Il est assez commun de dire que votre cinéma interroge le film de genre. Vous reconnaissez-vous dans cette étiquette ?
Oui, complètement. Quand j’ai commencé à me poser la question de faire mon premier film, Regarde les hommes tomber, il ne me venait alors pas à l’esprit de faire autre chose qu’un film de genre. À l’époque, cela ne se faisait pas beaucoup au cinéma. En France, le film de genre était plutôt réservé aux balbutiements de la série télé. Je pense aux productions de quelqu’un comme Pierre Grimblat 1, par exemple. En arrivant à la réalisation, je me disais donc que cette chose là — le cinéma de genre — n’était pas vraiment pratiquée. Or selon moi, quand tu te mets à quelque chose, tu y cherches les interstices, ce que les autres n’ont pas vu, et là, il y avait visiblement quelque chose. En sus de cela, j’avais été formé à la littérature américaine, aux séries noires aussi. Mon père m’avait assez largement initié à tout cela. C’était un grand amateur du roman noir américain des années 1930 aux années 1950. Quoi qu’il en soit, j’avais une grande appétence pour l’esthétique noire, et notamment celle du cinéma américain.
Comment définir le cinéma de genre ?
Je pense que le film noir s’assimile toujours au cinéma B, ce cinéma un peu impur dans l’histoire du cinéma mais qui produit des formes très puissantes, parce qu’il sait donner une vraie force aux choses les plus prosaïques. Le genre est comme une boîte à outils narrative et formelle dans laquelle tu vas piocher. L’énorme avantage de cette boîte à outils, c’est que le public reconnaît immédiatement les outils que tu utilises, ce qui va te permettre de faire circuler d’autres idées à travers ces mythes que tu reprends. En étant compris tout de suite formellement, tu peux dire beaucoup de choses.
Prenez n’importe quel film noir des années d’avant-guerre ou d’après-guerre, il y a une esthétique très marquée qui se rapproche de l’expressionnisme. Gun Crazy 2, par exemple, est un film extrêmement inventif dans sa manière de styliser et de formaliser le récit. C’est vif et rapide. Je crois que c’est une caractéristique du cinéma de genre, la vitesse. Comme si ce type de cinéma avait un certain coefficient de pénétration dans l’air. C’est le contraire d’un film de mœurs où tu prends ton temps et tu affines la psychologie de tes personnages. C’est très comportementaliste – behavioriste, pour le dire comme les américains. Le cinéma de genre, c’est la force du mouvement.
Vous référez-vous consciemment à des films dans votre processus de travail ? Les films que vous avez aimés constituent-ils une forme de grammaire qui vous aide à construire vos propres films ?
Je crois qu’au bout d’un moment, ce type de cinéphilie n’a plus eu cours. Il a muté. Quand on est assis sur un certain nombre de films que l’on as vus et revus, ils sont comme métabolisés ; cela crée rapidement des sortes de plis dans ta lecture. À un moment donné, ma pratique de cinéaste est constituée de tous ces films. Parfois, je me rends compte que j’ai tourné des choses qui sont des références frappantes à des films que j’ai aimés. J’ai par exemple tourné la fin de Dheepan en toute bonne foi. Et puis au montage, quelque chose me taraudait, ça me rappelait un truc : c’était la fin de Taxi Driver. Pourtant, je l’avais fait en toute innocence.
Justement, avant d’être réalisateur vous avez eu une carrière d’assistant monteur et de scénariste. Est-ce que cela a été une continuité logique d’arriver à la réalisation ou, au contraire cela a marqué une rupture ? Est-ce différent de monter et d’écrire pour soi et de monter et d’écrire pour les autres ?
Oui, très différent, même. Je m’en suis aperçu quand je suis passé du scénario à la réalisation. Ce dont je me suis rendu compte, c’est qu’écrire pour les autres m’a énormément bridé. Je ne peux pas dire que j’étais un scénariste rebelle ou que j’avais une pensée si forte que les autres ne pouvaient pas la comprendre, mais ce qui m’a fait passer à la réalisation, c’est plutôt l’insatisfaction que j’éprouvais en tant que scénariste face à mon propre travail. Je trouvais que les films que j’écrivais n’étaient pas très bons, entre autres parce que je n’arrivais pas bien à en cerner tous les contours. Et si tu trouves que le film terminé est moins bon que le scénario, c’est terrible.
Et pour le montage ?
