Genève/ Damas. La Syrie est loin d’être un pays en paix : la violence continue notamment dans le nord du pays, où les Turcs et les Kurdes s’accusent mutuellement de violer la trêve négociée par Washington il y a environ une semaine. En même temps, les incidents entre Israël et l’Iran se multiplient et se manifestent concrètement dans des bombardements de sites militaires – notamment iraniens – en Syrie, qu’Israël a revendiqués. Toutefois, malgré ces situations de guerre persistantes, tout laisse présager que le pays se dirige vers l’établissement d’un ordre d’après-guerre puisque la plupart du territoire est contrôlé par les forces du régime et que Daesh est considérablement affaibli. À cette fin, les Nations Unies ont, fin octobre, convié le Comité constitutionnel, composé à parts égales de représentants du régime, de l’opposition et de la société civile, pour des premières négociations à Genève, dont l’objectif consiste en la rédaction d’une nouvelle Constitution qui sera un aspect clé du processus politique1.

Un défi humanitaire immense

Or les implications du lancement du processus constitutionnel vont au-delà des questions d’ordre politique en Syrie. Même si la répartition du pouvoir fera objet des négociations, le travail du Comité ainsi que les efforts des Nations Unies soulignent que l’objectif principal de la communauté internationale, en ce moment, ne consiste plus en la prévention de l’escalade de la violence et dans la résolution d’un conflit “chaud”, mais plutôt en une solution durable concernant la répartition du pouvoir en Syrie d’après-guerre. Avec une stabilité relative sur une partie importante du territoire, la perspective de retour en Syrie commence à se concrétiser pour ceux qui ont quitté le pays pendant la guerre – ce qui pose des défis humanitaires majeurs pour les acteurs syriens ainsi qu’internationaux.

Un regard sur les chiffres souligne l’ampleur de ce défi : l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés estime que le nombre des réfugiés enregistrés s’élève à 5,7 millions dans les pays de la région, dont la plupart se sont enfuis en Turquie (3,7 millions) ou au Liban (presque un million). À ces nombres s’ajoutent plus d’un million de réfugiés syriens enregistrés en Europe ainsi que les migrants en situation irrégulière, et enfin environ six millions de déplacés internes234. La situation humanitaire en Syrie est précaire : avec 11 millions de personnes, plus de la moitié de la population a besoin d’aide humanitaire selon l’ONU5. En même temps, certains pays d’accueil, à l’instar du Liban depuis juillet 2018, ont d’ores et déjà initialisé les premiers retours, qualifiés de volontaires, des réfugiés en Syrie. Malgré la coopération étroite entre les pays d’accueil, comme c’est également le cas avec les réfugiés syriens en Turquie, et avec le régime syrien, ces procédures posent des défis pluriels aux rapatriés : rentrant dans un pays qui souffre d’une immense destruction par la guerre, la plupart d’entre eux ont perdu leur niveau de vie, ce qui implique une dépendance à l’aide internationale. Outre la précarité économique, l’intégration politique et sociale des rapatriés représentera une question clé à trancher dans le processus constitutionnel.

Vers la fin de la protection internationale ?

Sous condition que le Comité constitutionnel fasse un progrès considérable, dans la mesure où l’élaboration d’une Constitution avance et la situation de sécurité reste stable sur la majorité du territoire, des questions de droit international s’ajouteront tôt ou tard aux questions politiques, notamment pour les réfugiés syriens en Europe. Selon la Convention relative au statut des réfugiés, le droit d’asile résultant d’un statut de réfugié s’applique à “toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politique”. Or ce statut n’a pas été accordé principalement à la totalité des réfugiés syriens : depuis le début du conflit, on a pu observer un niveau de protection variable6, ce qui implique qu’une partie de réfugiés syriens en Europe ne jouit que d’un statut de protection temporaire ou subsidiaire à cause de la guerre civile. Avec la fin de la guerre, ceux qui jouissent d’un tel statut à cause de la guerre risquent de le perdre et ainsi d’être confrontés à la possibilité d’une expulsion. Même si la Syrie n’est bien sûr pas qualifiée de pays d’origine sûr, il ne peut pas être exclu que les pays de l’Union durcissent leurs pratiques vis-à-vis des migrants syriens, notamment ceux en situation irrégulière, en créant des “zones sûres”. Une pratique établie dans la politique européenne vis-à-vis les expulsions en Afghanistan. L’Union a déterminé des zones sûres dans le pays, qui sont devenues les destinations des expulsions7.

