Les festivals sont évidemment politiques. Woodstock, Rock Against Racism, Notting Hill Carnival. Il y est question de solidarité, d’esprit collectif, de vie alternative et de rassembler les festivaliers autour d’une cause. Ils sont les héritiers modernes de la tradition médiévale du carnaval, moments d’exception pendant lesquels le monde peut être brièvement chamboulé : le temps d’un week-end à Glastonbury, on peut se droguer aux côtés des policiers, comme on pouvait jadis devenir les évêques d’un jour. Les festivals détiennent un pouvoir de rassemblement que les premiers théâtres extérieurs modernes et les opéras du XIXe siècle connaissaient bien : rassembler une foule et saper le pouvoir de l’intérieur, avant de déclencher une véritable rébellion de front.

Dans un essai écrit en 2006, où il se demande « Pourquoi organiser des festivals au XXIe siècle ? », Eric Hobsbawm cherche à examiner comment cette forme d’expérience culturelle qui ne s’est répandue qu’après la Seconde Guerre mondiale semble, en ce début du XXIe siècle, en être à son heure de gloire1. Pour reprendre une de ses statistiques : en 2003, il y avait 120 festivals de musique en Grande-Bretagne contre 221 en 2006. Aujourd’hui (si l’on en croit la liste des festivals de musique de Wikipedia au Royaume-Uni), il y en a 453. Mais dans quelle mesure l’ancienne revendication des festivals à construire de nouvelles sociétés peuvent-elles encore tenir la route à une époque où il est devenu un phénomène culturel mondialisé, marchandisé et standardisé ? Une institution estivale caractérisée par des communautés de jeunes unis dans la recherche de l’oubli et de la bonne musique : des lieux rayonnants de bikinis, de peau brûlée, de bière à sept livres sterling, de frites, de la perte de ses amis dans la foule, de la destruction de sa tente par le vent ou le feu et le fait d’être touché par des étrangers en regardant les grands écrans des grandes scènes, où de beaux et célèbres artistes dansent au loin. En résumé : des coiffes ethniques, des montagnes de déchets et une chaîne en pointillés d’un stand de falafels à l’autre. Il est assez banal aujourd’hui de considérer ces week-ends de tentes et de toilettes publiques comme un mode de vie alternatif, tout comme il est peu convaincant de croire que ce genre de festival offre des formes d’expression de soi qui dépassent les frontières sociales, quand on vit dans un monde où ces frontières ne sont plus très rigides du tout. Quelle place reste-t-il alors à la politique quand le festival est devenu au mieux une sorte de rébellion packagée ?

« Les deux festivals font face à une double tâche : réfléchir à comment un festival contemporain peut être un espace politique en lui-même et comment ce format peut servir la politique particulière du parti auquel il est affilié. »

Katie ebner-Landy

Au cours des deux derniers week-ends, j’ai assisté à deux festivals différents qui se veulent explicitement politique : La Fête de l’Humanité du PCF et The World Transformed (TWT), le festival rattaché à la conférence annuelle du Parti travailliste et lié au mouvement Momentum. Les deux festivals font face à une double tâche : réfléchir à comment un festival contemporain peut être un espace politique en lui-même et comment ce format peut servir la politique particulière du parti auquel il est affilié. Chacun a apporté ses propres réponses à ces questions : des réponses adaptées à l’ancienneté de chaque festival et aux différentes positions et possibilités de l’extrême gauche en France et au Royaume-Uni.

Fête de l’Huma, 2006

Je n’avais aucune idée de ce à quoi m’attendre de La Fête de l’Huma, et j’ai supposé que ce serait comme les festivals de musique auxquels j’avais assisté auparavant, simplement avec quelques conférences supplémentaires. Mais après avoir choisi notre déjeuner parmi les stands des partis communistes du monde entier – qui constituaient une ville entière de petites tentes blanches provocantes, révoltées contre la main que l’histoire leur tendait – ce qui m’est apparu, c’était à quel point c’était différent. Il faisait chaud mais personne n’était en bikini, c’était dans un champ mais il n’y avait pas de coiffes ethniques, et la bière ne m’a jamais coûté sept livres sterling, et ce sentiment qu’il y avait quelque chose de fondamentalement différent ici a continué quand nous sommes arrivés sur la scène principale, où le groupe vedette du festival est monté sur scène sans chichi : pas de grosse lumière, pas de défilé costumé, juste une petite introduction, suivi par un mot rapide d’une gilet jaune avant qu’ils ne commencent à jouer.

