Tunisie. La politique du gouvernement dirigé depuis 2016 par Youssef Chahed n’a ni lutté contre la corruption, ni osé la moindre réforme, ni assuré une justice équitable, bien que certains juges et ministres aient parfois fait preuve d’audace, de volonté de réforme ou de nettoyage des écuries d’Augias. L’organisation de transparence IWatch est financée de l’étranger et comprendre pourquoi certains des dossiers de corruption qu’elle présente à la justice sont retenus et d’autres non reste passablement mystérieux. Tout comme le financement de certains partis politiques par le Qatar et les Émirats Arabes Unis, l’ingérence d’organisations ou de gouvernements étrangers dans la politique tunisienne pose une question importante. Quelle est l’influence réelle de telles interventions  ? Il n’est pas surprenant que les théories de complots fleurissent.

Présenter la Tunisie aujourd’hui comme modèle de démocratie politique est tout aussi risible que de l’avoir présenté comme modèle économique du monde arabe avant 2011, ce que n’avait pas manqué de faire le chœur des bailleurs de fonds occidentaux, Banque Mondiale, France et Union européenne comprises. Ceci dit, l’ambassadeur de l’Union européenne, Patrice Bergamini, a mis le doigt sur la plaie en critiquant publiquement ”certains groupes familiaux qui n’ont pas intérêt à ce que de jeunes opérateurs tunisiens percent”. Parlant rarement l’arabe tunisien, certains experts occidentaux peinent à mesurer le sentiment du pays profond, à démêler les fils embrouillés, souvent maquillés, des statistiques, notamment celles du budget. Pour ne citer qu’un exemple récent, selon les données de la Loi de Finance Complémentairedu ministère des Finances, le déficit budgétaire a atteint 4.8 % du PIB et baisserait à 3,5 % du PIB en 2019. Cette baisse a été obtenue en faisant l’hypothèse très optimiste que le PIB tunisien croîtrait, en dinars courants, de plus de 10 % (10,4 %) cette année, un rythme de croissance que la Tunisie n’a pas connu depuis plus d’une dizaine d’années.

Dans une économie dont plus du tiers du PNB est informel, où les arrangements entre individus, industriels et gouvernants échappent pour l’essentiel à la lumière crue de la vérité, ou les médias n’ont ni les moyens ni, quand ils appartiennent à des individus fortunés, l’envie de parler vrai et d’engager des débats sérieux, décrire la réalité économique et sociale n’est guère chose aisée. Un groupe comme celui présidé par Hamadi Bousbia et qui fabrique et distribue la bière et l’eau minérale est très influent mais fort discret. D’autres grands groupes privés bénéficient des liens tissés au cours des décennies avec une administration pléthorique dont le titre de gloire est d’avoir créé un maquis de règles qui étouffe la création de richesses. Rien de ces réseaux, de ces mœurs n’a changé depuis 2011 sauf que Ennahda a trouvé sa place au banquet. C’est un miracle que la Tunisie ait pu garder un maillage dense de PME.

Le véritable défi auquel devra faire face le nouveau gouvernement est celui de dire la vérité économique non maquillée aux Tunisiens. Comme l’a noté à maintes reprises Hachemi Alaya, l’État est dans l’incapacité de dégager des ressources pour investir. Lutter contre la marginalisation des territoires, la pauvreté et la corruption, le délabrement croissant de certains services publics comme l’hôpital, nécessite des investissements publics. Or les investissements de l’État ont été divisés par deux depuis 2010, passant de 13,5 % à 5,9 % cette année. Contrairement aux promesses faites au FMI et aux investisseurs étrangers, les dépenses de l’État sont le résultat de l’augmentation des salaires dans la fonction publique et la pléthore d’entreprises de l’État dont le personnel est gonflé hors de toute mesure. Ceux qui gagnent plus de 1500 dinars de revenu mensuel bénéficient de nombreux avantages, notamment de voitures de services qui sont de plus en plus utilisées à des fins personnelles. La corruption, limitée autrefois à une classe supérieure autour de la présidence, gangrène le pays. Ceci va de pair cette année avec un matraquage fiscal qui a certes amélioré les recettes fiscales en 2019 mais, de concert avec une fiscalité des entreprises parmi les plus élevées d’Afrique, ne rendent guère le pays attractif aux investisseurs à moins qu’ils ne soient offshore.

Les chiffres de l’Agence de Promotion des investissements attestent de la chute continue des investissements productifs. Des sites industriels ferment chaque mois, certains industriels plient bagage pour passer directement au Maroc. La Tunisie a perdu 94 sites de production en un an dont 62 industriels. Le secteur industriel contribuait au PIB à hauteur de 30 % avant 2011, un pourcentage qui est tombé à moins de 25 % pour les premiers six mois de l’année en cours. Il n’est guère étonnant dans ces circonstances que la création de nouveaux emplois continue de chuter. Il faudrait peut-être réaliser que le secteur touristique tant vanté contribue sans doute négativement au PIB : on ne parle jamais des énormes créances bancaires du secteur qui sont irrécouvrables et plombent les comptes de nombreuses banques, empêchant certaines de prêter à de jeunes entrepreneurs qui, le plus souvent, se lancent sans la moindre aide de l’État et d’un système bancaire qui, pour l’essentiel, prête aux riches et pour la consommation mais n’a que faire d’un business pland’un jeune ambitieux souhaitant démarrer un projet. L’économiste Mahmoud Ben Romdane notait déjà en 2011 que les créances douteuses représentaient à l’époque 20-24 % du PIB ce qui faisait du système bancaire “parmi les plus criblés de prêts non-performants au monde”. La situation a empiré depuis.