« L’humanisme inquiet européen », une conversation avec Laurent Gaudé
L’écrivain, prix Goncourt 2004 pour Le Soleil des Scorta, auteur d’une dizaine de romans et d’une quinzaine de pièces de théâtre, a pris l’Europe pour objet dans son poème épique « Nous, L’Europe, banquet des peuples », publié en 2019 et qui lui a valu le prix du livre européen. Il nous livre sa vision d’un continent à l’ « humanisme inquiet », voué au meilleur comme au pire.
Commençons par une question d’actualité. Dans l’introduction de Nous L’Europe, un banquet des peuples, vous parlez d’une Europe à 27 nations. Le Royaume-Uni est déjà dehors ?
Je me suis posé cette question au moment de l’écriture car la situation était encore assez floue. Certains nous disaient que malgré le vote, le Royaume-Uni resterait dans l’Union… J’avais besoin de mettre un chiffre. J’ai fini par considérer que le vote britannique était souverain. Je Je regrette le vote du Brexit, mais je ne me voyais pas continuer à écrire un texte sur une Europe à 28 alors que les Britanniques s’étaient prononcés sur la question il y a plus de deux ans. Si ce devait ne pas être le cas et qu’il y avait une réédition du texte, je corrigerais ce nombre.
Pour les frontières de votre Banquet des peuples, vous semblez vous fonder sur les contours de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. L’Union européenne est-elle l’Europe ? L’Europe est l’Union européenne ?
Non, et c’est une des faiblesses du texte. Je n’ai évidemment pas écrit une « histoire de l’Europe » mais un texte sur l’aventure de la construction de l’Union européenne. Par raccourci, nous finissons toujours par l’appeler « Europe ».
En me posant la question du point de départ de mon texte, de ce récit européen, j’interrogeais la nature même de mon objet d’étude. J’ai décidé de commencer de manière un peu arbitraire au XIXe siècle. Ce choix-là est tout à fait discutable. Je le défendrais en disant que c’est, sans doute, un choix plus littéraire et géographique qu’historique. Au moment où je commence mon récit, l’Europe ressemble à peu près à ce que nous connaissons d’elle aujourd’hui. Remonter plus en amont, c’était s’exposer à parler de pays qui n’existent plus ou qui composaient des empires qui se sont effondrés, ou qui appartenaient à des régimes politiques qui ne sont plus les nôtres. Il me semble que le milieu du XIXe siècle est le moment où la carte européenne se fige pour devenir celle que nous connaissons.
Vous ne parlez donc pas de l’Europe au sens large.
Je ne parle effectivement pas de l’Europe, ce qui complique parfois les choses. L’expression « être européen », nous renvoie par exemple à cette superposition d’identités. Quand on dit « être européen », parle-t-on de notre héritage européen qui dépasse largement la construction européenne, ou parle-t-on de notre adhésion au projet européen ?
Votre texte est empreint de culture antique, de cette culture aux origines de l’Europe, et qui a également construit votre travail d’auteur de pièces de théâtre et de poésie.
Dans ce que je suis, dans la manière dont je regarde les choses, il y a tout ce qui me constitue en tant qu’auteur. J’ai toujours eu un goût prononcé pour la culture classique. Elle est au cœur de ma formation. Les textes de l’Antiquité grecque me passionnent encore aujourd’hui. Qu’il y ait dans Nous l’Europe cette odeur-là me va très bien ! Cela tient plus de ma sensibilité d’écrivain qu’à la réalité de la chronologie européenne que je déroule dans le récit.
C’est un héritage que vous embrassez consciemment ?
Bien sûr. Dans mon travail d’écriture, j’ai toujours été intéressé par la possibilité du genre de l’épopée et de l’épique. Aujourd’hui, aux XXe et XXIe siècles, ce n’est pas forcément la notion littéraire que l’on brandit en premier, mais cela m’a toujours intéressé : peut encore croire à l’épique ? Peut encore soulever les sentiments recherchés par l’épopée chez le lecteur du XXIe ? Ces questions parcourent mon travail. L’épopée classique est un autre point de départ, implicite, de mon texte. Personne ne peut nier que l’histoire contemporaine de l’Europe est épique, et pourtant on ne nous la raconte jamais ainsi. On nous la raconte du reste tellement mal qu’elle est devenue au fil du temps le sujet chiant par excellence. Or, si on la prend période par période, elle est constamment épique. Pourquoi ne pas la raconter comme cela ?
En écrivant Nous, L’Europe, de quelles œuvres vous êtes vous inspirées ?
