Bruxelles. Les 12 et 13 décembre 2019 se tiendra le premier sommet européen depuis l’entrée en fonction d’Ursula Von der Leyen à la présidence de la Commission européenne, et de Charles Michel à la tête du Conseil européen. Parmi les nombreux sujets à traiter, celui du prochain cadre financier pluriannuel (CFP) devrait figurer en bonne place.

En effet, la Finlande, qui assure la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne jusqu’au mois de janvier, a publié son esquisse pour le CFP 2021-2027, le 2 décembre. Déclenchant une véritable pluie de réactions, les recommandations finlandaises ont montré à quel point le sujet du prochain CFP est sensible.

Ce document est en effet le dernier échange d’une série officiellement amorcée par la Commission Juncker au printemps 2018. Dans sa proposition de départ, la Commission européenne avait déjà posé les bases d’un véritable débat sur l’avenir des finances publiques européennes. Face à la perspective d’un Brexit qui priverait l’Union de 12 à 14 milliards d’euros par an et au regard des nouveaux enjeux aussi importants qu’imprévisibles auxquels l’UE devra faire face ces sept prochaines années, la Commission avait suggéré de sérieux changements à la structure du budget pluriannuel. Parmi ceux-ci figuraient l’établissement de nouvelles ressources propres qui permettraient de rendre le budget moins dépendant des contributions nationales, la mise en place de conditions d’octroi de subventions au respect de l’État de droit qui ciblaient assez directement la Hongrie et la Pologne, ou encore la volonté de donner une plus grande flexibilité au budget européen et d’en simplifier l’architecture.

En termes de chiffres, la Commission proposait un budget de 1,11 % du revenu national brut (RNB) des 27 États membres de l’Union (soit un budget total de 1 279 milliards d’euros à prix courants), en légère hausse par rapport aux 1 % de l’actuel CFP qui était lui-même inférieur aux 1,12 % du CFP 2007-2013. Les deux premiers postes de dépenses, à savoir la politique agricole commune (PAC) et les politiques de cohésion qui représentent environ 70 % du budget, étaient envisagés à la baisse, notamment afin de renforcer d’autres champs d’action tels que la gestion des frontières et de la migration, la recherche et l’innovation, ou encore la sécurité et la défense.

Les pays de l'Union européenne dans les négociations pour le future cadre financier pluriannuelle

Déjà alors, de nombreuses réactions et divergences de fond s’étaient faites entendre, à commencer par celle de la France opposée à la réduction des fonds alloués à la PAC, ou encore celle de pays comme l’Allemagne, la Suède, le Danemark ou les Pays-Bas, qui trouvaient l’enveloppe globale proposée trop importante et souhaitaient la limiter à 1 % du RNB de l’UE.

C’était ensuite au tour du Parlement d’adopter sa position en automne 2019. Comme à son habitude, l’assemblée européenne a plaidé pour un CFP ambitieux, envisageant une enveloppe globale de 1,30 % du RNB des États membres. Considérant la proposition initiale de la Commission comme « un point de départ » qui « ne permettra toutefois pas à l’UE de tenir ses engagements politiques et de relever les défis importants qui l’attendent »1, les eurodéputés souhaitaient voir renforcer certaines lignes budgétaires, mais aussi financer de nouvelles politiques tout en maintenant les niveaux de dépense sur les politiques historiques. Afin d’honorer un tel budget, l’hémicycle strasbourgeois défend depuis longtemps la mise en place de nouvelles ressources propres plus substantielles que celles proposées par la Commission. Très à la baisse par rapport à ces suggestions, la position défendue par la présidence finlandaise a donc été reçue avec la plus grande froideur par le Parlement, estimant qu’elle « condamnerait l’Union à l’échec ».2

L’esquisse finlandaise fixe un plafond global du budget à 1,07 % du RNB de l’UE. Elle envisage des dépenses globales inférieures de 47 milliards aux propositions de la Commission, avec des coupes importantes dans une majorité de rubriques, au premier rang desquelles certaines politiques pourtant perçues comme prioritaires par la Commission entrante, telles que : le numérique, l’environnement, la défense ou encore la migration et la gestion des frontières. S’agissant des dépenses historiques, le financement de la PAC serait supérieur à la proposition de la Commission mais inférieur au CFP actuel, et la part allouée aux dépenses de cohésion serait légèrement accrue bien que leur montant global envisagé soit inférieur d’environ 18 milliards, en conséquence d’un budget total réduit par rapport à celui suggéré par la Commission.3

Enfin, la présidence finlandaise semble vouloir asséner le coup de grâce au budget de la zone euro voulu par le Président de la République française lors de son discours de la Sorbonne. Déjà réduit à peau de chagrin à l’épreuve des joutes communautaires, le BICC (budgetary instrument for convergence and competitiveness) ne pèserait plus que 13 milliards d’euros, anéantissant définitivement sa vocation à avoir un effet stabilisateur, consacrant un peu plus son chevauchement avec les fonds structurels classiques, et renforçant la logique de juste retour dans sa répartition entre les 19 membres de la zone euro.

