Syrie. Mais que s’est-il réellement passé ce mois-ci dans le nord de la Syrie ? Les Kurdes, abandonnés par les Américains, ont été vaincus, et ont dû abandonner une grande partie de la Rojava, la Turquie a pris sa « zone de sécurité, la Russie et les soldats d’Assad ont gagné du terrain, les États-Unis ont tué le fondateur du califat Al Baghadi.
La vérité sur ce chapitre de la guerre syrienne émerge pièce par pièce comme dans un puzzle et porte un nom : une proxy war (guerre par procuration), une guerre pour le pouvoir, pour le gaz et pour le pétrole. Nous devons cette vérité à Trump. C’est un jeu complexe impliquant la Russie, la Turquie, l’Europe, l’Iran, l’Irak et, bien sûr, les États-Unis. Elle est aussi combattue sur le dos des peuples de la région parce que “chaque goutte de pétrole vaut une goutte de sang” comme le disait le vieux colonialiste britannique Lord Curzon qui, dans les années vingt, défendait bec et ongles le protectorat britannique sur les puits irakiens de Mossoul et Kirkouk : ce fut la première trahison des Kurdes mesurée en barils de pétrole.
“Nous prendrons le pétrole syrien pour l’empêcher de tomber entre les mains de Daesh et nous le donnerons à nos compagnies pour l’exploiter”, a dit M. Trump quand Al Baghadi a été tué, ajoutant que les troupes américaines, les mêmes qui étaient censées protéger les Kurdes contre la Turquie, étaient placées autour des puits pétroliers de Deir ez Zhor, une ville malheureusement célèbre pour le martyre des Arméniens en 1915-17 à propos duquel, par hasard, le parlement américain vient de voter presque unanimement pour dorénavant utiliser le terme de génocide.
La Syrie produit aujourd’hui très peu de pétrole brut, environ 24 000 barils par jour contre 350 000 barils avant la guerre en 2011, quantité qui était déjà modeste et principalement destinée à la consommation intérieure.
À titre de comparaison, l’Irak voisin produit 5-6 millions de barils par jour et exporte 3,5 millions de barils : sur le plan énergétique, l’Irak, avec 150 milliards de barils de réserves, est un pays sûr. Tout comme l’Iran, qui possède les deuxièmes réserves de gaz au monde après la Russie mais se trouve malheureusement sous embargo américain.
Aujourd’hui, Damas ne peut assumer seule les investissements nécessaires à la réhabilitation des usines d’extraction. C’est pourquoi le pétrole syrien a plus d’importance sur le plan politique qu’économique.
Quel est donc l’intérêt réel des Américains à contrôler ce pétrole en violation, entre autres, de toutes les lois internationales ?
Tout d’abord, Trump veut empêcher Assad de mettre la main sur des ressources stratégiques en faisant pression sur ses alliés comme la Russie et l’Iran, qui l’ont aidé militairement et économiquement.
Deuxièmement, l’idée est d’indiquer clairement que les États-Unis empêcheront la construction de tout gazoduc qui irait de l’Iran, en passant par l’Irak, pour rejoindre la Syrie et la Méditerranée. C’est d’ailleurs l’une des causes de la guerre par procuration en Syrie.
En 2009, Bachar el-Assad a refusé de laisser passer un gazoduc en provenance du Qatar, affirmant qu’il interférerait avec les intérêts de son allié russe, le plus grand fournisseur de gaz naturel de l’Europe. Mais en 2010, Assad a commencé à négocier un gazoduc avec l’Iran qui, s’il arrivait sur les rives de la Méditerranée, permettrait à Téhéran de devenir l’un des plus grands fournisseurs européens, irritant les Américains, les Israéliens et les opposants saoudiens à la République islamique chiite.
C’est ainsi que les Américains, avec le Qatar et l’Arabie saoudite, puis la Turquie, ont commencé à soutenir et à financer l’opposition syrienne en préparant une révolte pour renverser le régime. Le califat d’Al Baghdadi, un État islamique sunnite radical entre l’Irak et la Syrie, était une créature parfaite pour empêcher ces projets énergétiques des Syriens et des Iraniens, également approuvés par le gouvernement pro-chiite de Bagdad.
Mais il y a une troisième raison, peut-être encore plus stratégique, qui pousse Trump à mettre le drapeau américain sur les puits syriens : envoyer un message à la Russie et à la Turquie qui viennent d’inaugurer le Turkish Stream avec lequel ils ne fourniront du gaz qu’en Europe et dans les Balkans où Moscou et Ankara font sentir leur influence historique.
Il est bien connu que les États-Unis ont limité ou bloqué les projets de gazoducs européens avec Moscou. Ou plutôt : ils l’ont accordé aux Allemands avec North Stream mais ont arrêté le South Stream de Saipem avec les Russes. Ces dernières années, les États-Unis ont exercé une pression énorme sur Erdoğan, le plus gros acheteur de gaz à Moscou.
Avec l’achat par la Turquie de systèmes antimissiles russes et les accords avec Poutine contre toute logique d’adhésion à l’OTAN, ce sont les véritables raisons du conflit entre Washington et Ankara.
Voici l’argument : les États-Unis veulent contrôler le flux des ressources énergétiques et déterminer les quotas de pouvoir économique et donc politique des États de la région, mais aussi de la Russie et de la Turquie, qui, ces jours-ci, ont protesté durement contre l’occupation des puits syriens par les États-Unis.
Mais l’Europe est également impliquée dans cette opération : Bruxelles a abandonné les Kurdes à leur sort sans prendre de mesures concrètes contre la Turquie mais a décidé d’imposer des sanctions à Ankara et d’envoyer des navires militaires à Chypre, en France et en Italie – avec l’accord des Américains – quand Erdoğan a lancé son défi en envoyant un navire de forage, le Yavuz, dans la “zone d’exploitation exclusive” de Nicosie où il existe déjà les concessions de ENI et Total, mais également celles de la compagnie américaine ExxonMobil, Qatar Petroleum et Texan Noble Energy de la Delek Drilling israélienne.
Le gaz chypriote est un grand enjeu parce qu’il fait partie du projet de gazoduc de la Méditerranée orientale signé par Israël, l’Italie, la Grèce et Chypre dans le cadre d’un protocole d’accord datant de 2017 : si l’on construit la Méditerranée orientale, longue de 2 200 km et profonde de 3 km, elle apportera sur les marchés européens le gaz égyptien du réservoir Zhor, mais aussi celui des puits offshore israéliens du Leviathan et Tamar.
Tels sont les plans qui devront réduire la dépendance européenne à l’égard du gaz russe et du gaz transporté de Moscou vers la Turquie.
Le prix de la trahison se mesure en barils de pétrole et en mètres cubes de gaz.