Bruxelles/Londres. Le Conseil européen extraordinaire des 20 et 21 février 2020 n’a pas permis aux 27 de s’entendre sur un budget commun pour les sept prochaines années. Comme à chaque négociation du cadre financier pluriannuel 1, les chefs d’État et de gouvernement de l’UE semblent envisager le budget de l’Union européenne comme un jeu à somme nulle entre les contributeurs nets et les bénéficiaires nets, plutôt que la consécration d’une véritable valeur ajoutée européenne.
C’est peut-être paradoxalement du côté du Royaume-Uni qu’il faut se tourner pour identifier en quoi la réduction du budget européen à un raisonnement purement comptable est une erreur. En effet, un des principaux arguments de campagne des Brexiters résidait dans la capacité future du Royaume-Uni à réorienter sa contribution européenne vers le financement de politiques nationales. On se souvient ainsi du fameux ‘Brexit Bus’ de Boris Johnson, sur lequel était affirmé que les 350 millions de livres hebdomadaires versées à l’Union seraient plus utiles au financement de la NHS, le système de santé britannique. Au-delà du fait que le chiffre avancé était erroné, ce slogan semble aujourd’hui plus que jamais en décalage avec l’épreuve des faits.
En effet, selon une estimation de Bloomberg Economics, 2 le coût économique du Brexit pour le Royaume-Uni dépassera bientôt déjà le coût total de sa contribution au budget de l’UE depuis son entrée dans l’Union en 1973. D’ores et déjà estimée à 130 milliards de livres, 70 autres milliards devraient faire gonfler la note du Brexit d’ici la fin de l’année 2020 seulement, soit un total de 200 milliards de livres de croissance économique perdue du fait du Brexit contre une contribution au budget européen estimée à environ 215 milliards 3 en 47 ans. 4
Aux origines de la logique du juste retour et de son ancrage dans l’architecture budgétaire de l’UE
Au-delà des chiffres, la réalité économique du Brexit appelle à une réflexion plus globale sur la philosophe budgétaire qui gouverne les activités de l’UE. C’est en effet lors du sommet européen de Fontainebleau de 1984 que la perspective britannique incarnée par le fameux ‘I want my money back’ de Margaret Thatcher s’est imposée dans l’architecture même du budget européen, consacrant jusqu’à aujourd’hui une logique dite de ‘juste retour’ dans le financement des activités de l’UE.
Scellant cinq années de batailles diplomatiques pour la négociation d’un rabais financé par tous les États membres en faveur du Royaume-Uni qui estimait sa participation au budget communautaire déséquilibrée, Fontainebleau a non seulement ancré le Royaume-Uni dans une logique de dissociation vis-à-vis de l’Union, mais a également réduit l’ensemble de l’exercice budgétaire européen à un pur exercice comptable centré sur les soldes budgétaires.
A cette époque, le Royaume-Uni ne tirait effectivement que peu de bénéfices de la politique agricole commune (PAC), alors que cette dépense constituait 70 % du budget communautaire. De plus, le PIB du Royaume-Uni était inférieur à la moyenne communautaire, alors que sa contribution au budget était relativement importante. La Dame de fer est donc parvenue à obtenir la mise en place d’un mécanisme très complexe de correction en sa faveur, engendrant par là même la mise en place de ‘rabais sur le rabais‘ pour certains États membres, parmi lesquels les autoproclamés « frugal four ».
Gravés dans le marbre de la décision ressources propres 5 dont la modification requiert l’unanimité du Conseil, ces mécanismes ont ainsi durablement inscrit la logique du ‘juste-retour’ dans l’architecture budgétaire européenne et, par conséquent, dans la mentalité du financement des activités de l’Union. Cela est notamment demeuré le cas malgré les nombreuses propositions de réforme du système, notamment à l’initiative de la Commission européenne et du Parlement européen qui ont souligné au fil des ans la réduction significative de la part des dépenses liées à la PAC dans le budget de l’UE, ou encore que la situation économique du Royaume-Uni et des autres bénéficiaires de rabais, ayant largement évolué depuis les années 1980, ne justifiait plus de telles dérogations. 6 7 8
Quatre ans après le moment Fontainebleau, lors de son fameux discours de Bruges 9, Margaret Thatcher affirmait sa vision d’une Europe intergouvernementale comme outil de réalisation du marché commun et, dans la mesure du possible, rien d’autre. En développant sa doctrine, elle inscrivait son positionnement budgétaire dans une vision plus large et s’opposait frontalement à Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, qui défendait l’approfondissement des politiques communautaires. « On ne tombe pas amoureux d’un grand marché » 10 disait-il en réponse dans sa déclaration de 1989 sur les orientations de la Commission, prononcée devant l’hémicycle européen de Strasbourg. Cette célèbre confrontation n’était pas nouvelle, mais elle demeurera très structurante tant pour les aspects budgétaires que pour la définition du projet européen en général.