J’ai accédé au montage par une femme qui était monteuse et qui très gentiment m’a guidé. À ce moment-là, je faisais beaucoup de super 8. C’était format qui existait vraiment à l’époque, avec des festivals dédiés où tu te retrouvais à loger chez l’habitant avant de présenter ton film. J’en ai présentés deux comme ça. C’est comme ça que je suis arrivé au montage et j’ai tout de suite aimé cela. Je voulais déjà faire du cinéma, mais ça ne me serait pas venu à l’idée de passer par le plateau. Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis rendu compte que monter et écrire, c’était le même geste au cinéma. J’ai par exemple la même relation de travail avec ma monteuse de toujours, Juliette Welfling, qu’avec mon scénariste : le récit et sa construction y sont centraux.
Ce sens du récit, qui vient du montage et du scénario, imprègne-t-il vos goûts de cinéphile ?
C’est aussi difficile de répondre à cette question que de donner la liste de mes films préférés ou de déterminer quel est le moment que je préfère dans l’élaboration d’un film. Je suis très embarrassé car ce que j’aime vraiment ce n’est pas tant le film que le cinéma, ce médium extraordinaire. Dans ma pratique de cinéaste, je peux dire aujourd’hui que je préfère écrire. Cela requiert une attention à la singularité que j’aime beaucoup. Mais une fois que j’ai dit cela, je sais aussi que je fais du cinéma à cause du tournage, ce moment où se collectivise le projet individuel. J’aime que chaque maillon de la fabrique d’un film, de l’écriture au montage, soit inséparable du précédent et du suivant et qu’en même temps chacune de ces étapes exige une concentration radicalement différente.
C’est grisant pour moi, qui ai une pensée un peu instable.
Vos deux derniers films, Dheepan et les Frères Sisters, sont partiellement ou complètement filmés dans une langue étrangère. Cela complique-t-il votre travail de réalisateur de tourner dans une autre langue ?
C’est parfois une complication, mais c’est aussi très libérateur artistiquement. Avant cela, j’éprouvais parfois une forme de lassitude à tout comprendre. J’avais parfois le désir de ne pas comprendre le dialogue et de juste le voir jouer. J’ai eu besoin de quitter ma langue maternelle, de m’en échapper. Je crois que c’était aussi une façon de mettre à distance mon goût de la lecture. En ne comprenant plus rien, je coupais les liens souterrains et très profonds qui existent pour moi entre littérature et cinéma. Cela me permettait aussi de revenir à mon amour du cinéma muet. Dans le cas de Dheepan je pense que c’est très clair. En y repensant, il y aussi quelque chose de cela dans Un Prophète où un certain nombre de scènes sont tournées en corse. Pour les Frères Sisters, c’était un peu différent.
Je sais qu’au moment de commencer Un Prophète et surtout Dheepan, je ressentais une forme de saturation à l’égard de castings français qui pour moi ne répondent plus aux obligations d’identification du cinéma. Si je vais au cinéma, je verrai des jeunes gens absoluments charmants mais que je connais comme mon pantalon. Et j’avoue que je suis un peu las de ces castings français, franco-français même, qui ne répondent plus aux obligations d’identification du cinéma. En allant vers d’autres langues, je ne voulais pas seulement filmer d’autres couleurs de peau, d’autres façons de se vêtir ou de s’exprimer, je cherchais aussi des styles de jeu différents. En faisant Dheepan, je ne comprenais rien et c’était exaltant. Je donnais trois lignes de texte à une traductrice, après quoi les acteurs se concertaient brièvement. Je disais “moteur” et je ne comprenais rien du tout pendant que mes acteurs jouais ce que j’avais écrit. C’est de la musique : c’est très émouvant.
Il y avait quelque chose d’universel dans leur expressivité dont j’étais sûr qu’elle remplirait complètement l’écran.
Et les Frères Sisters ont été une expérience différente ?
Oui, notamment parce que faire ce film m’a permis de résoudre une vieille contradiction. Je n’ai jamais eu envie de travailler aux États-Unis, parce que j’en connais les lourdes contraintes, mais en revanche j’ai toujours eu envie de travailler avec des acteurs américains. Sisters c’est une commande d’acteur, une commande de John C. Reilly. À l’époque, je présentais De Rouille et d’os à Toronto. Il est venu vers moi avec sa femme pour me proposer d’adapter le bouquin de Dewitt. Sa femme étant productrice, ils avaient déjà initié le projet de production.
