Quelles sont, à votre avis, les perspectives sanitaires et économiques de la crise du Coronavirus ?
Je ne suis évidemment pas une experte des conséquences sanitaires ni une épidémiologiste, mais ce que l’on voit et que l’on comprend à l’OCDE c’est qu’il y avait deux scénarios, qui impliquaient deux solutions très différentes. Soit le virus restait contenu en Chine et l’on ne retrouvait que quelques cas éparpillés hors de Chine ; soit c’était un choc plus important, avec des mesures de confinement en Chine qui n’étaient pas parfaitement efficaces ou arrivées après une certaine propagation de l’épidémie et une propagation du virus dans le reste du monde.
Dans le premier cas, on aurait dû répondre à un choc économique qui venait de la Chine, où le confinement aurait mis à l’arrêt la production et la demande de biens et services, avec des effets sur le reste du monde par les canaux des chaînes de production mondialisées, des activités liées au transport de personnes et marchandises, et de la moindre demande chinoise de produits extérieurs. Cela aurait déjà été un gros choc : la Chine contribue à un tiers de la croissance mondiale.
Tout indique aujourd’hui que le deuxième scénario pourrait être le plus pertinent (et ce n’est pas le pire). Nous devons affronter un choc macroéconomique qui ne vient pas simplement de la Chine, mais qui sera multiplié par d’autres pays qui prendront probablement des mesures similaires. On peut déjà penser à l’Allemagne, à la France, à l’Italie ou aux États-Unis, et en réalité on devrait envisager que le virus concernera la plus grande partie de l’hémisphère nord.
D’où viennent ces chocs macroéconomiques ? Il semble y avoir une confusion entre choc d’offre et choc de demande, et donc sur la réponse à y apporter en terme de politique économique.
Dans la plupart de ces pays, on a un choc de production à cause des mesures de confinement, mais aussi un choc de demande, d’abord à cause de la perte de confiance des consommateurs et des entreprises, et puis, éventuellement, des pertes que tous ces acteurs peuvent subir. Enfin, la perte de confiance et le choc sur les perspectives de croissance peuvent aussi entraîner un choc financier.
Deux cas historiques semblent pouvoir servir de référence. Est-ce que le bon comparatif serait la grippe espagnole de 1918, ou plutôt l’épidémie de SRAS du début des années 2000, pour avoir une idée à la fois de l’ampleur épidémiologique et de la mortalité mais aussi des conséquences économiques ?
L’utilité des comparaisons historiques est compliquée, parce que ce n’est ni la même épidémie, ni le même environnement de santé, ni les mêmes conditions économiques… En 1918, on n’avait pas du tout les mêmes systèmes de santé, et les conditions de la Première Guerre mondiale ont pu accélérer la propagation du virus. Pour le SRAS, le choc a été beaucoup plus court que ce que l’on peut déjà anticiper à partir des données épidémiologiques d’aujourd’hui. Avec le coronavirus, nous sommes dans un nouveau scénario. C’est pour cela qu’avec l’OCDE, nous nous sommes fondés sur les travaux des spécialistes auxquels nous avons pu parler, et que nous avons dégagé deux nouveaux scénarios : un scénario restreint à la Chine et le scénario où l’épidémie couvre l’ensemble de l’hémisphère nord. Il peut bien sûr y avoir d’autres scénarios, comme la propagation à l’hémisphère sud ou une résurgence du virus en Chine.
À ce stade, et avec les chiffres dont on dispose, ce n’est pas tant l’impact de la létalité qui affecte l’économie. Ce qui a l’impact le plus éprouvant pour l’économie, ce sont les mesures de confinement qui sont utilisées pour ralentir la propagation de la crise et éviter l’engorgement des hôpitaux. Ces mesures, et n’étant pas experts de santé nous n’en commentons pas l’utilité sanitaire, mettent à l’arrêt une partie de la production, avec des conséquences pour la bonne marche des entreprises et, partant, de l’emploi. Enfin, l’anxiété créée par l’épidémie entraîne aussi une dépression de la demande, qui peut être multipliée par un choc sur les marchés financiers.
