situation de dépendance autant sur le plan économique que politique, culturel et environnemental. Cette donnée structurelle a des conséquences à de multiples niveaux. Sur le plan économique, cette dépendance se traduit par une forte vulnérabilité et de très faibles investissements et dépenses dans les secteurs régaliens, en particulier le secteur de la santé. L’évolution de la dépense dans le secteur de la santé rapportée au PIB démontre un engagement limité. Cette fragilité se traduit également sur le plan politique, notamment à travers une difficulté majeure à réguler et à gouverner. Depuis les années 1950 (voire même au-delà), les structures étatiques centraméricaines sont demeurées faibles autant sur le plan institutionnel que concernant la capacité à mettre en œuvre les dispositifs législatifs et programmes d’action publique. Ce constat ne s’est pas amélioré depuis la fin des conflits civils armés des années 1980. Ainsi, cette difficulté à réguler se transforme en un risque majeur dès lors qu’il s’agit d’intervenir dans une conjoncture de crise, qui plus est un contexte pandémique qui engage la transversalité de l’action publique.

En l’état, on observera que l’Amérique centrale est inégalement touchée, et pour encore quelques jours et semaines, par la propagation du Covid-19. Les chiffres le montrent. Au 29 mars, le virus semble avoir fait son entrée dans l’isthme centraméricain principalement à partir de deux États : le Panama et la République Dominicaine. Ces deux États, avec le Costa Rica, font bien souvent exception sur l’échiquier régional étant, étant liés par divers facteurs à l’histoire de leur développement (bien que dans une moindre mesure pour la République dominicaine) disposent d’une situation économique plus favorable que celle d’autres États de la région, en particulier les États qui composent le fameux « Triangle Nord », c’est-à-dire le Honduras, El Salvador et le Guatemala. On parle de fortes asymétries de développement. Néanmoins, les craintes sont surtout présentes pour ces États qui, encore à ce jour, demeurent faiblement affectés. Ici, on relèvera néanmoins que les chiffres affichés par le Nicaragua ne traduisent probablement pas la réalité, les autorités du pays n’ayant pas fait le jeu de la transparence et de la transmission d’informations sanitaires depuis le début de la crise.

Les États de la région connaissent une situation de faible développement et une capacité d’intervention réduite dans des scénarios pandémiques (tableau 1). On le voit depuis les débuts de la propagation dans la région, les réponses nationales ont été diverses, et ont suivi des degrés d’application variables (tableau 3, en fin d’article). Mais ce qui est le plus intéressant à observer en Amérique centrale est une tendance contraire en matière de coopération. Là où l’on diagnostique massivement un repli du multilatéralisme, le régionalisme centraméricain lui tend à se réactiver. L’Amérique centrale possède une histoire de coopération régionale aussi ancienne que ses propres États. Dans cette histoire longue, la vitalité du régionalisme centraméricain s’est toujours exprimée dans les situations de crises, en contrepoint des critiques tendancielles liées à son inertie dans les conjonctures dites « stables ». L’effet de la mémoire des crises devrait d’ailleurs donner lieu à un programme de recherche. Quoi qu’il en soit, on remarquera que depuis la réactivation du régionalisme centraméricain dans les années 1990 et la création du SICA, les externalités positives de la coopération sont essentiellement apparues dans les situations de crises (fin des conflits civils armés, 1990 ; catastrophe naturelle liée à l’ouragan Mitch en 1998 ou à la tempête tropicale E-12, 2011).

L’Amérique centrale est résolument au-devant d’une de ses crises, et le cadre régional de coopération tend à son tour à se réactiver. À ce jour, les initiatives régionales sont déjà nombreuses et naissent de cette réalité deux perspectives.