Assez vite, j’ai compris pourquoi cette commande s’engageait comme ça. John C. a essentiellement une carrière de comique de second rôle, très reconnu bien sûr, mais de second rôle. Là, il s’achetait un rôle. Comme l’industrie à Hollywood est très cloisonnée, il est très difficile de sortir d’un tiroir quand tu y es, alors il est allé chercher extra muros un réalisateur européen qui aurait une espèce de petite renommée pour marquer un peu l’étrangeté de son projet et de son ambition. En somme, c’était ça.
C’est intéressant de dire que vous étiez perçu comme un réalisateur européen, plutôt que français.
Je crois qu’ils étaient contents de me rencontrer, d’autant qu’ils connaissaient très bien le cinéma que j’avais fait et ils appréciaient vraiment. Mais c’est vrai que ça aurait pu aussi être un Italien. Ce qu’il ne pouvait pas avoir, c’était un Américain, parce qu’il n’aurait pas eu le rôle qu’il voulait.
Après avoir fait ces films, voyagé du corse au tamoul en passant par l’anglais, êtes-vous attiré par de nouvelles langues ?
Non, je reviens au français qui me ramènera au travail direct avec les comédiens. Je me dis que désormais je travaillerai différemment avec eux. Je ne sais pas trop comment exactement, mais je sais que je procéderai différemment. Admettons que le cinéma soit une affaire de représentation et d’identification, et posons-nous la question de ce que le cinéma français montre et ne montre pas. C’est à ce prix-là qu’on pourra s’intéresser à ce qu’il ne montre pas.
Revenons alors à cette question d’économie. Est-ce difficile de passer d’un tournage européen a un tournage américain ? Ou alors, étant identifié comme réalisateur européen, avez-vous pu travailler comme d’habitude avec les acteurs américains ?
Il y a deux choses. D’abord je savais que je ne voulais pas tourner aux États-Unis. On a fait des repérages là-bas bien sûr… De Portland jusqu’à San Francisco, et nous sommes même allés repérer au Canada, dans l’Alberta. Mais dès qu’on commence à prévoir le travail de prévision de la production, on sait que travailler là-bas, ce sera l’enfer ; en tout cas mon idée de l’enfer. On a finalement décidé avec Pascal Caucheteux, le producteur, de tourner en Espagne et en Roumanie. Donc à l’arrivée ce n’était pas exactement un western spaghetti, mais c’était un film complètement européen.
Ensuite, il y a la question des acteurs américains. C’est incroyable de travailler avec eux parce que, et ce que je vais dire est assez cruel, ils travaillent énormément. Rien ne leur échappe : la voix, le corps… Quand ils viennent te voir sur le tournage ils te font une proposition de rôle intégrale. À tel point qu’on pourrait se demander s’ils ne sont pas trop rigides, s’il est possible de leur faire reprendre tel ou tel aspect de leur rôle. Mais la réalité est qu’ils travaillent tellement, qu’ils peuvent bouger tout ce que tu veux, justement parce qu’ils sont si forts.
Par exemple, John C. pensait qu’il fallait prendre très au sérieux son personnage de tueur, le penser en tueur granitique. Je lui ai répondu que cela pouvait être plus complexe, qu’il pouvait à la fois avoir l’innocence d’un enfant de douze ans et lorsqu’il tuait des gens de le faire à la manière d’un enfant qui ne saurait pas ce qu’il fait. Jake Gyllenhaal aussi avait énormément travaillé. Ils étaient tellement rodés que je pouvais leur faire travailler des scènes écrites la veille. Avec Jake, on s’entendait très bien sur cet état de quasi improvisation.
Et ces acteurs américains étaient heureux de tourner dans un film européen ?
Il faudrait leur poser la question. Mais je crois que oui.
Beaucoup de vos films sont des films d’apprentissage. Qu’est-ce qui vous inspire dans ce genre ?
Je ne sais pas si c’est tellement délibéré que cela de ma part mais il s’avère que c’est vraiment une constante. D’abord, j’aime beaucoup le principe du roman de formation où un personnage doté d’un certain comportement observe le monde, évolue et voit sa vision du monde se modifier. Je trouve ça dramatiquement dramaturgiquement riche. Il y a aussi peut être quelque chose d’assez bêtement moral : le roman d’apprentissage est un antidote au fatalisme. Cette idée que le personnage, découvrant des choses, va changer sa vision du monde, va faire bouger ses lignes, c’est optimiste. Et puis finalement, c’est un modèle très efficace pour un scénario.