D’abord, j’ai effectué un gros travail pour assimiler un certain nombre de réalités factuelles et chronologiques. J’ai vite saisi à quel point je connaissais peu l’histoire des nos pays voisins. On connait tous une sorte de chronologie globale. Mais quand on rentre dans le cœur du sujet, on se rend compte qu’on ne sait pas raconter cette histoire du point de vue des Italiens, des Polonais, ou même des Belges. Cela prouve que nous sommes au tout début de notre apprentissage européen. Il va falloir que l’on apprenne à se connaître. Cela prendra du temps.
Ensuite, j’ai travaillé sur ce texte là comme sur tous les autres. Par exemple, mon tout premier roman, Cri, était sur la Grande guerre, c’est-à-dire un conflit sur lequel on peut passer dix ans de sa vie à lire tout ce qui a été écrit avant d’écrire le premier mot d’un roman. Mais je n’ai jamais eu envie de travailler comme cela. Je n’essaye jamais d’être exhaustif sur un sujet, le risque étant d’être complètement paralysé. Plus on apprend de choses, plus on se rend compte qu’on en sait peu.
Au fond, ce n’est pas ce qui m’est utile pour écrire. Je préfère plonger dans la documentation à la recherche de pépites exploitables d’un point de vue littéraire. Cela peut être un personnage historique que je ne connais pas, une scène, un détail, un motif… Par exemple, je n’avais pas prévu de parler autant du charbon.C’est un motif qui s’est imposé, comme le rail ou la locomotive.
Votre poème évoque à plusieurs reprises la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars. Quelle place accordez vous à Cendrars dans votre travail de poète ?
La prose du Transsibérien est un texte que j’ai découvert et adoré alors que j’étais adolescent. C’est un texte qui n’a jamais cessé de m’accompagner. Formellement, ce poème a été une clef dans sa manière de fondre le souffle poétique à la narration. Cendrars m’a montré que l’on pouvait intégrer des dialogues en poésie, que l’on n’avait pas à se sentir corseté par la forme, comme c’est le cas avec des formes plus classiques. Cette liberté se retrouve aussi dans son ton, Prose du transsibérien peut être gai, mélancolique, épique… C’est un objet très libre. Nous devons beaucoup à Cendrars, à sa liberté et à sa capacité de faire appel à l’ardeur qu’il y a dans le voyage.
Vous citez également sans le nommer La Nuit remue d’Henri Michaux. Avez vous d’autres citations cachées comme cela dans votre texte ?
La Nuit remue est un des plus beaux titres du monde. Je crois que je me sentais presque obligé d’y faire référence. Mais je ne crois pas qu’il y ait d’autres références, ou du moins, d’autres références conscientes !
Quelle serait votre carte littéraire de l’Europe idéale ?
Vous voulez des noms ? (rires). La liste me viendra demain, à tous les coups. Comme ça, je mettrais Pavese, Vittorini, Homère, tous les tragiques grecs, Shakespeare, Victor Hugo, Bertolt Brecht, Ibsen. Peut-être des hommes qui ne sont pas des écrivains, comme des hommes du théâtre ou du cinéma européen : Patrice Chéreau pour la France, Giorgio Strehler, Federico Fellini et Pasolini pour l’Italie,… Ces gens constituent pour moi une vraie culture européenne. Il est évident que j’en oublie.
Dès vos propos liminaires, vous évoquez la difficulté d’écrire un texte européen en français uniquement, quand l’Union compte de si nombreuses langues. Comment dépasser la limite de la langue ?
Je ne crois pas que l’utopie la plus intéressante serait celle d’une langue commune, Espéranto ou autre. Je crois que la diversité linguistique fait partie de notre identité. Je rêve plutôt d’une Europe où chacun parle trois, quatre langues européennes naturellement. En France de nombreuses familles ont développé un bilinguisme fort par proximité géographique avec des langues voisines – l’allemand en Alsace-Lorraine, l’italien en Provence-Alpes-Côtes-d’Azur, l’espagnol dans le Pays Basque… Nous ne nous sommes pas suffisamment inspirés de ces populations-là, qui forment des générations naturelles d’Européens.
Votre texte souligne la montée dangereuse des nationalismes. Aujourd’hui, les partis nationalistes tiennent un discours anti-européen. Que vous inspire-t-il ?