« Cela semblait être dû au manque d’intérêt pour le carnaval performatif, à l’absence manifeste d’un marché monopolisé de la nourriture et des boissons, et à quelque chose d’aussi intangible ou métaphysique que la qualité de l’atmosphère qui découle de la substitution de l’expression de soi à une croyance collective vague. »

Katie Ebner-Landy

J’ai alors commencé à ressentir le fait que La Fête de l’Huma semblait aussi éloignée de ce que l’on s’imagine d’un festival contemporain standardisé que pouvait l’être un événement de sa taille et de son ampleur. Cela semblait être dû au manque d’intérêt pour le carnaval performatif, à l’absence manifeste d’un marché monopolisé de la nourriture et des boissons, et à quelque chose d’aussi intangible ou métaphysique que la qualité de l’atmosphère qui découle de la substitution de l’expression de soi à une croyance collective vague. L’une des choses les plus difficiles quand on est dans un système est d’imaginer ce qu’il se passerait si l’un des principes fondamentaux changeait : une impasse imaginaire qui, associée au capitalisme mondialisé, est exactement ce que Thatcher a appelé « TINA » ou « there is no alternative ». Ce qui semblait le plus politique à propos de La Fête de l’Huma, était à quel point elle avait réussi à se détacher des logiques de plaisir propres à cette économie particulière : complètement libérée des paillettes, de l’hédonisme pur et du pseudo-imaginaire hippie que tout rassemblement de joie collective que j’avais connu auparavant. Une vision brève d’une mondialisation sans mondialisation, une opération à grande échelle sans le mécénat de grandes entreprises et une forme d’interaction sociale qui ne semble pas reposer sur le culte de l’individu.

Fête de l’Huma, 1945 (© Archives Départementales 93)

Le seul problème n’était pas tant de savoir jusqu’où ce sentiment pouvait aller au-delà des limites de La Courneuve, mais ce que ce festival offrait véritablement en termes de politique pour le présent. Les seules propositions politiques que j’y ai rencontrées étaient un dépliant qui proposait de se mobiliser pour un référendum visant à empêcher la privatisation des aéroports parisiens, et un briefing rapide sur les brutalités policières par la représentante des gilets jaunes. Ce que La Fête de l’Huma a offert en terme de politique sociale, elle a semblé en manquer pour ce qui est des politiques concrètes – ce qui m’a fait me demander si le patchwork sectaire des partis communistes du monde ne pouvait coexister que dans ce riche humanisme puisqu’il y était si peu question de pouvoir. Quel serait l’intérêt des luttes intestines si vous ne savez pas quand vous aurez l’occasion de proposer des politiques ensuite ? L’image que la Fête m’a laissée était celle d’une des longues tables à chevalets remplies de vieux livres qui composaient les allées du festival : une image qui, à mon avis, n’est pas si différente des photographies prises dans les années 30 lors des débuts du festival.

Entrée du festival The World Transformed (TWT)

