Après plus d’un an et huit mois d’incarcération et de multiples tentatives de libération, l’ancien président Lula a été libéré de prison. La décision en dernière minute du Tribunal Fédéral Suprême, pourtant conservateur, de voter pour l’interdiction d’emprisonnement avant d’avoir épuisé tous les recours judiciaires, a été une surprise. Plus de 4895 prisonniers sont concernés par ce vote, dont l’ancien président brésilien Lula. La décision a été saluée par de nombreux dirigeants politiques.
Lula avait été emprisonné en avril 2018, condamné par le Tribunal Régional Fédéral de la 4ème région (TRF4) en deuxième instance pour « corruption passive et blanchiment d’argent » dans le cadre de l’affaire Lava Jato, dirigée par le juge Sérgio Moro. L’ancien président a dénoncé dès le début de la procédure une affaire politique à quelques mois de la présidentielle brésilienne où il était donné favori face à Bolsonaro. Affaire judiciaire devenue emblématique de l’application du lawfare en Amérique latine, le caractère politique de cet emprisonnement a été maintes fois dénoncé par les leaders socialistes régionaux et internationaux.
La nomination de Sérgio Moro comme ministre de la Justice au sein du gouvernement Bolsonaro et les révélations de The Intercept ont soulevé de nombreuses critiques et renforcé les hypothèses de collusion entre le judiciaire et le politique. Dans ce contexte national, la crédibilité du gouvernement et de la justice brésilienne se trouvent engagés et de plus en plus fragilisés. Sa libération pose de multiples questions tant sur le plan national que régional : quel devenir, notamment politique, pour l’ancien président qui n’a toujours pas récupéré ses droits politiques lui permettant de se présenter à une élection ? Quelles répercussions régionales peut avoir cette libération dans un contexte de mécontentement économique, social et politique des peuples latino-américains ?
Pour revenir sur les principaux enjeux nationaux et régionaux que posent la libération de Lula, nous avons rencontré le sociologue brésilien Emir Sader. Actuellement professeur retraité de l’Université de São Paulo et directeur du laboratoire de politiques publiques (LPP) de l’université de l’État de Rio de Janeiro, Emir Sader analyse les conséquences politiques, mais aussi sociales, d’une telle libération.
Après une incarcération d’un peu moins de deux ans, l’ancien président brésilien Lula a été libéré de prison. Comment expliquer ce retournement de situation ?
Lula a été incarcéré sans preuves et sans que sa présomption d’innocence soit respectée. Il ne s’agissait pas seulement d’emprisonner sa personne mais aussi ses idées. Il a été plusieurs fois proche d’être libéré sans jamais réussir à obtenir sa sortie de prison, car les conditions politiques étaient différentes. Honnêtement, peu de personnes pensait qu’il serait libéré cette fois-ci. Les espoirs étaient réduits car le vote de la présidente du Tribunal Fédéral Suprême est toujours conservateur. Ce fut une surprise pour tout dire, un vrai retournement de dernière minute de la position de la présidente.
Cette décision du Tribunal Fédéral Suprême est principalement due à un changement du climat politique national. D’une part, la nomination de Sérgio Moro – qui a dirigé l’Opération Lava Jato (aussi nommé le scandale Petrobras), une enquête de la Police Fédérale brésilienne qui a débuté en mars 2014 à la suite de la révélation d’un cas de corruption et de blanchiment d’argent qui implique l’entreprise pétrolière étatique Petrobras –, en décembre 2018 en tant que ministre de la Justice du gouvernement Bolsonaro, a démontré une claire politisation de la justice dans le pays, révélant toute une articulation judiciaire en vue de la persécution politique.
D’autre part, le journaliste et fondateur de The Intercept, Glenn Greenwald, en juin dernier a révélé des conversations sur l’application Telegram entre l’ancien juge Sérgio Moro et le procureur Deltan Dallagnol. Les échanges mettent en lumière les demandes du juge Moro au Ministère Public pour construire des cas fictifs dans le but d’emprisonner Lula. Cela s’est traduit par le lancement d’opérations contre les proches des témoins en suggérant des modifications dans les phases d’opération de Lava Jato ou en donnant des conseils stratégiques.
Ces dénonciations ont modifié le climat politique général et ont eu pour effet que, pour la première fois, le Tribunal Fédéral Suprême prenne une décision importante favorable à Lula, qui a mené à sa libération. Par ailleurs, même si je ne pense pas que cela ait pesé sur la décision du Tribunal Fédéral Suprême, Lula a reçu un grand soutien de la communauté internationale et un appui extraordinaire de la part des personnalités et leaders mondiaux.
Le président Lula risque-t-il encore d’être incarcéré ? Que signifie sa libération pour le gouvernement de Bolsonaro ?
À mon sens, juridiquement, le gouvernement de Bolsonaro veut que Lula retourne en prison, et cela reste possible. Il est possible qu’ils veuillent faire voter une nouvelle fois le Tribunal Fédéral Suprême. Mais il ne s’agit pas là d’une préoccupation juridique, sinon politique. Et politiquement, il est devenu plus difficile de l’incarcérer car il y a peu de raisons valables pour le mettre de nouveau en prison. Le bilan de l’an 1 de Bolsonaro à la fin de cette année va être désastreux à tout point de vue.
