Dans un texte de 1976, Pour une crisologie, vous développiez le concept de crise et faisiez le diagnostic d’une nécessaire « crise du concept de crise. » Ce mot était depuis longtemps dévoyé. Pensez-vous que cette « crise de la crise » ait eu lieu ?

La difficulté du concept de crise est qu’il peut s’appliquer à toute évolution historique. Une évolution n’est jamais linéaire, c’est toujours l’apparition de quelque chose de nouveau qui met en question, tend à détruire quelque chose de déjà installé et provoque donc un certain nombre d’incertitudes.

Toutefois, bien qu’on puisse dire que tout devenir historique soit crisique – surtout dans l’histoire occidentale – il y a des moments particulièrement crisiques, comme par exemple la crise économique générale de 1929, laquelle elle-même détermina une crise des démocraties, laquelle détermina la guerre.

Edgar Morin, Pour une crisologie, L’Herne, «  Carnets  », 2016

Il y a donc des cas où l’on peut définir une crise.

« Il y a une crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en tant qu’humanité. »

Edgar Morin

Je pense que nous traversons une période qui commence avec la crise économique de 2008 et coïncide avec une crise profonde des démocraties, que tout cela coïncide avec une crise de civilisation – de la civilisation du moins occidentale qui s’est universalisé. Cette crise de la civilisation coïncide elle-même avec une crise de la biosphère, dite crise écologique, c’est-à-dire le moment où les systèmes de régulation naturels ne sont plus capables d’éliminer des facteurs de déviance et de destruction. La crise se définit d’ailleurs ainsi : elle correspond au surgissement de feedbacks positifs qui correspondent à des ruptures d’homéostasie.

De sorte que je dirais même qu’on est entré dans une crise de l’humanité puisque l’humanité se trouve aujourd’hui à vivre une communauté de destins par des périls communs écologiques, nucléaires, économiques, etc. Mais elle vit ces périls communs sans en être véritablement consciente ou plutôt, ce qui est intéressant, c’est que les inquiétudes causées par cette incertitude du futur, les perspectives relativement angoissantes et certains phénomènes du présent, comme le déchaînement du fanatisme – pas seulement djihadique mais aussi évangélique – et toute une série de phénomènes perturbateurs, font qu’au lieu de prendre conscience de cette communauté mondiale de destin, on se réfugie dans des consciences particulières, singulières, individuelles, surtout ethniques, religieuses ou nationales. Il y a donc une crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en tant qu’humanité. Il y a donc une sorte, pas seulement de coïncidence, mais de relation en chaîne de cet ensemble de crises. C’est de cette crise de l’humanité que je parlais dans Terre-Patrie.

Edgar Morin et Anne-Brigitte Kern, Terre-Patrie, Le Seuil, «  Points  », 2010

Face à ce constat d’une génération désabusée et d’une fragmentation des consciences individuelles, quelle solution voyez-vous pour retrouver du commun ?

Cette crise dont je parle favorise beaucoup d’initiatives infra-politiques et supra-politiques au niveau d’associations locales ou plus générales comme par exemple celle de l’économie sociale et solidaire. On trouve également des mouvements écologiques, et toutes sortes de solidarités. Il y a une efflorescence en France, et même dans le monde, de cette tendance à chercher à tâtons une autre civilisation. C’est très net avec ce qui s’est passé dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ; il y a là une tentative de créer un autre mode que le mode strictement propriétaire individualiste et on est aussi forcé de constater les résistances persistantes à tous ces efforts, incompris par les institutions et même par les partis.

Le constat est double : nous sommes témoins d’une très grande vitalité de ces mouvements et d’un progrès dans les différentes prises de conscience, mais nous sommes également confrontés à sa très grande dispersion : ces initiatives ne sont pas reliées entre elles, elles ne sont pas arrivées au niveau d’une pensée, d’une perspective politique sur le monde actuel à la manière de la pensée de Marx, qui était une pensée sur la réalité, sur l’Histoire, sur l’humanité, sur le devenir etc. Une politique a besoin de refaire une pensée, le vide de la pensée est total et c’est dans ces conditions là qu’il y a, bien entendu, une prolifération d’initiatives intéressantes mais très limitées.