Ensuite, il y a eu le TWT, qui en est maintenant à sa quatrième année. Le TWT marque une vague de politisation des festivals à travers le Royaume-Uni qui s’est produite dans le cadre du Corbynisme. (Cette vague a fait de Corbyn la vedette des festivals de musique, a provoqué l’interdiction de la vente de coiffes amérindiennes à Glastonbury en 2017 et des festivals d’idées concurrents ont commencé à fait leur apparition dans le pays pour rivaliser avec l’hégémonie de la gauche). Cette année, la conférence du Parti Travailliste s’est tenue à Brighton – la conférence a lieu en alternance à Liverpool et Brighton chaque année afin de s’adresser au Nord et au Sud – et je suis arrivée samedi avec mon cordon du Parti Travailliste en plastique et mon application Momentum pour le TWT. Mon ami, qui sentait mauvais et était exténué après 18 heures de travail pour construire le décor du festival (qui comprenait la construction d’un Musée du Néolibéralisme), est venu nous chercher avec une camionnette à la gare. C’est là qu’il nous a dit comment la manière dont l’organisateur faisait les choses, couplée à la foi de chacun dans le projet, avait eu pour résultat que tout le monde travaille si assidûment pour lui. Nous voulions prendre un petit-déjeuner, et nous sommes passés devant des restaurants à brunchs tout à fait photogéniques avant d’arriver au dernier café encore sur pied où nous nous sommes installés face à nos petits-déjeuners anglais, en préparation à la Grande-Bretagne de l’après Brexit. Je me suis demandé s’il existait un petit-déjeuner qui ne fût ni un toast à l’avocat avec un espresso, ni du bacon, des oeufs et un café filtre, et mon ami m’a fait remarquer que le problème actuel des travaillistes était précisément de savoir comment unir les fidèles de ces deux types de petit-déjeuner.

« il y a eu une série de « laboratoires politiques » thématiques axés sur la construction de valeurs et de principes pour un manifeste du Parti Travailliste et sur l’examen de ce que pourraient être les médias, la justice, la santé mentale, la légalisation des drogues et la sécurité sociale dans un socialisme du XXIe siècle. »

Katie Ebner-Landy

Ce qui distingue le TWT de La Fête de l’Huma, c’est le pouvoir. Cette année, l’une de ses tâches a été de créer un « Manifesto pour le Mouvement » : fournir une « méthode d’élaboration de politiques participative » dans le cadre du festival2. Cela a été imaginé comme une sorte d’action de base qui déclencherait ensuite d’autres initiatives d’éducation politique dans le cadre du nouveau projet « TWT365 » qui se déroulerait toute l’année. Plusieurs politiques qui avaient été élaborées à la base par les travaillistes devaient déjà faire l’objet d’un vote des délégués et des syndicats lors de la conférence du Parti Travailliste – en particulier les motions sur l’abolition des écoles privées et du Green New Deal – et une partie de ce que le TWT visait à faire était d’échauffer la foule à l’idée de mobiliser autour de ces idées et d’inspirer ce type de réflexion dans d’autres domaines politiques. Parallèlement à un programme de sessions historiques, pratiques et éducatives sur la démystification des mythes économiques, la compréhension du fascisme mondial et le militantisme à grande échelle, il y a eu une série de « laboratoires politiques » thématiques axés sur la construction de valeurs et de principes pour un manifeste du Parti Travailliste et sur l’examen de ce que pourraient être les médias, la justice, la santé mentale, la légalisation des drogues et la sécurité sociale dans un socialisme du XXIe siècle. Cela est allé de paire avec de grandes fêtes le soir, y compris une émission de variétés animée par Novara Media, avec une partie intitulée « chaos avec Ed Miliband » et animée par Ed Miliband en personne.

Meeting du Parti Travailliste lors du TWT

L’ambiance était passionnante : les conversations sur le Green New Deal se sont orientées vers une discussion sur l’externalisation de « l’énergie brune » le long d’anciens réseaux coloniaux et la discussion sur l’abolition des écoles privées a conduit à l’idée d’abolir Oxbridge (par deux professeurs d’Oxbridge !). C’était un lieu d’idées, d’énergie et de politique dans un Parti qui semblait fort, dynamique et, surtout, moderne. Puis les gens qui étaient à la vraie conférence du Parti travailliste sont revenus. Epuisés, préoccupés par les reportages des médias sur Tom Watson3, et préoccupés par le vote des syndicats contre les propositions radicales, ils sont arrivés avec la nouvelle que Corbyn était fatigué, que tout était fini et que nous devrions commencer à penser à sa succession. Le fait d’être au TWT et à la Conférence signifiait faire partie d’une discussion constante entre ces deux lieux – l’un qui a émergé des mouvements sociaux et notamment de l’anarchisme et de l’extrême-gauche et l’autre qui est assurément électoraliste et parlementariste : une discussion sur les idées politiques (quels types de structure de vote et de démocratie devraient exister) et sur les questions fondamentales de stratégie politique : comment unir les syndicats aux propositions de Momentum, ce que nous pensons de la position actuelle sur Brexit et qui pourrait être le meilleur candidat après Corbyn.