La première est liée au fait que face à la fragilité en matière de gouvernance (économique et politique), le cadre régional a toujours su tirer profit de la coopération internationale pour tenter de créer des biens publics régionaux. En matière de santé, on pourra citer sans nul doute la création de 2009 d’une « négociation conjointe d’achat de médicaments » (coordonné par le Conseil des Ministres de la Santé centraméricain, COMISCA) qui a permis à la région de faire une économie de plus de 61 milliards de dollars sur la période 2009-2018 en faisant baisser les prix (d’environ 25 à 30 %) de 68 médicaments et dispositifs médicaux pour tous les pays de la région. Ce type d’initiatives qui viennent compenser le faible niveau des dépenses en matière de santé s’avèrent d’autant plus stratégiques dans un contexte pandémique. En revanche, on notera que cette négociation a été rendue possible par l’aide de coopérants internationaux et bailleurs, dans le cadre d’un modèle de coopération qualifié de « outward-oriented mode of governance  » (voir la publication prochaine de Agostinis & Parthenay 2020, sur une comparaison des modes de gouvernance de la santé entre Amérique du Sud et Amérique centrale). Si le cadre régional a su à chaque crise canaliser l’aide internationale dont la région dépend fortement, il se trouve aujourd’hui face à une difficulté majeure : le fait que les coopérants traditionnels soient eux-mêmes durement affectés par la crise et dans l’incapacité de venir au secours de la région. C’est le cas aujourd’hui des États-Unis, de l’Espagne, de l’Allemagne ou de la France.

La deuxième perspective est donc celle qui tend à voir depuis le début de la crise la densification de la coopération purement « intra-régionale ». Dans les tous premiers jours de la crise, la coopération régionale s’est fortement mobilisée via le COMISCA, via le Secrétaire Général du SICA et d’autres agences régionales (notamment CEPREDENAC1). Cette mobilisation précoce passa par l’organisation de réunions extraordinaires soit au niveau technique (COMISCA), soit au niveau politique avec l’organisation d’une réunion extraordinaire virtuelle des Présidents centraméricains (tableau 2).

Le résultat de cette coopération a été l’élaboration et la mise en place d’un Plan régional (Plan de Contingencia) destiné à intervenir pour contrôler la propagation du Covid-19. L’enjeu stratégique pour l’Amérique centrale est essentiellement celui-ci : contrôler la propagation du virus. En effet, une fois le virus présent et diffusé dans la région – suivant les scénarios que nous avons connu en Europe (voir les courbes de contamination) – les capacités matérielles de réaction semblent trop faibles et laissent présager un scénario tragique. De ce fait, l’action régionale se veut prioritairement préventive. C’est dans ce sens que le cadre régional s’est jusqu’à ce jour déployé.

À l’échelle régionale comme à l’échelle nationale, le Covid-19 (à l’instar de toute autre crise potentielle majeure) est le révélateur de nombreuses disparités. Revenons sur plusieurs aspects et mesures de manière non exhaustive.

Connaissant des niveaux de développement inférieurs aux États européens, les conséquences des mesures prises pour lutter contre la propagation du virus sont souvent d’une autre nature que celles que nous connaissons en Europe. Les conditions d’habitat sont pour beaucoup de citoyens centraméricains plus précaires, tout comme le sont les conditions d’accès aux ressources minimales de subsistance (23 % des Salvadoriens n’ont pas accès à un système d’approvisionnement en eau potable, 34,4 % pour le Guatemala contre 3,6 % au Costa Rica2). Par ailleurs, il ne faudrait pas oublier qu’avec des niveaux élevés de pauvreté (en 2017, au Guatemala, Honduras et El Salvador, 24 %, 30 % et 10 % de la population vivait avec moins de 3,2US$ par jour ; contre 7 % et 3,6 % pour le Panama et le Costa Rica3), une part importante de la population dépend pour sa survie d’un travail informel qui par effet indirect de la crise est susceptible de s’interrompre, laissant les populations les plus démunies dans des situations d’urgence humanitaire. Cette situation justifie l’activation d’un « couloir humanitaire centraméricain ». Par ailleurs, des mesures nationales additionnelles furent prises par certains gouvernements de la région. Entre autres mesures, nous relèverons celle du Président Salvadorien, Nayib Bukele, qui annonça l’activation d’une aide d’urgence destinées aux plus démunis de 300US$ par le Centros Nacional de Atención y Administración de Subsidios (CENADE), ou du Président du Guatemala, Alejandro Giammatei qui annonça le 28 mars que des mesures d’aides seraient activées pour les populations les plus fragiles (aide de 1000 quetzal (env. 117€) à 200 000 familles).