« Une politique a besoin de refaire une pensée, le vide de la pensée est total et c’est dans ces conditions là qu’il y a, bien entendu, une prolifération d’initiatives intéressantes mais très limitées. »

Edgar Morin

Pensez-vous que le mouvement des Gilets jaunes procède de la même logique ?

Le phénomène des Gilets jaunes est très intéressant. Il cristallise mille aspirations réelles, des revendications, les unes très secondaires, d’autres importantes, mais il témoigne aussi de l’absence de conscience de la façon dont il faut changer de cap. Je dirais même l’absence de conscience de la puissance énorme qu’a pris le pouvoir de l’argent, de la finance, de l’économie qui a littéralement colonisé la politique et conduit à une inconscience de ce l’on appelle politique aujourd’hui. Cette politique s’est mise à la remorque de cette économie néolibérale, dont le seul horizon est purement quantitatif : taux de croissance, PIB, réduction du chômage.

J’en déduis donc une autre crise mais invisible : la crise de la pensée.

Comment se manifeste cette crise invisible ?

Elle a lieu à travers notre système éducatif. Je considère en effet que notre système d’éducation favorise toujours un morcellement de l’intelligence, une incapacité à poser les problèmes fondamentaux qui sont tous transdisciplinaires ou polydisciplinaires. Pour penser la mondialisation, il ne suffit pas d’additionner l’économie, la démographie, etc., il s’agit de voir l’interaction entre toutes ces choses.

Si la recherche d’un autre mode de pensée existe, je le vois bien dispersé. La complexité, que je défends, n’a toujours pas été mise en œuvre dans la manière d’éduquer les enfants. Elle reste encore un défi. Ce qui me choque, ce sont les immenses progrès du mode de pensée que j’estime myope ou aveugle : on continue à être éduqués de cette façon-là.

Nous ne sommes même pas arrivés aux préliminaires d’une conscience plus importante au niveau de l’humanité qui pourrait un peu orienter un changement de voie, ni au niveau d’une réflexion sur la connaissance elle-même et la pensée qui devrait s’ouvrir à la complexité du réel. Voilà la situation actuelle.

« Nous ne sommes même pas arrivés aux préliminaires d’une conscience plus importante au niveau de l’humanité qui pourrait un peu orienter un changement de voie, ni au niveau d’une réflexion sur la connaissance elle-même et la pensée qui devrait s’ouvrir à la complexité du réel. »

Edgar Morin

Pourtant, les humains se pensent aujourd’hui plus qu’hier en temps réel et en interconnexion grâce aux nouvelles technologies. Vous semblez dire que, malgré cela, la complexité ou la « reliance » que vous appeliez de vos vœux, n’est pas advenue. Comment expliquer ce paradoxe ?

Effectivement, l’ère de la globalisation, qui commence en 1989, c’est-à-dire avec la généralisation du système capitaliste, marchand, concurrentiel, qui s’est répandu dans le monde entier et notamment en Chine et en ex-URSS, se caractérise également par une explosion des systèmes de communication au niveau mondial avec l’Internet, l’ordinateur, le téléphone mobile, etc.

Tout communique donc, mais cette communication extrême et globale n’a pas conduit à un progrès de la compréhension. Est-ce que les relations entre les cultures et le peuple s’améliorent ? Pas du tout, au contraire, la mondialisation, en laissant planer quelque chose qui est ressenti comme une menace sur l’identité culturelle, semble provoquer le renforcement des résistances culturelles. Les phénomènes de néo-nationalisme et de néo-ethnisme semble exactement liés à cette mondialisation, dont la naissance coïncide avec la guerre de Yougoslavie, où une nation qui était presque formée se disloque sous des poussées identitaires, religieuses, néo-nationalistes.

Pour résumer : communication n’est pas compréhension, cette communication sert surtout les contacts économico-techniques. Bien entendu, elle sert aussi les contacts sentimentaux puisqu’on peut téléphoner aux personnes qu’on aime qui se trouvent à l’autre bout du monde. Mais cette communication concerne des personnes qui se comprenaient déjà entre elles, et qui peuvent simplement continuer à se comprendre par ces moyens-là.

