Herkunft, récit des origines

À la fois roman et récit de soi, intelligent et sensible, allemand, yougoslave et européen, le livre de Saša Stanišić a reçu le Deustche Buchpreis en 2019.

Saša Stanišić, Herkunft, Munich, Luchterhand Literaturverlag, 2019, ISBN 9783630874739

Dans toutes les langues slaves, Više grad signifie « haute forteresse » ; en Europe, deux villes portent ce nom. Il y a Visegrád la Hongroise et sa citadelle juchée sur le bord du Danube, où se rencontrèrent en 1335 les rois de Pologne, de Bohème et de Hongrie et où Wałęsa, Havel et Antall scellèrent en 1991 une alliance pleine d’avenir. Et puis il y a Višegrad la Yougoslave, son pont sur la Drina chanté par Ivo Andrić, Višegrad meurtrie par la guerre de Bosnie, auxquels les romans de Saša Stanišić ne cessent de revenir — car ils en sont tous partis.

Saša Stanišić, né à Višegrad en 1978 d’une mère bosniaque et d’un père serbe, a fui la Yougoslavie pour l’Allemagne en 1992. Alors que ses parents émigrent aux États-Unis en 1998 faute d’être admis à renouveler leur permis de séjour, leur fils demeure à Heidelberg, y étudie, et s’y lance finalement dans une carrière littéraire dans cette langue qu’il a apprise à quatorze ans. En 2019, son quatrième roman, Herkunft (« Origine »), reçoit le Prix du Livre allemand (Deutscher Buchpreis), la plus prestigieuse récompense de littérature germanophone. Et Stanišić à qui on vient tout juste de remettre le prix emploie son temps de parole à dire sa tristesse d’avoir voir vu Peter Handke couronné quelques jours plus tôt par le Nobel, malgré son soutien ambigu au régime de Slobodan Milošević.

Herkunft n’est pas à proprement parler un roman politique. La guerre qui a tout déclenché, et qui était le sujet principal de son premier roman 1, reste elle aussi au second plan. Herkunft est le roman d’une famille dispersée par la guerre, d’une grand-mère frappée de démence partie à la recherche de son mari défunt, d’un village, Oskoruša, qui n’a plus guère d’habitants mais où toutes les tombes du cimetière portent le nom de l’auteur ; c’est le récit d’une station-service ARAL à Emmertsgrund dans la banlieue d’Heidelberg, ponctué de strophes d’Eichendorff et de chants de pionniers socialistes, un monument à la gloire des équipes de sport yougoslaves, une question — « d’où viens-tu ? » — à laquelle il importe surtout de ne pas donner de réponse. « Lorsqu’on m’interrogeait sur mes origines, écrit Stanišić, je répondais parfois “Višegrad”, parfois “Europe”, parfois “Kurpfalz”. Kurpfalz était ce qui passait le mieux. Lorsque tu dis Kurpfalz à l’étranger, ton interlocuteur ne sait pas avec certitude s’il s’agit d’une ville ou d’une erreur de prononciation. » Mais autant la question est facile à parer en terre étrangère — le jeune homme se prétendant slovène, l’écrivain en voyage jonglant avec les qualificatifs —, autant elle est épineuse, douloureuse souvent, lorsqu’elle est posée par les parents restés au pays, dont la patrie (comprendre Heimat, bien sûr) n’est plus vraiment la sienne. Cela aussi, Stanišić en fait état, avec sensibilité et justesse. Il faut bien admettre, semble-t-il dire, qu’on vient de quelque part. Mais faut-il pour autant savoir d’où ?

Chez Stanišić, la ligne est toujours mince entre autobiographie et fiction. Les chapitres ne dépassent pas quelques pages, se suivent rarement, les récits entremêlés de plusieurs décennies se répondent, les paragraphes se muent ici et là en versets, les souvenirs d’enfance en légendes. L’auteur ne craint pas de répéter la même phrase onze fois de suite en une page, s’exerce ici et là à l’art du catalogue ou des tirades en majuscule, sans être pour autant adepte d’un formalisme démonstratif. Enfin il écrit ses cinquante dernières pages dans le style des « livres dont vous êtes le héros », priant aimablement le lecteur de ne pas les lire dans l’ordre — cinquante pages fantastiques auquel l’écrivain adjoint en italiques une sorte de journal de bord de sa propre écriture, dans lequel point l’émotion. Le lecteur, lui, s’exécute avec délectation. Et quoique la vie de l’auteur structure le récit, celui-ci raconte surtout les autres, avec pudeur et tendresse : parents éloignés ou proches, amis perdus et retrouvés, son propre fils à Hambourg, et la grand-mère, restée à Višegrad, à laquelle chaque page semble un hommage renouvelé. Au travers de l’histoire d’une famille formée dans un pays qui n’existe plus, dispersée par les secousses du dernier conflit européen du siècle, on aperçoit en embuscade, cruelle et moqueuse, l’histoire d’un continent.

Herkunft est-il un roman ? Rien n’est moins sûr. C’est un livre avec un dragon sur sa couverture, le dragon de la légende des frères Stanišić, et à l’intérieur une vipère cornue, poskok en serbo-croate ; un habile collage d’anecdotes jamais décousues, un verbe acéré et drôle, qui se plaît aux changements de rythme et de registre, « un auto-portrait avec ancêtres et l’échec de cet autoportrait », selon les propres mots de l’auteur. Herkunft est un livre auquel on n’a pas envie de demander ce qu’il est, tant il ne cesse de démontrer que l’identité est irréductible à une catégorie unique, forgée par les accidents de l’histoire et les hasards des destinées individuelles. Herkunft est un livre aussi authentiquement allemand qu’il est radicalement yougoslave et profondément européen ; la maîtrise de la langue est totale, les références culturelles suivent les pérégrinations de son créateur sur la trace des siens, en Allemagne, en Yougoslavie et ailleurs. Herkunft se lit sans effort malgré sa densité, et on en sort avec l’impression d’avoir fait un peu connaissance avec cette Europe des frontières mouvantes, des appartenances incertaines et des repères multiples, si proche géographiquement des capitales d’Europe occidentale et pourtant parfois si lointaine.

Dans la Višegrad de Stanišić, qui à défaut de l’accent aigu hongrois porte un hatchek qu’un ami de l’écrivain appela un jour « sa décoration », la « haute forteresse » éponyme n’existe plus depuis longtemps, mais le nom est resté. Višegrad, Stanišić : qu’est-ce qu’un nom ? Sur un continent où l’identité est souvent érigée en sujet central, la voix originale de l’écrivain de Višegrad et d’Heidelberg résonne de manière toute particulière. Et elle a encore beaucoup à nous apprendre.

Sources
  1. Le Soldat et le Gramophone, trad. Françoise Toraille, Paris, Stock, « La Cosmopolite », 2008 [Wie der Soldat das Grammofon repariert, 2006].
Le Grand Continent logo