Il est étonnant d’observer à quel point ces mouvements-là on opéré un revirement radical en peu de temps. Pendant longtemps, leur discours était un discours de rejet absolu de l’Europe et de retour à la nation. J’ai l’impression que ce n’est plus le cas. À la sortie de l’Europe, ils préfèrent désormais une Europe des extrêmes, qui porte leur visage et leurs couleurs. Paradoxalement, ce raisonnement valide l’Europe comme entité dans laquelle il est préférable de vivre. Le Brexit a peut-être eu l’effet d’une petite douche froide à tout le monde Les nationalistes ne veulent plus sortir de l’Europe. Il veulent qu’elle soit plus conforme à un programme de renfermement identitaire à l’échelle du continent.
Deuxièmement, je pense que la notion de nation est étroitement corrélée à celle de compétition. J’en reste de ce point de vue à Stefan Zweig dans Le Monde d’hier. La nation, c’est la compétition entre les nations. C’est vrai aujourd’hui comme cela l’était hier. Ainsi, le retour aux nations dont on nous rebat les oreilles est un retour à la compétition culturelle, commerciale, monétaire, militaire… Dans un roman précédent, je parle d’archéologie : l’Angleterre, l’Allemagne et la France n’ont cessé de remplir les cales de leurs bateaux le plus vite possible, pour les envoyer ensuite au Louvres, au British Museum ou vers les musées allemands… Même dans les domaines a priori moins commerciaux, la compétition règne.
Avec l’Union européenne, on a inventé une zone politiquement plus intéressante, où la compétition va de pair avec la collaboration. Qu’on le veuille ou non, la nation n’est plus à l’échelle de ce qui se passe dans le monde. Réfléchir à l’échelle de la nation, c’est se priver de liberté.
Vous revenez souvent sur la compétition qui a fracassé les puissances européennes les unes contres les autres au cours de l’histoire. Au XXIème siècle, on a plutôt le sentiment que l’Europe tente maladroitement de se protéger de deux puissances dominantes, les États-Unis et la Chine.
Je ne suis pas très optimiste. Si demain, l’Europe était parfaitement alignée en termes de puissance avec la Chine et les Etats-Unis, l’Europe jouerait le même jeu. Cette question m’intéresse même si elle est totalement utopique. Il y eut un moment où L’Europe a régné sur le monde. Nous n’avons pas été meilleurs que ceux qui dominent le monde aujourd’hui. Mais ce qui me fascine, c’est que l’Europe a connu ce sentiment de toute puissance et qu’elle ait connu « l’après », une forme de perte, de déchéance. L’Union européenne offre la possibilité d’avoir à nouveau de l’influence dans le jeu mondial.
Ma question est la suivante : à quoi cela sert-il de créer une zone européenne efficace ? Les propositions politiques que j’entends sont souvent décevantes. J’ai l’impression que la seule raison qu’on peut me donner est celle de retrouver notre rang, d’être de nouveau à égalité avec les États-Unis et la Chine. Je peux l’entendre et cela m’intéresse en tant que citoyen. Mais je ne serais pas satisfait si c’était notre seule ambition européenne : nous devrions pouvoir inventer un projet civilisationnel plus intéressant que la domination.
Mais quelle autre option que la domination si ce n’est celle d’être dominé par d’autres puissances ?
Ce serait justement à inventer. Être suffisamment forts pour ne pas se faire imposer des choses qui nous déplaisent ou qui vont à l’encontre de nos valeurs, tout en ne cherchant pas forcément à imposer des choses à ceux qui vivent à nos côtés.
Quel rôle pour l’art et la littérature dans tout cela ?
Je pense que les textes de littérature ont esquissé des perspectives qui paraissent farfelues, irréalistes, dont on s’est moqué mais qui ont été ensuite adoptées par des femmes et des hommes politiques. C’est ainsi que des choses impossibles deviennent possibles et que la littérature peut jouer un rôle d’aiguillon.
Ce serait donc un des rôles de la littérature, d’aiguiller, de montrer la voie ?