L’information n’est pas la connaissance, la connaissance est une organisation de l’information ; l’information désorganisée n’est qu’un brouillard de fumée. La connaissance organisée, si elle est mal organisée, est une idéologie fausse ; si elle est bien organisée, elle est assez complexe pour au moins essayer de comprendre une partie du réel. La complexité, telle que je l’entends, est un progrès cognitif, or on se rend bien compte que ces progrès énormes de la communication ne sont pas du tout des progrès cognitifs, ce sont de simples améliorations techniques.

« L’information n’est pas la connaissance, la connaissance est une organisation de l’information ; l’information désorganisée n’est qu’un brouillard de fumée. »

Edgar Morin

Quelle serait donc la solution, complexe, en terme de politique publique ou d’approche, pour articuler la grande crise de la biosphère que vous évoquiez avec le paradigme, par exemple, de la croissance économique ?

Sur l’écologie, la complexité, c’est de combiner croissance et décroissance. Il faut savoir ce qui doit croître et ce qui doit décroître.

Qu’est-ce qui doit croître ? C’est évidemment l’économie de solidarité, l’économie utile et vitale. Quant à ce qui doit décroître, c’est l’économie de produits ayant une pure valeur mythologique, qui donnerait la santé le bonheur, etc. C’est aussi l’économie des produits nocifs, comme les boissons sucrées qui rendent obèses les enfants, ou l’alimentation industrialisée, qui contient des produits nocifs… Il faut aussi militer pour la régression de tous les produits industriels à obsolescence programmé. Cette tendance inquiétante, qui a commencé avec les bas-nylons, et a continué avec les réfrigérateurs et les voitures, touche aujourd’hui de plus en plus de produits. Auparavant, on construisait pour durer, tandis que maintenant, on construit pour que cela ne dure qu’une dizaine d’années : ordinateurs, voitures et j’en passe…

Il y a tout un secteur économique qui doit décroître absolument, et un autre qui doit croître. Je pense que l’alternative « croissance contre décroissance » est une vision simpliste qui occulte les vrais problèmes. Les partisans de la décroissance ont le mérite un peu de mettre l’accent sur quelque chose d’important, mais c’est unilatéral et ils ne font que renforcer les partisans de la croissance.

Dans Penser l’Europe, vous montriez comment la complexité pouvait permettre de faire résonner l’idée d’Europe comme « unité complexe ». Comment expliquez-vous que l’Europe, qui a nourri la pensée des intellectuels pendant longtemps, ait cessé d’être une idée au moment où s’est faite la construction européenne ? Quel a été votre cheminement personnel jusqu’à l’idée européenne ?

Pour ma part, je ne me suis rallié à l’idée européenne qu’au début des années 1970. J’étais d’abord universaliste. Je m’intéressais beaucoup à la décolonisation, au Tiers-Monde. Mes horizons s’y prêtaient. Dans la résistance, j’avais été un communiste de guerre, et bien que j’eusse rompu avec le Parti communiste, j’ai gardé cet esprit – et je le garde toujours – de l’universel. L’idée européenne ne faisait alors pas partie de ma réflexion, car je la voyais comme une entreprise trop régionale, trop centrée sur l’Occident.

Edgar Morin, Penser l’Europe, Gallimard, «  Folio actuel  », 1990

Je suis devenu européen au tournant des années 1970 pour deux raisons historiques. D’abord, la première crise du pétrole durant laquelle les États arabes ont mis en difficulté une Europe qu’on croyait jusque là intouchable, a commencé à renverser la situation. Cette grande Europe occidentale qui avait dominé le monde devenait dans l’imaginaire une sorte de malade d’hôpital qui attendait sa perfusion pour ne pas mourrir ; la grande Europe arrogante était devenue une vieille chose malade ; une chose qu’il fallait donc commencer à protéger. Par ailleurs, c’est durant les mêmes années, en 1974 pour être précis, que le Portugal cesse d’être une puissance coloniale. Pour moi, l’Europe est alors lavée de ce péché, de cette tache permanente qu’était le colonialisme. Je pense que s’opère alors une transformation dans la représentation : l’Europe redevient quelque chose de modeste, de menacée.

