Faut-il avoir peur du Coronavirus ? Faut-il fermer les frontières, les écoles, les cinémas et se barricader chez soi ? Rarement on aura vu une tel écart entre les avis des différents experts sur un sujet médical : d’un côté ceux qui craignent une pandémie qui pourrait faire un nombre important de victimes parmi les segments de population les plus fragiles, de l’autre ceux qui répètent qu’il s’agit d’un syndrome grippal banal.
S’il pourrait être tentant de voir dans cette controverse la manifestation d’une débâcle de la méthode scientifique, ce serait cependant faire preuve d’un manque cruel d’honnêteté intellectuelle. Premièrement, du fait de la récence de la découverte du COVID-19 on n’a pas pu arriver à un consensus sur les modalités de sa diffusion et son taux de mortalité : respecter la méthode scientifique c’est aussi respecter ses temps, ses processus et ses éventuelles limites. Deuxièmement, parce que la controverse entre les experts touche moins la virologie au sens strict qu’elle ne touche le périmètre plus large de la politique de santé publique, voire de la politique tout court.
Cette grippe peut sembler « banale » — si tant est qu’aucune grippe puisse réellement être banale. Elle nous apparaît ainsi aujourd’hui, parce que nous pouvons normalement la traiter sous certaines conditions sociales, économiques et hygiéniques optimales. Aucun expert digne de ce nom ne craint que le Coronavirus décime la population comme dans un film catastrophe. Le problème réel qui se pose est tout d’abord celui de la capacité des systèmes de santé publics d’absorber le choc que constitueraient des centaines de milliers de malades supplémentaires dans les hôpitaux.
Telle est donc la controverse : certains pensent qu’on peut accepter le risque que le virus se répande, au vu de l’énorme coût social des mesures de confinement, d’autres que ce serait une erreur dramatique car sa diffusion entraînerait en cascade des conséquences de second ordre qui auraient un coût social non moindre. Il s’agit d’un calcul coût – avantage en régime de forte incertitude et il faut accepter que dans tous les cas il y a aura des victimes, qu’elles soient directes ou indirectes, visibles ou invisibles.La façon dont nos sociétés réagissent à cette épidémie est représentative du rapport qu’elles entretiennent avec le risque. Car s’il est vrai qu’il y a des risques que nous ne pouvons pas prendre, il y a aussi un risque à vouloir se protéger contre tous les risques. Cette contradiction tient au coeur du système technicien et mérite qu’on s’y intéresse. Car c’est celle-ci qui à terme pourrait bien causer sa ruine.
Des risques que nous ne pouvons pas nous permettre
Ce qui a suscité le plus d’inquiétude autour du COVID-19 ce n’est pas tant son taux de mortalité — par ailleurs assez variable de pays en pays — mais sa remarquable contagiosité. Dans la danse des opinions qui s’est ouverte depuis que l’épidémie fait la une des journaux, on a pu entendre des comparaisons fallacieuses avec le nombre de victimes de la grippe saisonnière, voire avec les accidents de la route : or, il ne s’agit pas de comparer les victimes à un moment t mais de prendre en compte les effets d’une éventuelle progression géométrique du nombre de contaminés.
Un simple calcul mathématique à partir du taux de reproduction du virus montre que sa diffusion massive pourrait mettre en crise le système hospitalier d’un pays avancé. Cela produirait des conséquences en cascade : certaines directement dans la sphère sanitaire (comment accueillir un surplus massif de patients ? comment éviter de transformer les hôpitaux en vecteurs de contagion ? comment protéger les catégories à risque ?) et d’autres indirectement sur le tissu social et économique (fermeture temporaire de crèches, écoles, lieux publics, moyens de transports, entreprises). Si l’on prend au sérieux ces risques, adopter au plus vite des mesures ponctuelles d’isolement n’est qu’une façon d’anticiper de façon indolore les mesures bien plus graves qui pourraient se rendre nécessaires en cas d’épidémie sur plus grande échelle.
