L’amour au temps du communisme roumain
Après avoir exploré les possibilités narratives de la prose courte (publiant des recueils appréciés par la critique : Adeb, L’Orchestre orange et Rouge, rouge, velours), Veronica D. Niculescu s’est aventurée sur le territoire du vers (avec deux livres jumeaux, petites histoires en vers, La Symphonie animalière et Hibernalia), des livres pour enfants et, plus récemment, du roman. Voix tout à fait particulière de la littérature roumaine, dont la versatilité et le lyrisme inné charment le lecteur, son univers oscille en permanence entre le monde réel et celui fantastique, entre le réveil et le rêve.
Son dernier roman, Tous les enfants de la libraire (Polirom, 2020), cache derrière le réseau épais des mots un mécanisme aussi délicat que celui d’une montre. Sous le couvercle, ce mécanisme, fait de petites pièces, de détails d’ordre psychologique, historique, de renvois intertextuels et de symétries, donne naissance à une vie secrète et émouvante, qui saisit le lecteur. Cette vie intérieure appartient à la protagoniste, Silvia Albu, qui offre une perspective entièrement féminine du régime communiste de Nicolae Ceaușescu durant sa dernière décennie, la plus brutale — les années 1980. À l’aide d’un regard subjectif et endolori, le lecteur découvre l’histoire de dizaines, sinon centaines de milliers de femmes, qui ont dû subir, de 1966 à 1989, les effets du célèbre décret 770 qui interdisait les interruptions volontaires de grossesse. Seules les femmes ayant plus de 45 ans (plus tard la limite d’âge sera 40, puis de nouveau 45 ans) ou 4 enfants (plus tard 5), ainsi que les femmes atteintes par certaines pathologies ou dont la santé était menacée par la grossesse pouvaient y bénéficier. Cette interdiction était redoublée par un accès très difficile aux moyens de contraception, le plus souvent des préservatifs chinois enfermés dans leurs boîtes ornées d’un papillon aux ailes vivement coloriées. Les femmes qui faisaient appel à des interruptions au domicile risquaient aussi bien la mort par septicémie que la prison. De même, les médecins et infirmières qui réalisaient des IVG clandestines étaient emprisonnés. C’était le plan grandiose du couple Ceaușescu de faire augmenter de manière spectaculaire la population du pays.
Alors, lorsque la protagoniste amoureuse du roman tombe enceinte à seulement 17 ans, un véritable tremblement de terre frappe sa famille et son cœur. Le triste finale de cette histoire se superpose, symboliquement, à la fête nationale du 23 août, qui marquait la « libération » du pays par la « révolution socialiste et antiimpérialiste » en 1944. Un mensonge historique, car c’est le roi Michel qui avait pris la décision, ce jour-là, de tourner les armes contre l’allié de la Roumanie, l’Allemagne nazie. L’histoire fabriquée par le régime communiste était célébrée avec une joie tout aussi fausse, à travers des manifestations gigantesques, sur le modèle nord-coréen, qui devaient exprimer la gratitude du peuple envers son leader suprême. La superposition de la tragédie personnelle et de la festivité met en évidence l’hypocrisie, le dédoublement et le mensonge général qui régissaient la vie des Roumains et surtout des Roumaines. L’amour au temps du communisme était intimement lié à la mort. À chaque fois, la fille ou la femme voyait le visage de la mort lui sourire affreusement durant l’accouplement.
Au moment où commence le roman, la protagoniste est de retour à Pitești, sa ville natale située dans le Sud de la Roumanie. Silvia travaille dans une librairie et son petit univers est rythmé par les visages des enfants du quartier, qui sont ses clients principaux. Avec l’argent reçu de leurs parents, ils viennent acheter des cahiers et des poupées, des livres et des gommes chinoises parfumées, ainsi que d’autres menus objets coloriés qui émerveillent leurs sens. Ces présences remplissent le vide creusé dans le ventre et l’âme de la libraire et lui appartiennent, parce qu’elle leur ouvre les portes d’un monde miraculeux et essaie d’assouvir leurs désirs.
