Bruxelles. « L’Europe a toujours été le berceau de l’industrie ». Ainsi commence la communication de la Commission relative à la nouvelle stratégie industrielle, présentée par les trois commissaires concernés : Thierry Breton (marché unique), Valdis Dombrovskis (vice-président exécutif de la Commission en charge d’une « économie au service des personnes ») et Margrethe Vestager (concurrence). A l’instar du Pacte vert pour l’Europe (Green Deal), le volet industriel de l’action de la nouvelle Commission était très attendu et doit constituer une réponse ambitieuse de l’Union aux défis économiques du XXIème siècle, comme la digitalisation, le changement climatique ou bien la redéfinition du libre-échange au niveau mondial.

La Commission espère transformer l’économie européenne pour la rendre plus compétitive dans les nouveaux domaines d’avenir, dont la transition énergétique fait bien sûr partie. Plus particulièrement, l’hydrogène a vocation à jouer un rôle majeur dans cette transition, en tant que vecteur énergétique plus propre que le gaz naturel (à condition que sa production soit décarbonée, par électrolyse de l’eau) et en tant qu’énergie utile dans des secteurs difficilement electrifiables. Aussi, un projet « d’alliance pour l’hydrogène propre » a-t-il été mis sur la table et doit permettre, entre autres, d’aider à la décarbonation de l’industrie lourde et particulièrement intensive en énergie, comme la sidérurgie, la chimie ou le secteur de la construction. L’hydrogène est en effet aujourd’hui très utilisé dans les secteurs de l’industrie et de la métallurgie.  

Prévue pour l’été, la feuille de route de cette alliance devrait s’inscrire dans le programme de recherche Horizon Europe et s’inspirer du modèle de gouvernance de “l’alliance européenne pour les batteries”, en regroupant des entreprises, des gouvernements nationaux et des organismes de recherche. 

Les entreprises et certains gouvernements enthousiastes

La mise en place de l’alliance ne devrait pas connaître trop de problèmes, dans la mesure où les Etats comme les entreprises soutiennent assez largement l’initiative. De plus, la réflexion sur le rôle à donner à l’hydrogène dans la transition énergétique de l’UE n’est pas nouvelle. L’Allemagne, en particulier, soutient son développement (vu comme une alternative au nucléaire et à la séquestration du carbone) et doit annoncer sa stratégie nationale dans les prochaines semaines (initialement annoncée le 18 mars, celle-ci a dû être néanmoins repoussée à cause de certaines dissensions au sein du gouvernement1). Dès novembre dernier, le ministre allemand de l’économie, Peter Altmaier, avait déclaré dans une tribune vouloir faire de l’Allemagne « le numéro un mondial des technologies de l’hydrogène ». Une conviction partagée par le directeur général adjoint de la fédération de l’industrie (BDI), Holger Lösch, pour qui « une protection ambitieuse du climat sur les sites industriels allemands n’est possible qu’avec l’hydrogène ». Outre-Rhin, celle-ci est ainsi vue comme un moyen de stockage d’électricité renouvelable, dont les capacités sont de plus en plus nombreuses et qui ne peut pas être entièrement exportée vers les pays limitrophes. En outre, l’hydrogène peut être une alternative au renforcement du réseau électrique allemand, souffrant de congestions structurelles entre un Nord producteur d’électricité et un Sud fortement consommateur. Tout cela serait rendu possible grâce à la technologie power-to-gas, grâce à laquelle de l’électricité est transformée en gaz stockable par électrolyse de l’eau. Si l’utilisation de l’hydrogène est prometteuse dans l’industrie allemande, d’autres secteurs sont concernés : en septembre 2018, le premier train de passagers  fonctionnant à l’hydrogène a été inauguré dans le Nord-Ouest du pays.

D’autres pays, comme les Pays-Bas ou la Belgique réfléchissent aussi à une feuille de route. Suivant l’exemple allemand, le premier train néerlandais roulant à l’hydrogène propre a été inauguré dans la région de Groningen début mars. D’ici 2023, la centrale électrique d’Eemshaven (qui approvisionne actuellement quelques deux millions de foyers néerlandais) devrait également être capable de produire de l’hydrogène. Plus au Sud, le port d’Ostend, en Flandres, devrait d’ici 2025 accueillir la plus grande centrale à hydrogène propre au monde, transformant de l’électricité éolienne en gaz. En France, le gouvernement a annoncé son « plan hydrogène » en 2018, décliné autour de trois axes : la décarbonation de l’hydrogène utilisée par l’industrie, le développement de la mobilité propre grâce à la filière hydrogène, et la mobilisation d’importants financements.  