Même si le vecteur moral de certains de vos personnages les voit évoluer d’une sorte de gélatine morale au mal. On pense notamment à Tahar Rahim dans Un Prophète…
À vrai dire, je pense que le film a été mal lu. Pour moi, justement, à la fin, c’est un personnage vertueux. Vu ce qu’il a appris, il sera plus vertueux que les autres. Pour moi, il s’agit de quelqu’un qui a éprouvé dans son parcours la connerie de la violence. Il y aura certes recours, mais il aura jugé la chose. Et je suis sûr que ce sera un beau-père absolument formidable, (il rit) qui ne laissera rien passer. C’est une morale relative, mais je pense qu’il est meilleur que les autres. Après tout, il est entouré de cons.
Et il est meilleur que son mentor…
À tel point qu’il l’a jugé ! Et tué, d’ailleurs.
Et le personnage de Mathieu Kassovitz dans Un héros très discret, comment décririez-vous son itinéraire ?
Vous touchez à beaucoup de chose avec cette question mais j’aurais du mal à vous parler de l’itinéraire de Kassovitz. Je me souviens d’un critique qui m’avait marqué en disant que c’était un film « péremptoire ». C’est assez vrai… Il me semble qu’Un héros, c’est d’abord un roman de Jean-François Deniau et c’est cela qui m’avait enthousiasmé, son côté post-hussard. Je viens d’une culture de droite, dont je crois que le roman est un exposé et une critique à la fois. En fait, je voulais pousser l’ironie encore plus loin, puisque nous avions le projet, avec Alexandre Desplat, d’en faire un opéra.
C’est une perspective assez réjouissante…
Oui, mais même si cela ne s’est pas fait, il en subsiste tout de même des vestiges dans le film. Les intermèdes musicaux, par exemple. Mais c’est vrai que l’opéra, les comédies musicales, ce sont des choses qui me tiennent particulièrement à cœur. À l’époque, je crois qu’on avait vu Nixon in China. Et de l’autre côté j’avais été bercé par l’Opéra de Quat’sous. Et plus tard j’ai adoré la mise en scène d’Einstein on the Beach par Bob Wilson. Si cela n’avait tenu qu’à moi, Un héros très discret serait allé encore plus loin : j’aurais fait chanter les personnages.
Quant à savoir comment je vois le destin du petit filou qu’incarne Kassovitz… Pour moi, c’était plutôt une façon d’en finir avec l’après-guerre. Je suis né en 1952, je suis un pur enfant de cette période et je viens d’une famille où la culture était de droite. C’était invraisemblable : la bibliothèque était très large. J’en suis heureusement vite revenu mais cela veut dire que j’ai lu, enfant puis adolescent, des livres que mes contemporains n’ont jamais lu et ne liront jamais. J’ai lu Brasillach, par exemple. Et je crois que ce film était une manière d’en finir avec tout cela.
Après j’ai vu Le Chagrin et la pitié en direct, je découvre Lacombe Lucien à sa sortie, je lis Paxton lorsqu’il est publié. Cette grande remise en question on la prend en pleine figure. C’est un moment où en finit avec le mensonge et je crois que Kassovitz est exactement cela dans Un Héros. C’est un menteur qui en finit avec le mensonge. Malheureusement, cela n’a pas été perçu comme cela du tout…
Cela n’a pas été perçu comme une sorte de point-virgule ironique à la fin d’une grande période de mise au point historique ?
Non, pas du tout. Cela a été perçu comme cynique, alors que c’était surtout ironique. Deniau était cynique, très cynique même. Moi, pas du tout.
Travaillez-vous différemment selon que vous filmez une adaptation ou une création originale ?
Non, je ne pense pas. Je pense que la spécificité de l’écriture cinématographique ou scénaristique est qu’elle doive nécessairement être adaptée à un medium. Un scénario est un objet de pure transition. On pourrait évidemment éditer des scénarios non tournés mais cela n’a rien à voir avec ce que l’on entend généralement par l’écriture. C’est un objet qui est dirigé vers la réalisation, et seulement sa réalisation. C’est à ce moment-là qu’il s’accomplit et qu’il se dissout. Que l’on ait l’idée originale ou qu’on la trouve dans un roman, le travail sera le même. Faire du cinéma, c’est savoir adapter. Et inversement, il faut toujours garder en tête que le cinéma n’a pas être lu.
Et quand vous lisez, réfléchissez-vous toujours à la possibilité d’adapter le texte que vous avez entre les mains ?
Non, absolument pas. Le cinéma pourrait s’arrêter demain que je n’arrêterais pas de lire beaucoup. Je sépare complètement mon goût pour la lecture et mon travail de cinéaste.