« C’était un lieu d’idées, d’énergie et de politique dans un parti qui semblait fort, dynamique et, surtout, moderne. Puis les gens qui étaient à la vraie conférence du Parti travailliste sont revenus. »

Katie Ebner-Landy

Si le TWT gagne sur une politique concrète et tournée vers l’avenir, sa politique sociale est rétrograde par rapport à ce qu’offrait La Fête de l’Huma. C’est moins un lieu d’esprit collectif qu’une sorte de machiavélisme social aigu. Une femme m’a dit qu’elle avait peur de dire quelque chose de mal et de finir par être moquée dans le magazine Jacobin, j’ai entendu deux fois ce trait, « la gauche prétend qu’elle ne vous connaît pas si elle ne vous a rencontré qu’une fois », et combien ai-je vu d’yeux errants pendant la conversation afin de trouver des regards familiers à travers la pièce. Pour aller aux grandes fêtes, il faut avoir des billets supplémentaires, pour faire partie d’un panel, il faut connaître les bonnes personnes, et le public est majoritairement jeune, à la mode, plein d’étudiants d’Oxbridge. Dans ce festival, j’ai regardé mon téléphone plus que jamais auparavant – par excitation et par pression pour savoir exactement ce qui se passait à un moment donné, ainsi que par ce sentiment pénible que vous avez toujours besoin d’être ailleurs.

Inclure de la politique dans un festival du XXIe siècle semble donc être une question de rejet de l’économie de l’expérience pour la remplacer par une forme d’éducation politique rapide et radicale. Un changement qui semble approprié si l’on considère à quel point le format du festival des XXe et XXIe siècles semble avoir eu peu d’impact sur la politique réelle. Marx répondait à ce que Raymond Geuss appelait le problème de « l’orientation générale », ou du sens de la vie, par l’idée de participer à des activités sociales et productives 4. La Fête de l’Huma et le TWT ont donné un sens à l’activité sociale : plonger l’individu dans un groupe et l’éloigner ainsi de sa remise en question personnelle du dimanche. Alors que je fumais à l’extérieur d’une fête, l’un des orateurs du TWT m’a dit : « Tous mes amis ont des crises existentielles le dimanche, mais moi, j’ai le Parti [travailliste] ». Si le TWT réussissait à offrir un grand nombre d’activités productives et sociales ce n’est pas là mais en dansant à La Fête de l’Huma avec des représentants du Parti communiste martiniquais que j’ai eu l’impression que le nihilisme un peu glaçant qui vient conclure une fête était à mille lieues de là. Mais si nous voulons construire un avenir alternatif, peut-être est-il plus prudent de mobiliser l’anxiété et l’individualisme du capitalisme tardif plutôt que d’imaginer le temps d’une danse qu’ils n’existent pas ?

Sources
  1. Eric Hobsbawm, Fractured Times : Culture and Society in the Twentieth Century, London : Little Brown, 2012, ch. 4
  2. Voir le manifesto pour le mouvement Momentum : https://drive.google.com/file/d/1vT5VFu9Jxnzm1OUkNSPlJyfnxGyCnaaR/view, p.2
  3. Chef adjoint du Parti travailliste britannique. La veille de la conférence, Jon Lansman, fondateur de Momentum, avait déposé une motion auprès du comité exécutif national (NEC) du parti afin de supprimer le poste de chef adjoint. Voir aussi : https://www.theguardian.com/politics/2019/sep/21/explained-attempt-to-remove-tom-watson-deputy-labour-leader
  4. R. Geuss, Philosophy and Real Politics, Princeton, 2008, p. 41