« Au tournant des années 1970, cette grande Europe occidentale qui avait dominé le monde devenait dans l’imaginaire une sorte de malade d’hôpital qui attendait sa perfusion pour ne pas mourrir ; la grande Europe arrogante était devenue une vieille chose malade ; une chose qu’il fallait donc commencer à protéger. »

Edgar Morin

Elle n’est plus ce qui va dominer le monde, mais au contraire ce qui se trouve menacé par d’énormes puissances. Et je deviens pro-européen pour penser que, dans ce monde, l’Europe peut devenir un modèle de culture et de civilisation. À ce moment-là, pensant que l’important est de maintenir et de préserver notre unité, je vote et m’exprime en faveur des grands traités, comme Maastricht. Je n’y crois pas du tout, mais je vote avec la logique selon laquelle il ne faut pas défaire cette chose, en ayant conscience que ces traités réduisent les problèmes européens à une vision économique.

Voilà pour le contexte de votre adhésion à l’idée européenne. Mais quel bilan tirez-vous de cette expérience ?

Rétrospectivement, j’ai conçu la crise de Yougoslavie à partir de 1990 comme la première grave crise européenne, parce que les pays européens ont été incapables d’empêcher, de prévenir ou même d’arrêter très tôt cette guerre. Au contraire, ils l’ont laissée s’attiser. La France ou l’Allemagne ont été parfaitement impuissantes. Ce sont les États-Unis qui y ont mis un temps d’arrêt – sans d’ailleurs vraiment résoudre le problème au fond.

Non moins rétrospectivement, je me suis rendu compte que l’Europe avait déjà dévié après le refus de la France de participer à une communauté de défense (CED). Elle aurait dû faire un pas politico-militaire en avant, et elle ne l’a pas fait. À ce moment-là, ce qui a relancé l’Europe, c’était la vague de développement économique des années 1950. Ce développement économique était particulièrement intense et a permis à la Communauté du charbon et de l’acier (CECA) et puis finalement à la Communauté économique européenne (CEE) de voir le jour. C’est ce développement économique des années 1950 qui est en définitive à l’origine de l’Union européenne et de l’Euro. J’ai donc vu l’Europe se développer économiquement tout en demeurant un nain politique. L’euphorie a tout emporté : ce développement économique éclatant a occulté le nanisme politique.

S’ajoute alors un nouveau facteur de crise : l’entrée – nécessaire – des pays qui étaient sous l’égide de l’Empire soviétique. Autant ces pays désiraient entrer dans l’Europe au moment de la chute de l’URSS, autant les conditions économiques qu’on leur a posé ont retardé cette entrée et ont fait que ce désir d’Europe a changé ; l’Europe n’était plus une soif culturelle, c’était devenu une soif économique.

« J’ai vu l’Europe se développer économiquement tout en demeurant un nain politique. L’euphorie a tout emporté : ce développement économique éclatant a occulté le nanisme politique. »

Edgar Morin

Et d’ailleurs, on voit très bien aujourd’hui que certains pays comme la Hongrie ne restent européens que parce qu’ils touchent un peu d’argent de l’Europe. Cela fait partie de leur stratégie. Mais il est intéressant de constater que dès qu’il y a eu des phénomènes comme la guerre d’Irak, les pays de l’Est ont vu dans l’action de Bush une action salutaire contre un dictateur assimilé à Staline : Saddam Hussein. Alors que les autres pays occidentaux, dont la France, voyaient plutôt une aventure qui pouvait avoir des conséquences désastreuses ; ce qui, du reste, s’est avéré exact.

Comment expliquez-vous ces difficultés à parvenir à l’unité ?

Aujourd’hui, les pays de l’Est regardent ce qui leur fait peur, c’est-à-dire la Russie ; à l’Ouest, nous regardons la Méditerranée et le Moyen-Orient. Dans ces conditions, il est très difficile de trouver une vision commune.