Alors comment choisissez-vous les œuvres que vous adaptez ?
C’est difficile à dire. Il me semble que c’est plutôt la littérature qui propose des images et leurs enchaînements.
En ce moment par exemple, j’adapte un auteur de bandes-dessinées américano-japonais, Adrian Tomine, que j’ai découvert. Alors même que j’ai une culture très lacunaire de ce genre, j’ai eu très envie d’en faire quelque chose. Ce qu’il y a d’intéressant chez Tomine, ce qui m’a tenté, ce sont bien sûr le sujets sur lesquels il travaille. Mais encore plus que cela, c’est sa manière de conclure ses histoires sans les terminer, dans un effet de suspension. Je suis fasciné par les trous qu’il laisse dans les cases. Il a une technique très assumée du gap vertigineux dans laquelle je vois tout à coup la possibilité d’une pratique d’ellipse considérable. Et cela, le cinéma sait bien le faire.
Cela voudrait dire qu’il y aurait dans les textes que vous avez envie d’adapter quelque chose d’intrinsèquement cinématographique ? Charge à vous de le déceler ?
Oui, c’est une impression d’y voir quelque chose briller qui serait de l’ordre du cinéma. Et cela va attiser mon envie d’en réaliser une adaptation. Et parfois, ce sont aussi des personnages, l’envie de mettre en mouvement des dessins de personnages…
Et inversement, au cinéma, cela vous arrive-t-il de voir dans les œuvres originales quelque chose qui brille, qui soit de l’ordre de la littérature ?
Oui, bien sûr. Je pense que le cinéma français, dans son entièreté, est littéraire. Je l’interprète comme un sentiment de la littérature qui se traduirait par la foi, le goût et l’amour débordant pour une culture, pour une langue… Godard, Truffaut sont des littéraires pur jus. Il y a moins cet aspect-là dans d’autres cinémas, quoiqu’on puisse peut-être le trouver chez certains cinéastes italiens, par exemple.
Mais la littérature, le roman tendent des pièges énormes au cinéma. Si on pense par exemple à la qualité française, qu’on prend des cinéastes comme Claude Autant-Lara. Ils adaptaient des romans, mais tout donnait l’impression d’être en carton. Bien sûr, cela pouvait produire du jeu d’acteurs, des dialogues. Mais cela ne produit aucun jeu d’images.
En parlant d’images, on sent dans votre cinéma une filiation française, mais on retrouve aussi une forte inspiration américaine.
Oui, sans doute, mais j’ai beaucoup pensé au cinéma italien aussi. Quand je fais Sur mes lèvres, par exemple, j’avais le sentiment de dessiner un personnage italien. Et ce qui a été très agréable avec Vincent Cassel, c’est que nous nous sommes très bien entendus sur ce point. Lui-même a eu aussi cette vibration. Et c’est merveilleux de pouvoir dire tout à coup à un acteur : pense à Gassman 3, rappelle-toi les films de Risi 4 et de voir que tout cela a un écho immédiat.
Cette cinéphilie, c’est une langue que vous parlez couramment sur les plateaux, avec les acteurs ou les techniciens ?
Non. Ce jeu de références est trop dangereux. Cette conversation avec Vincent par exemple, je l’ai eue en partant d’un angle très large et en sachant qu’il comprendrait immédiatement ce que je voulais dire. Il y a beaucoup d’implicite lorsqu’on parle du jeu italien. Si c’était du pur mimétisme, que je montrais une scène à un acteur en lui disant de la reproduire à la lettre, ce serait très mal barré !
Après l’attribution du Lion d’Or à Roma 5 en 2018, vous avez déclaré dans une interview être très en colère de cette victoire symbolique de Netflix…
(Il coupe) Mais ce n’était pas contre Cuarón qui est un type extraordinaire, doublé d’un cinéaste absolument génial. Et Roma est un film formidable.
Dans la même interview vous disiez aussi être prêt à travailler à la fabrication « de récits et d’images dans d’autres formats » ? Vous mentionniez notamment l’opéra tout à l’heure, et vous venez d’achever le tournage des derniers épisodes du Bureau des légendes 6. La série est-elle un de ces autres formats ?
De fait, oui, je le pense. Au sens strict même, parmi les révolutions qu’opère la série, celle de la succession des épisodes est très réussie. Maintenant, le cinéma est obligé de regarder vers la série. Par exemple lorsque l’on a créé Un Prophète avec Thomas Bidegain, mon co-scénariste pour ce film, on s’est dit que pour un film de 2h30, on allait chapitrer le scénario, comme pour une série, par thèmes.