Face à ces urgences humanitaires, le Costa Rica occupe un autre terrain et répond à d’autres priorités. Une récente décision du Président Carlos Alvarado va permettre la distribution d’alimentation aux 850 000 étudiants du pays dont les cours ont été suspendus. Le Président demanda également à l’entreprise étatique de télécommunication de doubler la capacité de réseau internet à destination des foyers. Dans cette tension entre « confort » et « urgence », on retrouve le cœur des asymétries centraméricaines. Malgré tout, il ne faudrait pas voir dans le cas costaricien une situation idyllique et surtout durable. Les réserves de l’État costaricien vont en effet rapidement s’amenuiser du fait de l’effondrement du secteur le plus stratégique pour l’économie nationale : le tourisme. La fermeture des frontières du pays aux étrangers, pour des durées encore indéterminées, peut faire de 2020 une année d’effondrement économique. De ce fait, le Président Alvarado a interpellé les organisations internationales (ONU, Banque mondiale, FMI, BID, BCIE, CAF) le 27 mars pour demander une « assistance économique exceptionnelle » et la suspension du paiement de la dette. À cet égard, la CAF vient d’annoncer l’ouverture d’une ligne de crédit d’urgence de 2,5 milliard de US$ à destination des pays de la région4. Là encore, devant l’urgence économique, le Plan régional s’oriente vers une facilitation commerciale, par l’usage étendu du « Document Unique », afin de maintenir autant que possible les volumes du commerce intra-régional (actant le ralentissement du commerce extrarégional).

Enfin, un autre constat à dresser sur les effets indirects de cette crise est celui de l’enjeu démocratique, concernant prioritairement le Nicaragua. Alors que le pays s’est orienté sur le chemin de l’autoritarisme depuis les répressions violentes des contestations du 18 avril 2018, la situation nicaraguayenne suscite de graves inquiétudes. La gestion de la crise par le gouvernement est l’une des plus laxiste non seulement de la région centraméricaine mais également du continent. En effet, alors que les États centraméricains prenaient unanimement des mesures de quarantaine, le Président Daniel Ortega et son épouse, la Vice-Président Rosario Murillo, appelaient à une manifestation massive pour lutter contre le virus avec la « force de la foi » et à compter sur le tourisme international. Contestant par ailleurs les préconisations des organisations internationales, notamment de l’OMS, les autorités nicaraguayennes n’ont à ce jour ni fermé les écoles, ni suspendu les cours dans les universités, ni stoppé le championnat de football, et continuent à déployer une médecine communautaire dysfonctionnelle au regard de la haute contagiosité du Covid-19. Autre conséquence indirecte, autant politique qu’économique, la fermeture de ses frontières par le Costa Rica. Les milliers de nicaraguayens qui traversent chaque jour la frontière pour travailler ou fuir le régime autoritaire des Ortega sont aujourd’hui contraints de demeurer dans le pays renforçant un état d’insécurité politique ou économique déjà prononcé. La distanciation vis-à-vis de la population et la crispation autoritaire des Ortega font courir un risque majeur aux citoyens nicaraguayens sur le moyen-terme en ne prenant pas au sérieux la séquence fondamentale liée à la « prévention », afin de lutter efficacement contre la propagation du virus.

Au 30 mars 2020, le Covid-19 n’a encore touché l’Amérique centrale que de manière résiduelle. Les vagues de contamination à venir sont à craindre tout autant que les effets indirects sur les populations les plus démunies et l’économie des États de manière générale. Dans l’immédiat, il ressortira pour les analyses d’après-crise un engagement incontestable des institutions régionales qui devront être réévaluer à la lumière des actions décisives prises dans cette séquence préventive.

Sources
  1. Centro de Coordinación para la Prevención de los Desastres en América Central y República Dominicana (Centre de Coordination pour la Prévention des Catastrophes en Amérique Centrale et République Dominicaine).
  2. Selon la base de données, CEPAL-STAT.
  3. Selon la base de données, CEPAL-STAT.
  4. SANGUINETTI Pablo, Medidas económicas contra el coronavirus, El País, 27 mars 2020.
Crédits
Kevin Parthenay est Professeur de science politique à l'Université de Tours.