Les pays européens, bon indice de performance environnementale

Des questions légales et techniques à résoudre

Au sein de l’Union européenne, la production et la consommation d’énergie représente plus de 75 % des émissions de gaz à effet de serre2, l’industrie manufacturières et les transports y étant des secteurs prépondérants  (30 % des émissions totales)3. Au sein de ces secteurs, les politiques climatiques s’articulent actuellement principalement à travers le système d’échange de quotas d’émissions permettant de réguler les émissions des industries à forte intensité énergétique4. Néanmoins, une coordination de plus grande ampleur semble nécessaire pour structurer une filière permettant de délivrer des substituts de moyen-terme au pétrole et gaz qui sont encore largement majoritaires. Les solutions techniques envisagées sont essentiellement au nombre de cinq, et reposent pour la plupart sur des ruptures technologiques ou des économies d’apprentissage encore à démontrer, à savoir le captage du dioxyde de carbone (CCS), l’efficacité énergétique, la biomasse, l’électrification des usages et l’hydrogène5.

Ce dernier prend de facto une place importante ces dernières années dans l’agenda climatique, bien que les initiatives restent peu nombreuses à l’échelle mondiale (une quinzaine de pays ont mis en place des politiques hydrogènes d’après l’Agence Internationale de l’Énergie)6, dont les plus ambitieuses sont mises en place par le Japon, et l’Allemagne dans l’Union européenne. 

Au-delà du potentiel de décarbonation dans le secteur de l’industrie, l’hydrogène présente des atouts dans la mesure où ses caractéristiques de stockage (possible sous forme liquide) et de transport (via pipeline ou cargo) le placent comme alternative crédible au pétrole dans la décarbonation du secteur du transport, à condition qu’il soit produit de manière propre et en fonction de sa viabilité économique et technique future.[ntoe]Notamment suivant l’évolution du prix du carbone, de la prise en charge des risques inhérents à l’hydrogène, du coût des infrastructures à déployer, et des économies d’échelles et d’apprentissages réalisables.[/note] Comme la Commissaire à l’énergie Kadri Simson le souligne,  l’hydrogène permettrait également de valoriser dans le futur les nombreuses infrastructures gazières européennes, menacées par une croissance d’actifs gaziers échoués (stranded asset) du fait d’objectifs climatiques. Ce potentiel de transport et de stockage d’énergie reste actuellement sous-exploité, et fera vraisemblablement partie des axes importants de travail dans le cadre de l’alliance conclue du fait de l’importance des industries gazières, notamment en Allemagne.

Un dernier usage le rendant particulièrement pertinent dans la politique climatique menée concerne son couplage avec le secteur électrique via une utilisation comme un moyen de stockage de moyen et long-terme de l’électricité, souligné dans le récent rapport de RTE7. Celui-ci agit donc comme un vecteur de flexibilité bas-carbone pouvant pallier l’intermittence des énergies renouvelables lorsque celle-ci constitue une source de production majoritaire du système électrique, en fonction des besoins anticipées de stockage.8

D’ores et déjà utilisé (l’hydrogène représente 1,2 % de la consommation d’énergie dans le monde en 20179) l’hydrogène a l’avantage d’être industriellement maîtrisé mais reste une énergie fortement carbonée à la production (près de 830 MtCO2/an soit l’équivalent des émissions du Royaume-Uni et de l’Indonésie cumulées). Le principal défi est donc de développer une filière bas-carbone viable économiquement, compétitive face à un coût actuel de l’ordre de 0,9-3,2$/kg pour les techniques de production basées sur les énergies fossiles (95 % de la production en 2018). Deux alternatives peuvent être distinguées. La première repose sur le gaz naturel couplé à du CCS, et apparaît donc comme une solution de moyen terme dont la rentabilité dépend essentiellement du prix de la tonne de carbone (à l’heure d’aujourd’hui il reste en moyenne 50 % plus cher du fait du CCS).  Le second, l’hydrogène produit par électrolyse de l’eau à partir d’électricité décarboné est plus prometteur étant donné son indépendance vis-à-vis des ressources fossiles. Néanmoins, sa viabilité se heurte à deux écueils. Le premier financier, sa production étant de l’ordre de 3-7,5$/kg et n’étant de facto pas compétitif avec le vaporéformage. La deuxième technique, l’hydrogène décarboné nécessitant un fort taux de pénétration renouvelables sans quoi sa production, requérant une consommation électrique importante, ne serait pas moins carboné que les procédés usuels de vaporéformage et ne semble donc pas envisageable avant 2050 au rythme des transitions actuelles10.