À l’époque, c’était l’époque de l’âge d’or des séries, les Soprano, The Wire, par exemple… Êtes-vous un amateur de séries ?
Je n’aime pas cela du tout. J’en regarde uniquement sur recommandation ou prescription. Je ne dis pas cela par excès d’intelligence, mais j’ai l’impression de comprendre vite et je m’ennuie assez rapidement. Ce qui n’empêche qu’il y ait des choses remarquables à y prendre, évidemment. Vous parliez par exemple de formats : la révolution de la série, c’est le format en cinquante minutes. Tout doit être concentré en cinquante-deux minutes avec la fin ouverte au bout, le cliffhanger. Si Hitchcock voyait des séries aujourd’hui, il se flinguerait. Ce sont des « talking postcards ». Au fond, ce n’est presque que du dialogue.
La seconde révolution de la série, c’est la position du showrunner, qui est celui qui fabrique la chose. C’est lui le créateur, et le réalisateur se voit attribuer une fonction d’exécutant. La série impose le primat du scénario sur la réalisation.
C’est une victoire du modèle créatif du cinéma hollywoodien ?
Oui, si l’on veut puisque le département des scénaristes avaient déjà beaucoup de pouvoir à Hollywood. Avec la série, ils s’imposent comme les seuls créateurs. Ensuite, quand on voit ces équipes de scénaristes à l’œuvre c’est très impressionnant. Par exemple, Rochant sur le Bureau des légendes. Mais il ne faut pas se leurrer, il y a là une révolution copernicienne, par rapport à nous, cinéastes dits « auteurs ».
Y a-t-il cependant des séries qui échappent à cette loi d’airain du scénariste-créateur ?
Oui, je pense que True Detective était une tentative de révolutionner la révolution. C’était l’idée d’un scénariste et d’un réalisateur unique. Mais cela ne tient qu’en huit épisodes… La première saison est marquante, de ce point de vue-là. C’est du cinéma d’auteur adapté au format télévisé.
Et malgré cette aversion pour les séries, vous avez signé les deux derniers épisodes du Bureau des légendes…
Oui. Je l’ai fait car Éric Rochant m’a appelé et que j’adore son travail. Il me rappelle un pan d’histoire, avec par exemple Les Patriotes 7, qui est un OVNI, d’une originalité incroyable. J’étais donc touché qu’il m’appelle, et j’avais envie de travailler avec lui, d’autant plus que c’est un incroyable scénariste.
Et comment s’est passée cette expérience de travail entre un scénariste-créateur et un réalisateur-auteur ?
Je n’y croyais pas, à l’origine. En amont de la série, j’avais déclaré que la série m’intéressait à la condition que je n’écrive pas. Or, cela ne s’est pas passé ainsi du tout ; non qu’il y ait eu de la mauvaise foi de la part d’Éric, mais à cause de la défection de certains scénaristes. On a commencé par travailler de manière très collégiale avec Éric avant qu’il ne me dise que j’étais complètement libre. Au début, évidemment, je n’y croyais pas du tout : après tout, je m’apprêtais à filmer quelque chose dont je n’avais même pas choisi ne serait-ce que le sujet. Mais j’ai effectivement été libre de faire ce que je voulais. En plus, Éric était exténué. Notre entente s’est donc en quelque sorte faite sur notre enthousiasme à l’idée de travailler ensemble et sur sa fatigue à lui. Tout s’est bien passé, en somme.
Et ce système de production, avec sa puissance financière, a-t-il une force de séduction ?
Évidemment. Les plateaux étaient remplis d’une équipe considérable, tous les jours, en permanence, et le matériel était pléthorique et extraordinaire Je n’ai jamais eu accès à ça. Si tu me donnes des outils, je veux absolument tout voir, faire tout fonctionner ensemble, maîtriser toutes les caméras… C’est assez enivrant.
Le format de la série tel qu’il se développe depuis deux décennies est-il le dernier coup de boutoir du système de production industriel américain dans le système européen ?