Oui, je pense. D’abord, parler de ce qui n’est pas immédiatement réalisable n’est pas inutile, s’interroger sur le lointain, dézoomer, cela me semble pertinent. Ensuite, je pense qu’elle ne pose pas sur la réalité les mêmes mots que le monde politique, médiatique ou académique. Tous ces secteurs là sont parfaitement respectables et ont leur rôle à jouer mais je pense que cela fait du bien aussi d’entendre les mots que la littérature pose sur le monde, ce qui change les perspectives et crée des sensations différentes. Je rêverais effectivement que Pasolini soit encore là et me parle de la construction européenne ! Je pense que son point de vue me destabiliserait. Cela ne serait pas très confortable – Pasolini n’a jamais été confortable pour ceux qui l’entouraient – je serais peut-être choqué par ce qu’il dirait, mais je suis persuadé que les mots qu’il poserait sur le monde dans lequel je vis m’aideraient à réfléchir, à comprendre, et que ces mots seraient très différents de ceux qu’utilisent les politiques et les journalistes. La littérature peut plus facilement se permettre le lyrisme, la colère ou l’imprécation. Je pense que c’est cela, la force des mots : poser de l’empathie, du désir ou de la colère sur une certaine réalité que l’on connaît, sur laquelle on a de nombreux éléments et sur laquelle on n’apprendra rien de plus factuellement. La littérature peut créer ces effets-là. J’ai beaucoup voyagé dans ma vie uniquement parce que j’avais lu un roman qui se passait quelque part et que je voulais voir où cela avait été fait.
Où par exemple ?
Cela a commencé avec l’Italie, puis Haïti – je suis allé à Port-au-Prince parce que j’avais lu Lyonel Trouillot. Pour l’Italie, ce fut surtout la poésie de Pavese. Ce n’est pas rien, cette force d’attraction de la littérature. Je prends l’exemple des voyages mais j’imagine qu’on pourrait trouver des exemples de décision de vie en lien avec le fait d’avoir lu quelque chose, d’avoir été ému, emporté…
Dans un de vos chants, vous dites « ils ont besoin d’un homme fort ». Dans quelle mesure l’Europe est-elle condamnée – ou pas – à subir cette figure de l’homme fort ?
Je ne pense pas que ce soit propre à l’Europe. Ce trait semble être presque une caractéristique de la période dans laquelle nous vivons. Je pense que cela a plutôt à voir avec la frustration démocratique. Quand la démocratie est en souffrance, la réponse à cette souffrance est souvent le recours au fantasme de l’homme fort. D’une certaine manière, ce désir-là pourrait être lu comme le symptôme d’un mal dans la démocratie.
Peut-on éviter la servitude volontaire qui est une des caractéristiques tragiques de l’Europe du XXe siècle ?
C’est peut-être une des choses que nous offre l’Union sans que nous nous en rendions compte. Elle nous préserve de ce phénomène plus qu’ailleurs. Le fait d’être dans un espace où aucun homme fort ne règne seul, ou les contre-pouvoirs nationaux et communautaires sont nombreux devrait être mis au crédit de l’Europe. De même pour la paix : c’est bien l’Union européenne qui nous l’offre et continue de nous l’offrir.
Dès le début de « Nous, l’Europe », le texte nous conduit vers un cataclysme historique : la seconde guerre mondiale et la Shoah.
Le fait d’avoir choisi XIXe-XXe renforce ce possible sentiment là. Si j’étais parti du Moyen-Âge il y aurait eu tellement d’époques différentes qu’il n’y aurait pas eu ce sentiment. C’est vrai que dans un premier temps le texte court vers le grand gouffre européen, c’est-à-dire la Shoah – et je dis « court » car on sent qu’il y a un échauffement européen qui mène à cela. Il y a une course vers l’abîme en ce sens-là oui.
En choisissant chronologiquement les XIXe et XXe jusqu’au XXIe, je suis ressorti un peu effrayé face à l’intensité du malheur en Europe. Ce ne sont que tumultes en permanence. Cela donne un côté un peu infernal à cette promenade et donne en même temps une certaine force…
Le motif de la descente aux enfers vous a beaucoup inspiré dans votre ouvrage La Porte des Enfers. Utilisez-vous ce motif dans Nous, l’Europe également ?
Oui, mais beaucoup plus dans La Porte des enfers que dans Nous l’Europe.Le motif de la catabase est très présent dans l’Antiquité – il n’y a presque aucun héros qui ne descende pas pour tenter de revenir avec un mort aimé. Ce thème a disparu par la suite, à l’exception de Dante. Je me suis demandé s’il était encore possible de convoquer ce motif de la descente aux Enfers. Le lecteur d’aujourd’hui peut-il y croire, descendre avec moi ou trouve-t-il cela absurde ?
Dans Nous l’Europe, il est plus diffus car le matériau historique est premier… Même si la Shoah apparaît dans mon texte. Je suis très sensible à ce qu’Aimé Césaire a écrit dans son discours sur le colonialisme. Il dit que l’esclavagisme, l’organisation méthodique et industrielle de la traite négrière est une ébauche de ce sera ensuite la Shoah.
Vous avez écrit de nombreuses pièces de théâtre. Nous L’Europe a été joué sur scène à Avignon et la pièce tourne en France actuellement. Avez-vous écrit ce poème pour qu’il soit joué sur scène ?