Le budget européen, miroir de la définition du projet européen et de la capacité d’action de l’Union
La logique qui veut que les dépenses opérationnelles à l’intérieur d’un État membre devraient correspondre à la contribution ajustée de cet État au budget de la communauté réduit les programmes de l’UE à une donnée purement comptable, qui complexifie grandement l’affectation des lignes budgétaires communautaires et ignore les bénéfices pluridimensionnels de l’appartenance à l’Union. A commencer par l’impact du seul marché unique, dont les bénéfices directs sur l’emploi et la croissance sont estimés à 10 % du Revenu national brut de l’UE, soit environ dix fois la contribution des États membres au budget communautaire. 11 On se rend compte, à l’analyse des effets du Brexit, que ce raisonnement en termes restrictifs de soldes budgétaires est en inadéquation avec les enjeux auxquels le budget de l’Union ambitionne de répondre.
Alors que le Brexit était l’occasion de faire table rase de cette philosophie budgétaire, la proposition établie par Charles Michel pour le prochain CFP ne semble pas aller dans le sens d’une remise à plat des mécanismes de corrections et de la logique du ‘juste retour’, malgré la fin du rabais britannique 12. Afin qu’elle puisse déployer une action autoproclamée géopolitique et ambitieuse, l’Union ne pourra pourtant que difficilement faire l’économie d’une reconsidération de la logique qui préside à la réalisation de son budget pluriannuel, notamment afin que celui-ci puisse être effectivement orienté vers des politiques à plus forte valeur ajoutée européenne.
Synthèse en dix points :
- A chaque négociation du cadre financier pluriannuel, les membres du Conseil perçoivent le budget de l’Union européenne comme un jeu à somme nulle entre les contributeurs nets et les bénéficiaires nets ;
- Le coût économique du Brexit pour le Royaume-Uni dépassera bientôt déjà le coût total de sa contribution au budget de l’UE depuis son entrée dans l’Union en 1973, soit un total d’environ 200 milliards de livres de croissance économique perdue du fait du Brexit contre une contribution au budget européen estimée à environ 215 milliards en 47 ans ;
- La philosophe budgétaire qui gouverne actuellement les activités de l’UE a été consacrée lors du sommet de Fontainebleau de 1984, lorsqu’un rabais financé par tous les États membres en faveur du Royaume-Uni a été négocié par Margaret Thatcher ;
- Très complexe, le rabais britannique a engendré la mise en place de ‘rabais sur le rabais’ pour certains États membres, parmi lesquels les autoproclamés « frugal four » ;
- Gravés dans le marbre de la décision ressources propres, ces mécanismes ont durablement inscrit la logique dite du ‘juste-retour’ dans l’architecture budgétaire européenne et, par conséquent, dans la mentalité du financement des activités de l’Union ;
- Malgré des conditions économiques et budgétaires très différentes aujourd’hui, mais aussi de nombreuses propositions de réforme de ce système, son immuabilité est garantie par la décision ressources propres dont la modification requiert l’unanimité du Conseil ;
- Cette logique qui veut que les dépenses opérationnelles à l’intérieur d’un État membre devraient correspondre à la contribution ajustée de cet État au budget de la communauté ignore les bénéfices pluridimensionnels de l’appartenance à l’Union ;
- Les bénéfices directs sur l’emploi et la croissance du seul marché unique sont estimés à 10 % du Revenu national brut de l’UE, soit environ dix fois la contribution des États membres au budget communautaire ;
- L’analyse des effets économiques du Brexit sur le Royaume-Uni démontre que ce raisonnement en termes restrictifs de soldes budgétaires est en inadéquation avec les enjeux auxquels le budget de l’Union ambitionne de répondre et ne permet pas de mesurer pertinemment les avantages de l’appartenance à l’Union ;
- Le Brexit était l’occasion de faire table rase de cette philosophie. La proposition établie par Charles Michel pour le prochain CFP ne semble toutefois pas aller dans le sens d’une remise à plat des mécanismes de corrections et de la logique du ‘juste retour’, malgré la fin du rabais britannique.
Sources
- LUMET Sébastien, Comprendre les rapports de force des négociations du cadre financier pluriannuel de l’UE, Le Grand Continent, 9 décembre 2019
- O’BRIEN Fergal, $170 Billion and Counting : The Cost of Brexit for the U.K., Bloomberg, 10 janvier 2020
- corrigés de l’inflation
- EU Budget and the UK’s contribution, House of Commons Library, Number 06455, 1st November 2016, p. 8, table 3
- Décision du Conseil du 26 mai 2014
- European Commission, EU budget : Commission proposes a modern budget for a Union that protects, empowers and defends, 2 mai 2018
- Final report and recommendations of the High Level Group on Own Resources, December 2016
- The UK ‘rebate’ on the EU budget, an explanation of the abatement and other correction mechanisms, Briefing, EPRS, European Parliament, February 2016
- Documents d’actualité internationale. dir. de publ. Ministère des Affaires étrangères. 01.11.1988, n° 21. Paris : La Documentation française. « Discours prononcée par Mme Margaret Thatcher, Premier ministre, à l’ouverture de la 39e année universitaire du Collège de Bruges (Bruges, 20 septembre 1988)« , p. 418-421
- Bulletin des Communautés européennes. 1989, n° Supplément 1/89. Luxembourg : Office des publications officielles des Communautés européennes.
- Commission européenne, Un Budget de l’avenir pour l’UE, Octobre 2019, Bruxelles
- General Secretariat of the Council, Special Meeting of the European Council – Draft conclusions, 14 février 2020