Je pense. J’ai une théorie extraordinairement pessimiste là-dessus. Il y a eu, je crois, des avant-coureurs de cela. Daney 8 parle même de « mort du cinéma ». Je pense que le cinéma est mort, et qu’on ne le sait pas. Pour moi, c’est désormais datable : il s’agit des années 1980-1990, avec l’arrivée du numérique. Et ce, pour une raison bien réelle : pour exister, le film avait besoin du réel. Il en avait besoin photographiquement, « argentiquement ». À partir du moment où l’on rompt le pacte avec le réel s’installe l’ère du doute. C’est assez curieux : quand Scorsese et Coppola font une sorte de « philippique » contre les Marvel, ils ont raison. C’est frappant, et puis venant d’eux, la déclaration a du cachet, on l’écoute. Mais on a tort de n’écouter que cela. Il y a un point aveugle qu’on ne cite jamais, le numérique. Les environnements Marvel, tous ces univers synthétiques ne sont possibles que parce que le numérique a atteint cette possibilité-là. À partir du moment où l’on peut substituer à la nécessité, à la réalité de l’objet autre chose qui sort du calculateur, quelque chose s’est rompu dans la fabrique du fim. Ce n’est plus du cinéma. Du reste, on devrait demander conseil à des lexicographes et appeler cela autrement. C’est par paresse, que l’on dit « cinéma ». Il faudrait employer un autre mot.
En même temps, le trucage et les effets spéciaux, qui ont été facilités et léchés par le numérique, font partie du cinéma depuis les origines : il suffit de penser à Méliès. Le numérique introduit-il vraiment une rupture qualitative ?
Il s’agit davantage d’une rupture ontologique. Justement, ce ne sont pas des effets spéciaux d’une autre nature. Bien sûr que Coppola et Scorsese ont raison lorsqu’ils disent qu’il s’agit d’une industrialisation, d’une industrialisation des récits. La conséquence est terrible : on n’a plus besoin du réel. Le cinéma — comme le roman avant lui — apparaît et se développe à une moment donné parce qu’il remplit une fonction sociale … De la même manière que le roman a été le miroir de la société pour une bourgeoisie dont il accompagnait l’émergence, le cinéma a servi de miroir aux couches nouvelles qui accédaient au loisir et pouvaient se payer un billet de cinéma de temps à autre.
Le cinéma, c’est le miroir de la société industrielle. Dès le début, le cinéma américain s’industrialise : Hollywood apparaît au début des années 1910. Et à quoi sert le cinéma ? À identifier des peuple, à raconter les nations. En France aussi, sous la IIIe République, le cinéma sert à cela. Si l’on dressait une typologie sociale de la France de l’entre-deux guerres, il suffit de regarder un film de Pagnol. Si l’on veut voir comment le prolétaire se représentait, un film de Jean Gabin fera l’affaire. C’est une fonction très claire. Godard ne dit pas autre chose que cela sur le renouveau du cinéma italien en 1947.
Je pense qu’aujourd’hui le cinéma a conservé cette fonction dans des États où il est moins libre, comme la Chine ou l’Iran. Les réalisateurs de ces pays cherchent des types humains, se débattent avec le réel et inventent des nouveaux récits. Alors qu’en Occident, cette fonction d’identification par le récit est brisée. À la place, il reste des sortes de séries animées produites sur ordinateur.
Ne pensez-vous pas que le numérique sera forcément frappé d’obsolescence ? Quand on revoit un film de super-héros un peu daté comme le Spiderman de Sam Raimi, on se rend compte que l’appareillage numérique est déjà dépassé mais que le film reste bon.
En toute franchise, je n’ai pas vu des palanquées de Marvel, mais ce film-là, je me souviens très bien avoir été marqué par une tentative extrêmement agréable d’érotisation.
En fait, on s’est habitués à un dynamisme singulier de la lumière. La HD, par exemple a une lumière très électrique à dominante bleue, ou jaune parfois. Certes, la Kodak de l’époque était totalement fausse, mais elle nous disait sans cesse sa limite, et c’est ce qui en faisait la beauté, d’une certaine manière : en granulation, en manque de précision… Mais là, je redoute que cette chose-là ne nous fournisse des réflexes pavloviens.
Moi, jusqu’à vingt-cinq ans, ma culture cinématographique est faite pour moitié, sinon plus, de films en noir et blanc. Et dans ces films en noir et blanc, une bonne portion étaient sourds et muets. Or maintenant, on peut oublier le noir et blanc… Le public n’est tellement plus accoutumé à l’effort d’imagination que représente le noir et blanc qu’il ne sait pas comment réagir. Tout ça, c’est terminé. Ou bien, de manière très exceptionnelle, comme dans le cas de Roma ; mais Roma adopte une position très particulière. Il assume avec force, presqu’avec fracas, de coller une claque à Hollywood et de les envoyer se faire voir chez les Grecs — d’autant qu’il est chez Netflix, alors bon, il s’en fout. (Il rit) J’aimerais faire un film en noir et blanc, d’ailleurs.