Par ailleurs, des raisons politiques ont profondément transformé l’Europe. La bureaucratie bruxelloise a élaboré toute une série de directives, les unes tout à fait intéressantes, les autres secondaires ou au contraire tatillonnes, mais surtout, le pouvoir financier et économique est devenu important et a colonisé les instituions européennes. Au moment de la crise grecque, on a pu se rendre compte que l’Europe a tout fait pour détruire la possibilité d’un autre type d’expérience. Lorsqu’elle a dû faire face à l’arrivée massive de migrants de Syrie et du Moyen-Orient, l’Europe s’est renfermée. Les conditions psychologiques, soit dit en passant, ont beaucoup changé, car je me souviens que lorsqu’il y avait des sans-papiers on assistait à de vastes mouvements d’entraides et de solidarité. Les migrants n’ont suscité quant à eux que des réactions dispersées et locales

Entrée en crise profonde, l’Europe est devenue une sorte de squelette privé de chair. On a donc dû être au premières loges en Europe du développement d’un phénomène mondial issu de la crise de la démocratie : l’émergence d’États néo-autoritaires – qu’on appelle bêtement populistes mais qui sont dans leur substance beaucoup révélateurs d’un déclin de la démocratie. Dans ces mouvements néo-autoritaires se développent en fait des idées souverainistes anti-européennes, que viennent freiner uniquement l’intérêt économique de trouver quelques ressources, comme en Hongrie par exemple.

Donc la crise est très profonde et j’avoue que le couple franco-allemand qui fut le pilier de cette Europe – De Gaulle-Adenauer, Mitterrand-Kohl etc. – ne fonctionne plus comme à l’époque. Nous voyons même un des pays qui fut le plus pro-européen, l’Italie, prendre un chemin tout à fait différent.

Et que préconiseriez-vous ? Quel serait l’antidote à cette situation ?

Pour empêcher la barque de s’écrouler totalement, je ne vois qu’une seule chose à faire : sauver ce qui peut être sauvé. Je sais bien que, pour que l’Euro soit consolidé, il faut un autre type d’accord plus profond sur les impôts, sur les banques etc. Je ne sais pas si l’on y arrivera mais je pense qu’il faut actuellement sauvegarder ce que l’on a.

Très honnêtement, je vois mal comment on pourrait aujourd’hui « relancer » l’Europe, sinon par le fait qu’une minorité d’États européens décident ensemble d’aller un petit peu plus loin dans la voie, disons, de l’association.

« Pour empêcher la barque de s’écrouler totalement, je ne vois qu’une seule chose à faire : sauver ce qui peut être sauvé. »

Edgar Morin

Comment expliquez-vous que la voix des intellectuels ne porte plus dans les sphères publiques européennes ?

Tout d’abord, il faut dire que la majorité des intellectuels français de ma génération s’est tout à fait désintéressée de l’Europe. C’est en partie dû à l’universalisme que j’évoquais tout à l’heure. Cet universalisme était un peu différent du mien parce que, dans le fond, pour beaucoup de ces intellectuels, le parti de l’universel se trouvait incarné par l’Union Soviétique, puis par la Chine maoïste et un peu peut-être par Cuba. Autrement dit : c’étaient des nations qui portaient l’universel, le salut du genre humain. Certains ont même pensé que la Révolution algérienne allait déclencher en France une révolution politique. Cette obsession d’un salut universel à travers la puissance de nations a fait que l’Europe n’était pas jugée digne d’intérêt pour ces intellectuels.

Ensuite, une fois qu’il est apparu que ce monde intellectuel s’était lourdement trompé, il y a eu une sorte de déconsidération, d’autant plus qu’aucun n’a fait la moindre autocritique.

Pour ma part, j’espère ne pas pouvoir en dire autant : j’ai fait un livre qui s’appelle Autocritique. Bien que communiste jusqu’en 1949-50, j’y explique pourquoi et comment, à mes yeux, je me suis trompé. Je dirais que leur désabusement qui a suivi, commencé dans les années 1980 avec la bande des quatre de Mao, a fait que beaucoup se sont désintéressés de la politique et sont restés sur des positions strictement idéologiques.

