Genève. Le 18 décembre 2000, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la résolution instituant la Journée internationale des migrants, dix ans après l’adoption de la Convention internationale sur la protection des droits des travailleurs migrants et des membres de leur famille. On estime à 272 millions le nombre de migrants internationaux dans le monde1. Sur ce nombre, 70,8 millions sont définis par le Haut Commissariat pour les réfugiés (HCR) comme des personnes forcées de fuir leur propre pays2. L’histoire des migrations a toujours fait partie de l’histoire de l’humanité, mais les changements profonds qui transforment la mobilité humaine exigent la recherche de nouvelles catégories d’analyse pour répondre à la complexité du phénomène et aux défis politiques et sociaux qui en résultent. Paraphrasant les principes directeurs du Pacte mondial sur la migration approuvé en décembre dernier, la migration doit nécessairement être considérée d’un point de vue mondial ; aucun État ne peut faire face de manière autonome aux défis et aux opportunités d’un tel phénomène intrinsèquement mondial3.

Pourtant, le débat sur la migration est souvent aplati par une confrontation strictement nationale ou locale, profondément faussée par l’absence d’une telle approche. Au niveau européen, cependant, la réflexion peut prendre une perspective suffisamment large pour dépasser les tensions qui divisent les débats politiques et médiatiques nationaux et mettre en évidence les frictions structurelles qui tendent à faire échouer les tentatives de traiter la question à un niveau plus approprié. Au niveau de l’Union européenne également, la « gestion » des migrants – souvent définie par un chevauchement ambigu des questions de sécurité et de protection des droits au sens humanitaire – est de plus en plus prioritaire : il suffit de considérer la proposition budgétaire à long terme de la Commission européenne pour la période 2021-2027, qui porte de 13 à 34,9 milliards d’euros4 les crédits destinés aux frontières et aux migrations.

Mais de quoi parlons-nous – ou mieux, de qui parlons-nous – lorsque nous discutons au niveau européen de la gestion intégrée des frontières, de la régulation des « flux » et des « vagues » de migration ? Qui est aujourd’hui le réfugié, l’homme de l’égalité des droits à l’excellence, qui est le migrant, l’homme dont les droits de fait sont constamment l’objet de négociations ? La recherche d’une pléthore sans cesse croissante de définitions juridiques pour identifier des profils différents – au point de presque dématérialiser le migrant dans un hyper-juridisme pour les initiés – s’oppose à la tendance à éliminer la spécificité des différents statuts, dans une indifférenciation où le demandeur d’asile et le migrant irrégulier apparaissent sans distinction dans le cadre de la même menace, du même risque. Au moment où sa mobilité apparaît comme un thème de politique mondiale, le migrant est avant tout celui qui est capable de questionner les limites territoriales de la souveraineté de l’Etat, de dessiner une spatialité différente qui met transversalement en crise la centralité des frontières. Mais le migrant est aussi celui qui se noie en Méditerranée, submergé par un vide juridique autour duquel rebondissent les responsabilités et les accusations réciproques, celui qui se heurte à la violence policière juste avant la frontière croate – qui sera bientôt la frontière de l’espace Schengen -, celui qui meurt de froid à Evros, aux frontières de l’Europe démocratique qui s’engage à fonder son action extérieure sur la promotion des droits humains et l’État de droit. Le migrant, simplement parce qu’il existe, pose la question de la responsabilité en des termes inéluctables et la lie irrémédiablement aux droits fondamentaux, soulevant des exigences qui secouent et forcent l’Union à se regarder dans le miroir, à essayer de se reconnaître. 

Ce qui en ressort, ce ne sont pas seulement les difficultés et les embarras politiques et institutionnels qui entourent le vide laissé par les grands absents – tout d’abord la réforme du système d’asile – mais des questions encore plus profondes et structurelles. Il s’agit notamment de la protection des droits fondamentaux, souvent insuffisante, et de la tentative de disperser les responsabilités qui en découlent par la participation d’une myriade d’acteurs étatiques, de dirigeants administratifs, d’agences européennes et de partenaires privés.

Célébrer le 18 décembre comme un moment de confrontation avec les réponses formulées jusqu’à présent est une opportunité que l’Europe, si proche des contradictions lacérées d’une politique migratoire fragmentée, ne doit pas manquer. L’occasion de faire le point sur les orientations prises, les compromis acceptés, les priorités consolidées à la suite de l’urgence de 2015, l’année de la « crise des réfugiés ».  Une occasion de redécouvrir le caractère central de la rencontre avec le migrant, rendue de plus en plus impossible par des voies d’accès légales trop étroites et par des politiques de confinement, de rejet et d’externalisation qui sapent la possibilité même de fouler le sol européen et d’avoir accès à toute forme de protection. Sans une telle rencontre, il ne peut y avoir aucune reconnaissance du migrant ou de l’Europe, de son rôle et de son identité.

Cependant, il semble que l’Union fait un pas en arrière par rapport aux États membres, qui évite la rencontre et projette au-delà de la Méditerranée et du Sahara la difficulté d’harmoniser des priorités différentes.  Toutefois, les politiques dictées par des intérêts contingents et les accords bilatéraux fondés sur un ensemble de conditions, de mesures dissuasives et d’incitations à la charte sapent inévitablement l’élaboration d’une stratégie à long terme. L’image que le migrant nous oblige à affronter est celle d’une Europe affaiblie et divisée, qui lutte pour avoir une voix reconnaissable au niveau international. Une Union qui, dans sa tentative de se décharger de la responsabilité des graves lacunes en matière de protection des droits des migrants, s’avère être la plus responsable. Le 18 décembre est une occasion que l’Europe ne peut laisser passer pour réfléchir pleinement sur ce miroir que, comme le suggère le sociologue Abdelmalek Sayad, les migrations placent obstinément devant le visage d’une société « pour démasquer ce qui est masqué, pour révéler ce qui vous intéresse et laisser dans un état d’ ‘innocence’ ou d’ignorance ».