Vous y songez ?
Bien sûr, j’y pense. Toutefois il y a ce problème que ce qui paraissait naturel autrefois, semblerait artificiel aujourd’hui. Il y aurait une pose un peu « chichiteuse ». Alors que si je le faisais, ce serait pour cette raison très simple que les couleurs m’encombrent. Filmer aujourd’hui une rue dans Paris, c’est assister à un concours de laideur.
Et pourquoi, en ce cas, ne pas assumer une forme de pose comme Tarantino qui décide de filmer les Huit Salopards en 70 millimètres alors que personne ne l’a fait depuis vingt ans ?
Parce que je crois justement qu’il y a chez Tarantino une culture fétichiste qui est, selon moi, trop complexe. Personnellement, je le ferais pour des raisons très simples : avec le noir et blanc, on peut gommer beaucoup de choses. Le centre de l’image est mieux contrôlable.
Vous avez inventé beaucoup de personnages, et les avez fait évoluer à l’écran. Y en a-t-il un qui emporte votre préférence ? Un personnage fétiche, peut-être ?
Je n’ai aucun personnage fétiche. J’ai beaucoup aimé tous mes personnages et j’ai beaucoup aimé les acteurs qui les ont interprétés. Après, je peux avoir des souvenirs plus précis de plaisir de voir jouer une actrice ou un acteur. Vous savez, Enzo Ferrari a écrit des mémoires qui s’appellaient Mes joies terribles. Je crois que ces moments sont des joies terribles de la sorte. Ce ne sont pas des personnages, mais des personnes, femmes et hommes, qui vont interpréter des personnages et les faire sortir d’eux-mêmes et, quand cela se produit, c’est pour moi toujours une chose exceptionnelle. J’ai toujours le sentiment que c’est pour moi qu’ils font ça ! On n’en croit pas ses yeux.
Y a-t-il une question « tarte à la crème » qui revient à chacun de vos entretiens, qu’on vous pose fréquemment ?
Non, pas vraiment. Longtemps on m’a demandé ce que cela faisait d’être le fils de mon père. Mais on me la pose de moins en moins, donc je me la pose à moi-même, et c’est assez agréable.
Enfin, y a-t-il une question que vous aimeriez qu’on vous pose et qu’on ne vous a jamais posée ?
Ce serait la question que posait un numéro hors-série de Libération, en 1987 : « Pourquoi filmer le monde ? » La réponse qui m’avait marqué, c’était de mémoire : « pour créer des univers, et voir comment ils fonctionnent ». Il y a un aspect quasi-géométrique. Je sais que je fais du cinéma et que je vais filmer, à un moment donné, parce que c’est mon rapport avec le monde, c’est tout. C’est un rapport au collectif. C’est comment, à partir d’un projet individuel, l’on va le collectiviser, au point de le donner à des gens que l’on ne connaît pas. Ça, c’est intéressant.
Et le regard de ces gens que vous ne connaissez pas ne vous inquiète pas ?
Non, pas du tout. C’est surtout une très grande émotion, dès que cela se passe sans moi. C’est faire des choses qui vont se passer sans notre présence. C’est peut-être ça, être romancier, d’ailleurs…
Sources
- Homme de télévision, Pierre Grimblat (1922-2006) est notamment le créateur de Navarro ou de L’Instit.
- Gun Crazy (1950) est un film de Joseph Lewis.
- Vittorio Gassman (1922-2000), acteur iconique du cinéma italien de l’après-guerre jusqu’aux années 1980. Il a notamment joué dans seize films de Dino Risi
- Dino Risi, réalisateur italien, né en 1916, et mort en 2008.
- film américano-mexicain réalisé par Alfonso Cuarón, paru en 2018. Grand favori de la critique, il remporte le Lion d’or en 2018. Le film a aussi valu à son auteur le Golden Globe du meilleur film en langue étrangère et l’Oscar du meilleur réalisateur.
- Série télévisée française portant de façon documentée sur la pratique de l’espionnage dans les services français, créée par Éric Rochant en 2015, dont Jacques Audiard a réalisé deux épisodes de la dernière saison qui sort au printemps 2020.
- Film réalisé en 1993 qui raconte l’itinéraire d’un jeune Français juif au sein du Mossad
- Serge Daney, critique de films français né en 1944 et mort en 1992.