C’est un peu plus compliqué. J’avais l’idée d’écrire un long poème narratif qui serait publié en tant que tel. Très vite j’ai croisé la route du metteur en scène Roland Auzet.
Nous avions travaillé ensemble sur un projet d’opéra il y a quelques temps et qui avait été joué au théâtre des Amandiers à Nanterre et on voulait refaire quelque chose ensemble. Je lui ai fait part de mon idée de travailler sur le récit européen, et il m’a dit que ce serait un sujet théâtral intéressant. J’ai travaillé sur deux versions différentes. Avec un premier texte, je voulais tracer ma route dans la solitude de l’écriture de poésie. Je soumettais mon travail à Roland, nous en discutions, et très vite j’ai travaillé sur une version scénique. J’ai travaillé pendant un an avec les deux versions différentes. Elles se sont influencées l’une l’autre. Il y a des choses qui sont nées dans la version théâtrale et que j’ai récupérées au dernier moment pour les inclure dans le livre.
Laquelle des deux versions de « Nous, l’Europe » préférez-vous ?
Ce sont deux objets différents, c’est comme choisir entre son père et sa mère ! Il est amusant de voir comment le choix de la forme nous pousse dans des directions différentes.
Je pense que le spectacle est plus contemporain. Beaucoup de choses écrites pour le spectacle ne le sont pas dans le livre. Le spectacle s’empare davantage de problématiques strictement contemporaines : il y a un passage sur le référendum en France du « non » à une constitution européenne, des scènes récurrentes sur la question des migrants… Le théâtre est politique. Les spectateurs forment comme une assemblée citoyenne devant nous. Ne pas utiliser la fibre politique du théâtre et traiter des questions politiques contemporaines aurait été dommage.
Vos œuvres traitent toutes de l’Histoire, que ce soit de manière épique, allégorique ou plus explicite. Quel est votre rapport à l’histoire ?
J’aime beaucoup m’y frotter, mais je ne suis jamais du côté de l’exhaustivité. Je me promène dans l’histoire avec la liberté du pilleur qui prend des choses, en abandonne d’autres. Je n’ai pas de compte à rendre à mon lecteur. Il sait puisqu’il est écrit « roman » sur la couverture. En ce sens, le pacte implicite avec le lecteur est très différent de la lecture d’un roman historique. Même si mes textes comportent un arrière-plan historique, je joue plutôt sur la curiosité, l’envie de déplacement, les émotions de mon lecteur. Et dans chacun de mes romans j’ai besoin de parler de moi aussi. Je vais à l’encontre de mon sujet avec ce que je suis et je choisis dans mon sujet des éléments qui me permettront de travailler des problématiques ou des expériences qui m’intéressent.
Vous écrivez beaucoup sur la notion d’angoisse, d’inquiétude qui serait « constitutive d’une identité européenne ». La question de l’identité est très présente dans les débats actuels. Quelle est pour vous cette « identité européenne », si elle existe ?
J’utilise l’expression d’ « humanisme inquiet » tout au long du poème. C’est comme cela que je la définirais. « Humanisme » parce que je crois que cette notion a hissé le désir européen pendant des siècles. Elle se retrouve dans notre organisation politique, la démocratie libérale, dans un certain nombre de décisions sociétales – la fin de la peine de mort, le droit à l’avortement, la séparation de l’Eglise et de l’Etat, la liberté de l’individu… J’ajoute l’adjectif « inquiet » car je pense qu’on ne peut pas oublier que notre histoire très contemporaine nous a conduits au fond du gouffre. Jamais nous n’avons autant tué qu’en Europe au XXème siècle. La façon génocidaire dont le crime de masse a été organisé reste profondément constitutive de ce que nous sommes, nous les générations qui n’avons pas connu la deuxième guerre mondiale. Je pense que c’est une identité intéressante : elle peut être une belle boussole. L’inquiétude est aussi une manière de se préserver d’un certain nombre de tentations. Je préfère l’humanisme inquiet à l’humanisme décomplexé.
Sur quoi portera votre prochain texte ?
Je ne sais pas (rires). Je pense que je vais continuer en tant qu’écrivain à interroger la question européenne mais je ne sais pas du tout sous quelle forme et comment je vais le faire : un roman, un deuxième poème comme celui-ci… Dans ma vie de citoyen il y a l’envie de continuer de parcourir l’Europe et de me frotter aux coins que je ne connais pas. Il y aura nécessairement des reflets de cela dans mon écriture.