Les épidémiologistes qui étudient la situation préparent des scénarios dans lesquels 40 à 70 % de la population mondiale serait infectée et avec des taux de mortalité différents allant de 0,6 % (proche de la grippe) jusqu’à 3 %, qui est le scénario proche de la grippe espagnole de 1918. Est-ce que l’OCDE a encadré ses estimations en termes économiques avec des taux d’infection et des taux de mortalité ?
D’abord il faut être prudent, parce qu’en ce qui concerne les taux de mortalité tout comme les taux d’infections, nous avons peu de statistiques. C’est ce qui rend bien évidemment la prévision économique difficile. À la fois sur le numérateur et sur le dénominateur, nous entrons dans un domaine d’incertitude énorme.
Sur le numérateur, on ne recense pas forcément bien les cas affectés. On voit que l’on a pu laisser échapper des cas parce que l’on a cru que c’était une grippe normale, une pneumonie, parce que l’on a cru, dans certains pays, que c’était la dengue. Et sur le dénominateur nous n’avons pas tous les cas, parce qu’il semble que beaucoup de personnes sont asymptomatiques et transmettent le virus sans que cela les affecte. Donc à l’OCDE, nous nous sommes fondés sur une mortalité très limitée, même si la contagion peut être effectivement de 40 à 70 %, puisque c’est ce qu’on voit jusqu’à présent. Bien sûr, si la mortalité venait à être supérieure, alors il y aurait un coût économique à ajouter : un choc démographique en plus de ce que nous nous avons pris en compte à travers les effets des mesures de confinement.
En réponse à la situation, l’OCDE a été l’une des premières organisations à appeler à une réponse macro-économique coordonnée. Où en sommes-nous de cet appel ? Quels sont les espoirs de voir une réponse coordonnée ? On se rappelle tous les deux que le dernier grand effort de coordination macroéconomique date maintenant d’une dizaine d’années, de la crise de 2008 – 2009. Les décideurs sont sans doute moins habitués aujourd’hui à se coordonner qu’ils ne l’ont été lors de la crise financière puis de la crise de la zone euro.
Oui, il y a urgence. Il y a des réponses à donner dans trois types de domaines : la santé, les personnes et les entreprises.
En ce qui concerne la santé, il faut en effet une réponse coordonnée, ne serait-ce que sur les mesures de confinement, pour éviter un arrêt brutal des voyages ou de fermeture des frontières, qui entraînerait non seulement un choc de demande aujourd’hui mais en plus mettrait en place les conditions d’un choc négatif d’investissements qui aurait des répercussions sur le moyen terme. Si elles ne sont pas bien coordonnées et proportionnelles les mesures de confinement peuvent véritablement conduire à une étape importante de démondialisation.
Il faut aussi apporter une réponse coordonnée dans le volet sanitaire parce que tous les pays ne sont pas égaux. Les systèmes de santé sont très hétérogènes. Tous les pays n’ont pas les mêmes ressources en personnel, n’ont pas les mêmes ressources en hôpitaux, ne produisent pas les masques. Ainsi, par exemple, dans les pays de l’hémisphère nord, il faudrait optimiser la production et la distribution de masques, parce qu’elle est très concentrée ; cela permettrait aussi une action plus efficace.
Il faut aussi une coordination avec les pays plus au sud ou les pays émergents, qui n’ont pas de système de santé aussi développé, parce que si l’on ne prend pas soin de ces personnes, le virus reviendra : c’est donc dans l’intérêt de tout le monde d’arriver à coordonner une réponse de santé, même si celle-ci doit être adaptée aux caractéristiques de chacun des pays. Il faut à cet égard faire preuve d’inventivité. Le personnel de santé qui était en général déjà sous tension dans les pays d’Europe va traverser une période difficile. On pourrait penser, comme certains pays l’ont fait, à déduire ses cotisations sociales ou à ne pas faire payer d’impôt sur les heures supplémentaires. Pour les infirmières qui ont des enfants, là où les écoles sont fermées, on peut penser à rémunérer leur conjoint pour qu’il reste à la maison et leur permette de continuer à travailler. Certains pays rappellent aussi leur personnel de santé à la retraite.