Morin Autocritique
Edgar Morin, Autocritique, Le Seuil, 1959

J’ai été tout aussi marqué, il faut dire, par la difficulté, à l’époque très répandue, de penser les problèmes au niveau planétaire, de penser cette aire planétaire qu’avait déjà annoncé Heidegger dès les années 1950. Beaucoup ont cru que la planète allait être sauvée par l’URSS et par la Chine. Le devenir de la planète, du Tiers-Monde, du monde ex-colonial, des pays arabes, a été pratiquement une série d’impensés. Il ne faut pas oublier que dans ces pays arabes il y a eu un fort essor du communiste – qui évidemment s’est effondré – et que le socialisme arabe qui a échoué notamment avec les partis Baas. Le développement économique a lui-même échoué à cause de la corruption ou de la colonisation économique, et, dans tous ces États, la démocratie, qui elle-même n’a pas échoué, n’a pas tenu. Or quand tout échoue, il reste la religion comme dernière consolation. Les pays arabes donnent un bon exemple de ce monde qui n’a pas été pensé par les intellectuels.

Au total, ils n’ont pas eu la réflexion nécessaire sur les conditions cognitives qui permettent de penser les présupposés de toute pensée pertinente. À mon avis, la crise des intellectuels fait partie de cette crise de la pensée. Et puis il y aurait aussi les néo-intellectuels, dits « médiatiques », dont je préfère ne pas parler…

Cette crise des intellectuels peut aussi être vue comme une série de malentendus. Les universitaires n’interviennent plus dans le débat, et du crédit est accordé à des figures qui ne sont en réalité pas des intellectuels. Les intellectuels ne seraient-ils pas simplement inaudibles ?

Cette crise est largement due aux désabusements successifs dont je parlais. Il y avait les intellectuels antifascistes d’avant-guerre, dont une grande partie était pacifiste, et qui ont connu une crise sans précédent. Puis il y a eu la crise des intellectuels sinon communistes, du moins pro-communistes de leurs compagnons de route… Nous pourrions continuer comme cela sur la série des dessillements producteurs de crise.

La preuve, c’est que ce qui surgit aujourd’hui, est une intelligentsia, disons, de droite, qui n’existait pas auparavant. C’est Zemmour, c’est Finkielkraut, etc. Il reste quand même des intellectuels qui interviennent publiquement, comme Rosanvallon ou Gauchet, mais c’est uniquement sur un plan réformateur, national, sans pouvoir se mettre au niveau planétaire. Je pense que c’est parce ce que ce niveau planétaire fait peur et que les philosophes préfèrent se mordre la queue plutôt que de prendre le risque d’y voir clair au niveau global.

« Il ne suffit pas de dire qu’il suffit de relier, mais qu’il faut encore savoir comment relier. »

Edgar Morin

Nous avons effleuré votre grand thème à plusieurs reprises : la complexité. Dans votre somme La Méthode, vous avez thématisé la pensée complexe comme une contrainte éthique et méthodologique qu’il faut se donner pour relier des choses qui n’ont a priori rien à voir. À votre avis, dans le monde intellectuel et politique que vous décrivez, où en sommes-nous de l’héritage de cette pensée complexe ?

La méthode
Edgar Morin, La Méthode, vol. 5, Le Seuil, 2001

Tout d’abord, sur ce plan de la pensée complexe, c’est-à-dire qui essaie de répondre au défi de la complexité que nous pose le monde, je n’ai pas seulement fait un effort de méthode. Les livres du même titre montrent qu’il ne suffit pas de dire qu’il suffit de relier, mais qu’il faut encore savoir comment relier. Il faut avoir certains instruments que j’ai nommé, comme la pensée circulaire plutôt que la pensée linéaire par exemple.

L’éducation précisément, pilier de votre « méthode », a-t-elle connu des progrès dans ce sens ?