Tous les enfants de la libraire est donc à la fois un roman de la féminité et de l’enfance. À l’instar de l’amour, cette dernière est fragile, située sur le seuil de l’au-delà. En 1981, Nicolae Ceaușescu avait pris la décision de payer la dette externe de la Roumanie dans son entier. Par conséquent, les produits sont, la plupart, exportés, tandis que dans le pays les aliments sont rationnés et la queue institutionnalisée. La vie devient une lutte pour la survie et élever un enfant une tâche presque impossible. Des mots impensables commencent à sortir des bouches de parents effarés : « anémie », « rachitisme » … Partout dans le roman, les figures d’enfants forment des apparitions maigres, pâles, aux os de verre, qu’on dirait à tout moment sur le point de se casser. Mais dans ce paysage social terrible, fait de queues interminables, de parents épuisés et désespérés, l’exubérance de l’enfance explose avec une force inouïe. Le spectacle est à la fois troublant et adoucissant pour la libraire, qui oscille entre ses souvenirs douloureux et la joie procurée par l’approche de ces êtres qui s’obstinent à vivre et fleurir au milieu des décombres. Cette dichotomie positive-négative, vie-mort articule en profondeur le roman de Veronica D. Niculescu, à la fois attachant et effrayant, lumineux et sombre.
Après l’épisode traumatique de son adolescence, le retour à la vie de la libraire commence grâce à ses petits clients, mais aussi à la rencontre décisive avec un horloger, venu à Pitești après le tremblement de terre de 1977 qui a ravagé Bucarest. Cette relation se trouve inscrite sous le signe d’une passion commune, la littérature, qui permet de s’évader d’une réalité quotidienne écœurante. Plusieurs livres parsèment leurs interactions, qui ne sont pas sans rapport avec le récit. Il s’agit surtout du Livre de sable de Jorge Luis Borges et du texte en prose de Tchekhov, La Petite Classe.
Le temps est, aussi bien chez Borges que chez Veronica D. Niculescu, un des éléments centraux du récit. Dans Tous les enfants de la libraire, on assiste à une tentative d’exorciser le passé et de créer les prémisses d’un avenir supportable. Captive dans un présent pétrifié, sans espoir, Silvia retrouve un sens et une sortie à l’aide de l’horloger, le seul capable de réparer le temps (de le faire couler de nouveau) et le cœur brisé de la jeune femme. Leurs rendez-vous et leurs promenades deviennent aussi les échos de la rencontre miraculeuse entre Javier et Ulrikke, scellée par la présence du loup, figure animalière tutélaire des deux textes. Pour ce qui est de La Petite Classe de Tchekhov, Veronica D. Niculescus’adonne à un exercice de réécriture postmoderne. Dans un chapitre du roman, le jeu de loto du texte original est remplacé par un jeu de cartes qui a lieu dans un appartement communiste de Pitești. La simplicité du jeu, où les enfants sont successivement exaltés, tristes, fâchés et, finalement endormis dans le même lit, dégage un sentiment de légèreté, une légèreté de l’être qui vit une existence heureuse et solidaire, sans soucis.
De même que les œuvres de Borges, celles de Tchekhov reposent sur une simplicité apparente, qui met en évidence à travers des instantanés quotidiens des réalités et vérités poignantes. Le roman de Veronica D. Niculescu utilise la même approche, proposant au lecteur une simplicité stylistique, enfantine presque, qui cache des sentiments et des transformations complexes. L’histoire prend souvent l’allure d’un Bildungsroman existentiel et sentimental, au sens où il suit la métamorphose de Silvia, son retour à la vie et à la joie. La perspective féminine de l’expérience sociale représentée par le décret 770 et le rationnement des aliments à partir de 1981 offre aussi aux lecteurs un riche outil sociologique qui dévoile la petite histoire – celle des individus écrasés par l’Histoire.