Sur les personnes, par ailleurs, il faudrait des mesures de chômage partiel, partiellement financées par l’État si nécessaire, mais appliquées de manière massive, pour préserver les personnes dont l’emploi est affecté par l’épidémie et pour préparer la reprise : lorsque l’activité reprendra, il y aura moins de problèmes de recrutement ou de remise en marche. Enfin, pour les personnes qui ne sont pas employées mais dont l’activité est affectée par la crise, l’État doit apporter un revenu de substitution.
Pour éviter que le choc violent fasse faillir de nombreuses d’entreprises, on peut penser à des mesures que le gouvernement peut demander aux banques. Il s’agirait d’étaler les paiements de crédit ou de les repousser, de s’assurer qu’ils aient des trésoreries à des prix qui ne sont pas exorbitants. L’État a aussi un rôle à jouer : repousser ou supprimer les impôts et charges que les entreprises ne peuvent pas payer parce qu’elles ont des problèmes de trésorerie et qu’on pourrait repousser dans le temps. Des garanties publiques de crédit peuvent aussi être apportées…
Le chômage partiel, c’était une mesure prise par les Allemands pendant la crise financière…
Oui et cela a très bien fonctionné. Ensuite, pour les indépendants qui ne sont pas en entreprise, il faut mettre en place des paiements directs, soutenir les personnes en parallèle. Si l’on arrivait à une crise plus forte que ce que l’on anticipe, même dans un scénario assez pessimiste on pourrait envisager que les gouvernements fassent ce qui a été fait aux États-Unis : des paiements directs aux ménages pour s’assurer qu’ils ont le nécessaire, qu’ils ne s’isolent pas outre mesure. Évidemment, tout cela a un coût budgétaire, mais au total, au sortir de la crise, on s’en sortira beaucoup mieux.
Est-ce que vous avez fait une estimation du soutien budgétaire nécessaire pour répondre à ce ralentissement au niveau mondial et en Europe ? Si l’on voulait absorber le choc macroéconomique constitué par cette épidémie, quel est le stimulus budgétaire qu’il faudrait mettre en œuvre ?
Le soutien budgétaire n’est pas significatif pour l’instant. Si on regarde ce qui est dépensé par l’Italie ou qui semble être mis en place par la France ou des pays asiatiques, ce ne sont jamais des montants très importants, seulement quelques dixièmes de points de PIB.
Il n’est pas impossible que dans la deuxième phase de la crise, on ait besoin de mettre un gros effort budgétaire sur la table et que ce soit par ailleurs ce qui permette de calmer les marchés et d’éviter de doubler le choc macroéconomique d’un choc financier. Pendant la crise financière et souveraine de la zone euro, c’est la combinaison d’un gros stimulus budgétaire et d’une expansion monétaire qui a calmé les marchés, et c’était approprié. Aujourd’hui, l’instrument approprié est l’outil budgétaire pour soutenir l’économie réelle (production, consommation, bien-être des personnes) : plus l’action est décisive et rapide, mieux on restaurera la confiance en plus d’apporter la bonne réponse à la question économique.
Vous avez bien détaillé ce que la politique budgétaire pourrait faire. Est-ce que la question de la politique monétaire ne se posera qu’après qu’un stimulus budgétaire aura été précisé ?