La culture juridique européenne a absorbé depuis quelques années le « principe de précaution », c’est à dire l’idée qu’en régime d’incertitude il vaut mieux prévenir un danger potentiel plutôt qu’en subir les conséquences après coup. Cela vaut en particulier pour certains risques particulièrement graves, quoique très peu probables : ceux que le statisticien Nicholas Nassim Taleb appelle les « cygnes noirs ». Interviewé à propos du Coronavirus dans Le Point, il invite à prendre les plus grandes précautions justement parce que le risque est inconnu, donc potentiellement catastrophique.
Taleb vante le mérite de la paranoïa, qu’il définit comme une forme spontanée de rationalité : l’argument du statisticien est que lorsqu’on prend des précautions, l’on peut se tromper mille fois, mais qu’il suffit qu’elles nous sauvent la vie une seule fois pour qu’on ait eu raison de se montrer prévenant. C’est la même démarche qu’appliquent systématiquement les individus en position de responsabilité (hommes politiques, élus locaux, dirigeants d’entreprise, services juridiques …) lorsqu’il y a la possibilité qu’on puisse leur reprocher de ne pas avoir fait suffisamment face à une menace potentielle. Pris sous le joug d’une législation tentaculaire, d’une hiérarchie sévère et d’une avocature de plus en plus aguerrie, car il faut bien produire du client, chacun pense avant tout à se protéger soi-même, en sur-protégeant les autres si nécessaire. Il n’y a souvent qu’un pas entre la précaution et le zèle, comme l’ont montré les réactions des autorités italiennes face aux premiers cas de Coronavirus, en ordonnant la fermeture de plusieurs lieux publics (musées, universités, bars…) et en interdisant tout rassemblement politique, religieux, sportif ou ludique. Certes, ces mesures ont pu aider a ralentir la diffusion du virus, mais à quel prix ?
Du risque de se protéger contre tous les risques
Il est évident que nous ne pouvons pas nous protéger de tous les risques. La raison est avant tout économique : la précaution a un coût. « Se tromper mille fois », comme le préconise Taleb, signifie aussi payer mille fois ce coût. La sociologie du risque de Niklas Luhmann nous apprend que résoudre un problème c’est toujours le déplacer d’un sous-système à un autre, c’est à dire, ici, de transformer un risque sanitaire en un coût économique. Mais les coûts sont aussi un facteur de risque, puisqu’il affectent notre capacité d’utiliser les ressources pour contrer d’autres dangers potentiels. À force de vouloir se protéger de tout en en faisant payer le prix à la collectivité, les économies occidentales — avec leurs systèmes de santé — risquent bien de faire faillite sous le poids de tous les risques dont elles ont voulu se protéger. Dans sa critique du principe de précaution, le juriste américain Cass R. Sunstein rappelait ainsi qu’il n’est pas réaliste de se protéger de tous les risques. Il faut bien choisir ceux que nous pouvons supporter et ceux que nous ne pouvons pas supporter, démarche très différente que d’être paranoïaques par principe.
Prenons un exemple un peu prosaïque. Est-il raisonnable d’éviter de fréquenter des Chinois ou des Italiens pour éviter d’être contaminé par le Coronavirus ? Selon une rigide logique de précaution, oui. Il s’agit d’une discrimination statistique fondée sur un calcul des probabilités associées à un certain groupe social. En effet, un Italien lambda a plus de chance qu’un Français de fréquenter d’autres Italiens, qui ont plus de chance d’avoir été en Italie et donc plus de chances d’avoir été en contact avec des individus contaminés, ce qui augmente la probabilité qu’ils aient été contaminés eux-mêmes et qu’ils soient porteurs du virus. Et pourtant ce risque est aujourd’hui si faible qu’un tel calcul apparaîtrait disproportionné, voire raciste. Il s’agit d’une rationalité anti-économique car ses coûts sont plus élevés que ses bénéfices : pour réduire de peu le risque de contagion, il stigmatise toute une population. Or cette rationalité précautionnelle perverse est récurrente dans nos sociétés : c’est la logique du surtraitement médical et psychiatrique, de la production législative, des politiques de sécurité nationale.