Même si les pays européens, dont la France et l’Allemagne, entendent augmenter le nombre des “retours volontaires” en Afghanistan, cette pratique contestée pourrait à un moment constituer un exemple pour les futures approches vis-à-vis la Syrie. Néanmoins, la situation des droits de l’homme en Syrie reste précaire : outre les conditions humanitaires et économiques difficiles, l’ONG Amnesty International souligne que les Syriens retournant “doivent se soumettre à une « vérification de sécurité » qui comprend notamment un interrogatoire par les forces de sécurité syriennes, responsables de violations des droits humains généralisées et systématiques constituant des crimes contre l’humanité, y compris d’actes de torture, d’exécutions extrajudiciaires et de disparitions forcées”8. Notamment pour ceux ayant soutenu l’opposition, le retour en Syrie est directement lié à un risque de persécution politique – un risque dotant des personnes de l’éligibilité au statut de réfugié.

Ainsi, les tentatives politiques auront beau augmenter les efforts pour un retour volontaire des réfugiés, cependant grâce aux mécanismes de protection garantis par le droit international, il ne semble guère probable que la protection internationale prenne fin. Afin de garantir l’application de ces droits dans les pays voisins de la Syrie, qui souffrent tout particulièrement du nombre élevé des réfugiés, la communauté internationale fait donc face au défi de créer des conditions d’accueil et de retour conforme aux droits de l’homme. Pour l’Europe, cette situation met de nouveau en lumière la nécessité de créer un système d’asile et une politique migratoire commune à l’échelle européenne pour que ces défis puissent être affrontés de manière plus efficace et coordonnée.

Sources
  1. ONU Info : Syrie : première réunion du Comité constitutionnel prévue le 30 octobre à Genève. 30 septembre 2019, https://news.un.org/fr/story/2019/09/1052872
  2. UNHCR Operational Portal : Refugee Situations, Syria Regional Refugee Response, https://data2.unhcr.org/en/situations/syria#category-24
  3. European Commission, Syria, 20 aout 2019, https://ec.europa.eu/echo/where/middle-east/syria_en
  4. Phillip Connor, Most displaced Syrians are in the Middle East, and about a million are in Europe, Pew Research Center, 20 janvier 2018
    https://www.pewresearch.org/fact-tank/2018/01/29/where-displaced-syrians-have-resettled/
  5. ONU Info : Syrie : 11 millions de personnes, plus de la moitié de la population, ont besoin d’aide humanitaire (ONU). 14 novembre 2019, https://news.un.org/fr/story/2019/11/1056191
  6. The New Humanitarian, En Europe, les réfugiés syriens ne sont pas les bienvenus, 25 septembre 2013, https://www.thenewhumanitarian.org/fr/analyses/2013/09/25/en-europe-les-refugies-syriens-ne-sont-pas-les-bienvenus
  7. Sayed Jalal Shajjan, How safe are EU-designated “safe areas” in Afghanistan for returning asylum seekers ?, South Asia @LSE Blog, The London School of Economics and Political Science, 29 aout 2017, https://blogs.lse.ac.uk/southasia/2017/08/29/how-safe-are-eu-designated-safe-areas-in-afghanistan-for-returning-asylum-seekers/
  8. Amnesty International, Syrie : la question du retour des réfugiés, 20 juin 2019, https://www.amnesty.fr/conflits-armes-et-populations/actualites/syrie-la-question-du-retour-des-refugies