La première chose à prendre en compte pour la politique monétaire est qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas face à un problème de contrainte de crédit, ni confrontés à l’inaptitude des ménages ou des entreprises à financer leurs projets ou à un véritable arrêt de certains marchés mettant en péril la stabilité financière comme cela a pu être le cas en 2008 ou 2011 / 2012. En revanche, cela peut arriver et nécessiter une réponse spécifique : par exemple, les marchés de crédit se sont arrêtés quelques jours la semaine précédente. Pour garantir la stabilité financière, il faut que les marchés puissent continuer de fonctionner correctement. Il faut que les banques centrales identifient les segments de marché qui ne fonctionnent pas tout à fait et qu’elles prennent des mesures ciblées pour s’assurer de leur fonctionnement. Cela peut passer par des achats de crédit pour stimuler le marché par exemple, pour s’assurer que l’on continue d’apporter la liquidité aux entreprises qui en ont besoin. Cela pourra aussi passer par des achats d’obligations souveraines ou baisses de taux ou autres mesures si le marché continuait à se gripper au point de mettre l’économie encore plus en danger.
Sur la coordination en Europe, toutes ces mesures budgétaires, mises bout à bout, finissent quand même par constituer potentiellement des montants importants. Est-ce que cela nécessite d’invoquer des circonstances exceptionnelles et de ce fait, de relâcher les contraintes du Pacte de stabilité et de croissance, ou est-ce que le pacte offre suffisamment de flexibilité pour faire tout ce qui peut être fait en réponse à cette crise ?
Il faut distinguer deux choses : sur la coordination internationale au-delà de la santé, il y aurait évidemment un signal de confiance assez fort qui serait envoyé si l’on avait un message du G20 ou du G7. Le message du G7 n’a pas reçu suffisamment d’écho, et on attend encore un message européen. Mais dès qu’on parle de stabilité financière, cela concerne tout le monde, c’est pour cela qu’il est important de montrer que le dialogue et la volonté de coordonner les actions existent. En outre, chacun peut apprendre de l’autre sur les mesures budgétaires qui sont efficaces, donc ce n’est pas mal quand les pays arrivent à bien se parler.
Sur l’Europe, vu l’intégration des marchés de biens et dans une certaine mesure des marchés de services, il y aurait un intérêt à coordonner les mesures budgétaires et à ne pas répéter les erreurs faites pendant la crise financière, en menant des politiques non coordonnées, chacun soutenant son secteur. Les actions non coordonnées sont à mon avis non seulement beaucoup plus onéreuses pour les finances publiques, mais aussi moins efficaces.
Un accord européen donnerait aussi un signal de confiance très fort aux entreprises, aux ménages et aux marchés. L’Europe est là, s’organise et gère au mieux des intérêts de la région. Pourtant, on attend toujours ce message européen. C’est un principe général : entre les pays, la solution peut être plus ou moins efficace et chère selon que l’on agit ensemble ou non.
Les discussions sur une réponse coordonnée en Europe semblent avoir avancé. Il y a eu une téléconférence de l’Eurogroupe avec un communiqué qui était assez clair et qui mentionnait la dimension budgétaire et il semble que ce sera l’agenda du prochain Eurogroupe du 16 mars. Il semble aujourd’hui que le cadre européen, plus que le cadre G7 ou G20 serait plus à même d’amener une réponse coordonnée.
Ils en ont tout à fait les moyens en tous les cas, et on le souhaite ! Ce qui peut compliquer les choses est l’analyse individuelle de la situation faite par chaque pays : elles ne convergent pas forcément, et c’est ce que l’on avait vu dans la crise de la dette souveraine. Deux questions : est-ce que tout le monde est affecté par l’épidémie de la même façon ? C’est une question qui va jouer. Et la deuxième, c’est l’analyse qui est faite de ce choc – c’est une chose que l’on avait tous les deux observé dans la période crise de la zone euro.
Un pays peut faire l’analyse que c’est un petit choc temporaire et que de toute façon son économie va repartir… pourquoi alors ferait-il plus que de simples mesures de chômage partiel dans ce cas, alors que d’autres pays peuvent être plus inquiets sur la situation immédiate, sur la durée du choc, et plus sensibles au sujet des conséquences à moyen terme, en ayant la volonté de faire plus. Ce même type de dilemme risque de jouer un rôle important à l’échelle continentale.
Comme dans la zone euro, le défi pour le coronavirus est donc d’avoir un récit commun ?
Exactement.