C’est aussi la logique de la modernité. Si Taleb dit vrai en insistant sur la rationalité de la démarche paranoïaque, c’est justement parce que la rationalité moderne recèle dans son essence même un penchant paranoïaque. Depuis le Léviathan de Hobbes, l’État moderne s’est rendu nécessaire en identifiant partout dans la vie sociale des risques potentiels qui devaient être administrés : pour commencer ce fut le risque de mort qui menaçait l’homme dans l’état de nature ; ensuite des risques de plus en plus spécifiques liés à la propriété, aux transactions commerciales, aux rapports personnels, au bien-être… Il suffit d’apprécier l’incessante production législative de nos parlements pour admettre que la quantité des risques n’a cessé de croître au rythme de l’expansion étatique, de la même façon que selon le mathématicien Benoît Mandelbrot le nombre d’échancrures sur la côte d’Angleterre augmente à l’infini en changeant d’outil de mesure.
La ruine du système technicien
Chez Hobbes, la modernité politique naît sous le signe de la peur : mais il y a un seuil au delà duquel la peur n’est plus compatible avec la vie. Du fait qu’il consomme une grande quantité de ressources, cet incessant étirement fractal de la perception du risque nous met à l’abri de certains dangers mais en crée de nouveaux. Il faut tenir compte de la loi universelle des rendements décroissants qui touche aussi, inévitablement, la courbe de production de la certitude : on se protège tout d’abord des risques plus importants et ensuite de ceux moins importants ; ainsi pour chaque effort de précaution supplémentaire on obtient un avantage un peu plus faible. Chaque pas que nous faisons dans la direction d’une plus grande précaution est aussi un pas vers la ruine financière du système technicien, qui dans son effondrement ferait ressurgir d’un coup tous les risques. Au rythme auquel émergent les menaces sanitaires, sociales, climatiques, criminelles ou militaires, combien de temps résisteront encore nos économies ?
S’il ne faut pas céder à la paranoia, certes l’alternative ne peut pas être de renoncer à se protéger. Face au risque d’une pandémie globale, il faut se plier au principe de précaution, quitte à payer très cher tout retard dans la réaction. On peut croire que le COVID-19 n’est qu’une grippe saisonnière, voire qu’il n’est qu’une « invention » comme l’a écrit ingénument le philosophe Giorgio Agamben, ou même accepter d’en payer le coût humain, mais il faut reconnaître que l’épidémie a d’ores et déjà des effets sur la mobilité internationale et sur le tourisme : les ressortissants chinois et italiens subissent de lourdes mesures d’isolement qui nuisent à l’image et à l’économie de leurs pays. Aucun acteur n’a le pouvoir d’imposer ses propres règles, et cela devrait clore beaucoup de débats entre catastrophistes et optimistes afin de se concentrer sur des mesures à l’échelle pertinente, pour prévenir l’extension de l’épidémie sur le continent en évitant les cafouillages entre institutions et les changements abrupts de stratégie.
Pour chaque problème il y a une solution et cela vaut aussi pour cette épidémie. Mais le vrai problème est : combien cette solution nous coûtera-t-elle ? Nous ne pourrons déplacer nos problèmes d’un sous-système à l’autre aussi longtemps qu’il y aura un sous-système capable de les absorber : du système de santé au système économique, du système économique à l’écosystème global. Les progrès de la science rendent visibles de plus en plus de risques qui nous entourent — bien plus nombreux que ce que nous sommes en mesure de gérer — et parfois contribuent à en créer des nouveaux par iatrogénie, de la pollution aux épidémies. Coincés entre l’enclume et le marteau, nous dépensons de plus en plus de ressources pour nous protéger, bien conscients que ce système, avec sa tendance à s’étirer au delà de ses propres limites, n’est pas viable à long terme. En mobilisant les moyens nécessaires pour limiter chaque catastrophe potentielle, nous ne faisons que reporter la certitude d’une catastrophe plus grande.