Dans un tel contexte, la sortie de prison de Lula et ses déclarations contre le gouvernement vont fragiliser encore plus le gouvernement de Bolsonaro. Des millions de personnes sont attentives et réagissent à ce que dit Lula. Sa sortie de prison a été accompagnée par plusieurs manifestations de soutien de la part de milliers de personnes tant à Curitiba qu’à San Bernardo. Il n’y a pas eu, en revanche, d’importantes mobilisations contre sa libération ; cela n’est qu’une construction médiatique. Et dans ce contexte de profonde fragilisation du gouvernement Bolsonaro, Lula rassemble les conditions pour gagner de nouvelles élections. Il serait de nouveau le favori. Le lulisme se convertit en grande idéologie de la démocratie dans le pays, une idéologie de sauvetage du pays.
Toutefois, sa libération est demeurée incomplète. Actuellement, il n’a pas encore de droits politiques : c’est la décision politique la plus importante du Tribunal Électoral Suprême. Le Tribunal doit établir l’impartialité ou non du juge Moro dans cette affaire. Si le Tribunal décide que le juge n’a pas été impartial, les sept jugements de Lula seraient rendus caducs et il récupérerait ses pleins droits politiques.
D’autres leaders politiques progressistes ont subi les conséquences directes du lawfare dans la région comme Jorge Glas en Équateur ou Cristina Kirchner. Pensez-vous que la libération de Lula puisse créer un précédent pour inverser la situation régionale ?
Pour ma part, je ne pense pas que ce qui se passe au Brésil ait un impact sur la situation des prisonniers politiques en Équateur ou dans d’autres pays. Ce qui affecte toute la région, en revanche, c’est un climat général de dénonciation de ces persécutions judiciaires, du lawfare qui résulte tout simplement de l’utilisation de la justice à des fins politiques. Cette tentative de bâillonner la gauche a été déjouée en Argentine grâce à la victoire d’Alberto Fernández au dernier scrutin présidentiel ainsi qu’au Brésil grâce à la libération de Lula. Il peut y avoir un impact régional, mais pas nécessairement par contamination. La libération de Lula aide à fortifier un axe politique démocratique régional qui peut déjà compter sur l’Argentine et le Mexique. Le coup d’État en Bolivie, qui s’est déroulé le jour qui a suivi la libération de Lula, n’a rien à voir avec ce qu’il se passe au Brésil. Le coup d’État a été préparé de longue date. Il coïncide avec la libération de Lula tout simplement parce que les élections générales étaient prévues à cette date-ci, mais les deux événements n’ont pas de lien. Ce qui ne signifie pas que le climat politique régional n’est pas en train de changer.
Il y a eu des manifestations au Chili et en Équateur ces dernières semaines, pensez-vous que le Brésil pourrait être le prochain pays sur la liste ?
Pour sûr, il y aura aussi des manifestations au Brésil. La population est usée par les politiques néolibérales et la manière désastreuse de gouverner de l’administration Bolsonaro, d’autant que le modèle néolibéral est rejeté en force actuellement dans la région. Le modèle néolibéral ne suscite pas de soutien populaire parce qu’en réalité, il ne favorise que le capital financier. La crise en Argentine montre qu’en deux ans seulement, Macri a perdu tout le soutien qu’il avait tant dans la classe moyenne que dans les secteurs populaires. L’exclusion sociale est montée, tout comme le chômage, et les salaires ont chuté. Au Brésil, cela s’est passé de manière très rapide, comme en Argentine : il n’y a de politiques sociales dans ces deux pays. Le soutien populaire se perd avec l’augmentation du chômage. Qu’il y ait des manifestations, c’est bien possible oui, et encore plus, à présent que Lula va aller à la rencontre du peuple brésilien dans son tour du territoire national. Je pense que cela contribuera à l’émergence de mobilisations populaires d’autant plus grandes à travers le pays.
De plus, Bolsonaro est chaque fois plus isolé sur la scène nationale comme internationale. Par exemple, il a récemment quitté son propre parti, ce qui veut dire qu’il se bat aussi avec son parti et les militaires. Il est manifestement isolé, et son gouvernement l’est aussi. Pourquoi ? En raison de son habitude et sa manière désastreuse de créer des conflits internationaux avec des alliés et des voisins.
Quelle a été l’influence de Bolsonaro dans le processus d’intégration régionale ? Est-il possible de le poursuivre et de le réintégrer ?
Bolsonaro est à présent isolé sur le plan international. Il a essayé de boycotter la mise en fonction des gouvernants en Argentine déclarant que le peuple argentin avait mal choisi son nouveau président Alberto Fernández et qu’il n’avait aucunement « l’intention de le féliciter. » Mais ce même Alberto Fernández a parlé directement à Donald Trump et a apaisé la situation. Donc, même en Amérique latine, il est très isolé, d’autant que sa politique extérieure ne lui réussit pas non plus. Il a agi contre le MERCOSUR et a signé la fin d’UNASUR et du CELAC. Alberto Fernández est aujourd’hui à la tête de la recomposition, il fait partie du Groupe de Puebla qui commande la recomposition de cette intégration régionale. Elle me paraît possible. Voyez en Argentine où la situation est encore pire qu’au Brésil. Il y a plus d’espérance au Brésil parce que la situation politico-économique est moins grave qu’en Argentine dont l’économie est bien plus faible et est plus dépendante ; elle a plus souffert que celle du Brésil. La libération de Lula est porteuse d’espérance pour le Brésil et pour la région.