D’autre interrogations restent cependant à lever. La première concerne la durée de la transition. Comme Ralf Wezel (Secrétaire général pour EUTurbines et EUGINE) l’explique, il n’est pas à l’heure actuelle possible de construire une centrale électrique (type Combined Cycle Gas Turbine (CCGT)) utilisant uniquement l’hydrogène, mais seulement d’anticiper sur son déploiement futur, qui apparaît de fait incertain. La question de durée de la transition et l’articulation de l’hydrogène carboné et décarboné permettant de préparer les acteurs industriels est donc centrale, comme le souligne la récente taxonomie européenne introduisant la notion d’action « de transition », dont est cependant exclu le gas-to-hydrogen. L’enjeu de court terme est donc de réussir à structurer un écosystème autour de l’hydrogène (notamment en s’appuyant sur la création de hubs portuaires) afin d’accélérer son déploiement. 

La seconde interrogation, sur le plus long terme, sera d’ordre légal et technique concernant l’utilisation de l’hydrogène dans nos réseaux de gaz et la création d’un marché global. Particule très légère, certains ajustements de l’infrastructure gazière en place sont nécessaires afin d’accommoder un pourcentage plus important d’hydrogène, limité à 6 % à court terme mais pouvant monter à plus de 20 % d’ici 2050 comme le recommandent les acteurs français.11 En pratique, il semble que cela concerne pratiquement l’intégralité des pipelines12. Restera à adapter l’ensemble des équipements industriels et résidentiels, et à structurer le marché et les échanges entre les acteurs. 

L’annonce de la Commission européenne est donc prometteuse quant au futur financement de la filière, incontournable dans le cadre d’une politique climatique ambitieuse au regard des options possibles permettant de décarboner des secteurs ayant encore trop peu d’alternatives techniques crédibles. Si l’électrification des usages est centrale, comme en témoigne la récente annonce de la Commission européenne quant au stockage par batterie de l’électricité, il est important de ne pas laisser de côté un vecteur énergétique ayant autant de potentiel que l’hydrogène, et d’augmenter rapidement sa part de marché dans les différents secteurs.

Perspectives  :

  • L’hydrogène, particulièrement l’hydrogène propre, fait l’objet d’une attention toute particulière par la Commission européenne dans le cadre du Green deal et de la politique industrielle européenne
  • Les initiatives de plusieurs États membres pour la structuration et le développement de la filière vont donc trouver un écho à l’échelle européenne, selon des modalités clarifiées cet été par la Commission 
  • Plusieurs incertitudes économiques, juridiques et techniques demeurent sur la viabilité de l’hydrogène propre, encore très minoritaire par rapport à l’hydrogène carboné (95 % de la production totale)
Sources
  1. German government postpones hydrogen strategy, Coal exit hearing, Fuell Cell Works, 18 mars 2020
  2. Le pacte vert pour l’Europe, Commission européenne
  3. Greenhouse gas emission statistics – air emissions, Commission européenne
  4. Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE) , Commission européen
  5. Decarbonization of industrial sectors : The next frontier, Sustainability, McKinsey
  6. The Future of hydrogen, IEA
  7. RTE, La transition vers un hydrogène bas carbone, Janvier 2020
  8. En France, le besoin d’une chaîne de valeur power-to-gas-to-power, via l’hydrogène, n’est pas considéré avant 2050, et reste à évaluer au regard des autres options de stockage, du fait d’un faible rendement énergétique (entre 25 % et 35 % selon les technologies actuelles) et de potentielles complexités (notamment lorsqu’il s’agit du stockage souterrain).
  9. Tout savoir sur l’hydrogène, IFPEN
  10. Hydrogen for Europe, SINTEF
  11. GRDF, Infrastructures gazières : un atout pour le développement de l’hydrogène en France, 19 novembre 2019
  12. Power in Europe, S&P Platt’s, Mars 2020