Alors que la réaction du Parlement était prévisible, les recommandations finlandaises ont déclenché l’ire plus surprenante de bon nombre de responsables politiques, toutes institutions confondues. Ainsi, peu après la parution du document, Antonio Costa, Premier ministre du Portugal, qualifiait la proposition finlandaise de « grosse erreur », et appelait à « la rejeter ». Un peu plus tard, Ursula Von der Leyen elle-même se disait « inquiète des coupes drastiques » formulées par la présidence finlandaise.

Les négociations sur le prochain CFP ayant déjà pris un important retard, ce nouvel épisode intensifie les discussions, sans pour autant les orienter dans le sens d’une sortie de crise.

Les négociations budgétaires, la mère de toutes les batailles

Ces trois séquences (proposition initiale de la Commission, réponse du Parlement, et document préliminaire de compromis formulé par la présidence du Conseil de l’UE) révèlent à quel point la négociation du CFP de l’UE est un moment communautaire clé, lors duquel les rapports de force interinstitutionnels et intrainstitutionnels sont particulièrement houleux.

Sur le plan interinstitutionnel d’abord. Alors que le budget annuel est voté par le Parlement et le Conseil sur un pied d’égalité, celui-ci s’inscrit rigoureusement dans le cadre du CFP, dont la procédure d’adoption est une procédure législative dite « spéciale ». La Commission accomplit le travail technique de préparation et fixe les termes du débat, le Conseil européen discute des grandes orientations et des priorités politiques générales, sur le fondement desquelles le Conseil de l’UE est ensuite chargé d’adopter le CFP à l’unanimité, après avoir obtenu l’approbation du Parlement européen à la majorité de ses membres conformément à l’Article 312 du TFUE.

Ce déséquilibre entre le Parlement et le Conseil peut interpeller, mais le pouvoir de décision budgétaire des eurodéputés revient de loin. Initialement, le seul Conseil conduisait ses travaux sur la base du projet de la Commission, et ce n’est que très progressivement que le Parlement européen a obtenu un pouvoir de décision. Complexe et difficile d’application, le dispositif mis en place à partir de 1975 et octroyant plus de pouvoir au Parlement a engendré de très fortes tensions et d’importantes crises, qui ont forcé les deux institutions à apaiser leurs relations dans le cadre d’accords interinstitutionnels. Poussé par l’élection de ses députés au suffrage universel à partir de 1979, le Parlement a utilisé une dynamique institutionnelle favorable pour affirmer sa légitimité et accroître ses prérogatives. Le Traité de Lisbonne a progressivement consolidé cet équilibre en simplifiant la procédure, mais la tension interinstitutionnelle initiale demeure et le Parlement perçoit sa prérogative budgétaire comme un véhicule essentiel pour imposer son autorité.

La négociation du CFP est donc une séquence communautaire lors de laquelle la tectonique des plaques institutionnelles est particulièrement mouvante. Quand bien même les trois institutions doivent se mettre d’accord et prendre toutes les mesures nécessaires pour en faciliter l’adoption, la Commission y joue le rôle d’arbitre entre un Conseil qui demeure maitre du jeu, et un Parlement qui a particulièrement intérêt à se montrer proactif et incisif pour faire entendre sa voix et obtenir des concessions.

D’un point de vue intrainstitutionnel, c’est au sein du Conseil que les dissensions sont les plus fortes. Dans la mesure où la validation du CFP nécessite un accord à l’unanimité, chaque État membre définit des « lignes rouges » hautement contradictoires, avant même le début des négociations. Les compromis sont ainsi très difficiles à atteindre et les antagonismes entre pays membres ressortent violemment de cette phase, notamment entre les contributeurs et les bénéficiaires nets au budget de l’UE. Des oppositions quasi formalisées se dessinent ainsi sur chaque thématique, entre groupement de pays communément appelés les « amis du mieux dépenser » face aux « amis de la cohésion » ou encore les « amis de la PAC ».

A chaque nouveau CFP, la séquence communautaire suit donc rigoureusement la même dynamique. Sur la base d’un compromis interne inférieur aux propositions de la Commission et bien en deçà des ambitions du Parlement, le Conseil concède généralement de maigres ajustements pour obtenir l’accord des eurodéputés (création d’un groupe de haut-niveau sur l’avenir des ressources propres, versement d’une rallonge pour régler les impayés, clause de réexamen obligatoire à mi-parcours, etc.) Ainsi, la capacité du Parlement fraichement élu à tenir sa position face au Conseil et imposer ses conditions sera un premier test de sa résilience. Les négociations actuelles sont d’autant plus importantes qu’elles offrent l’opportunité rare de faire coïncider la validation du CFP avec l’entrée en fonction d’institutions renouvelées, et donc de donner à l’Union l’impulsion nécessaire à l’accomplissement des ambitions fixées par la nouvelle Commission.

Pour l’heure, l’opportunité unique de refonte du budget européen offerte par la perspective du Brexit ne semble pas avoir été saisie, la tectonique des plaques institutionnelles est plus que jamais en mouvement, et la perspective d’un accord reste très éloignée.