J’ai écrit, pour l’UNESCO, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur. Cet ouvrage, que je considère comme important, montre qu’on doit introduire dans le secondaire, et parfois même dès le primaire, mais dans le secondaire assurément, un certain nombre de thèmes pour mieux vivre et mieux penser. Le premier thème, c’est la connaissance de la connaissance. Aujourd’hui, on distribue des connaissances sans montrer que la connaissance est toujours un processus de traduction et de reconstitution du réel, et que par là même le risque d’erreurs et d’illusions est permanent. Le risque existe à partir de la perception et va jusqu’à la communication, où subsiste un risque d’erreurs qu’a bien montré Shannon. Il ne faut jamais cesser de montrer que la connaissance est en elle-même peut-être un piège. Il faut donc que chacun essaie de s’auto-épistémologiser, car l’épistémologie ne doit pas être un privilège pour une catégorie spéciale de professeurs de philosophie. Chacun doit s’observer observant le monde.

Les septs savoirs nécessaires à l'éducation du futur
Edgar Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Le Seuil, 2000

Du reste il est certain que, par exemple, si l’on prend l’Histoire de la Révolution française, on voit très bien qu’après coup, avec Guizot, avec Mathiez, avec Aulard, chaque historien a fait rétroagir sur la révolution les préoccupations de son contexte à lui. C’est pour cela qu’Aulard, qui était un républicain radical a fait une histoire républicaine, que Jaurès a fait une histoire socialiste et que le dernier venu, Furet, communiste repenti, a fait une histoire post-stalinienne où il remet en cause l’utilité même de la révolution.

« Aujourd’hui, on distribue des connaissances sans montrer que la connaissance est toujours un processus de traduction et de reconstitution du réel, et que par là même le risque d’erreurs et d’illusions est permanent. »

Edgar Morin

Il est donc évident que chacun doit s’observer, se voir dans son propre contexte, voir ses conditions de penser. C’est un prérequis fondamental et c’est cela qu’il faut introduire.

J’ai indiqué qu’il fallait aussi introduire la compréhension d’autrui, qui n’est nulle part enseignée, et qui nécessite de réunir des savoirs très dispersés dans différentes disciplines – pas seulement la psychologie et la psychanalyse.

J’ai indiqué qu’il fallait apprendre à affronter les incertitudes. Ce n’est pas seulement dans la connaissance ou dans les différentes sciences – que ce soit la microphysique, la sociologie ou la cosmophysique – qu’on a affaire à beaucoup d’incertitudes qu’on sait plus ou moins traiter, dans la vie quotidienne, personne ne sait ce que sera son destin. Personne ne sait ce qu’est être humain, on n’enseigne nulle part ce qu’est notre identité profonde. La raison est que tout cela est dispersé en biologie, dans les sciences humaines, etc.

Si on introduit ces thèmes dans l’enseignement, on introduira nécessairement un mode de pensée complexe, qu’on peut accompagner d’un enseignement théorique certes, mais qui ne serait pas seulement méthodologico-théorique.

La Méthode
Edgar Morin, La Méthode, vol. 3, «  La connaissance de la connaissance  », Le Seuil, 1986

Comment expliquez-vous concrètement ce blocage du monde éducatif, qui ne se saisit pas ces instruments ?

La difficulté est que l’institution résiste parce que cette façon de penser, de connaître, n’est pas encore inscrite dans la culture. Dans le système éducatif, ce n’est pour l’instant le cas que de quelques individus dispersés dans le monde et de quelques expériences éducatives qui existent déjà, mais on ne se sert pas de ces clefs comme d’un outil opérationnel.

Or si l’on voulait apporter ces changements en France par exemple, il faudrait que soit remuée cette énorme bureaucratie éducative – qu’Allègre appelait le « mammouth » – et que se relâche la résistance des enseignants du secondaire, qui dévalués dans leur prestige par rapport aux élèves, aux parents et par rapport à la société, n’ont pour seul refuge que la souveraineté sur leurs disciplines. Les malheureux croient défendre leur honneur en défendant leur discipline.

Ce sont des résistances immenses en réalité, contre lesquelles on ne peut lutter qu’en faisant des expériences pilote çà et là, en choisissant des disciplines pilotes, des universités pilotes et il faut qu’un ministre soit décidé à accompagner ce mouvement. Je me souviens que, lorsque Jack Lang a été ministre pendant trois mois dans un gouvernement éphémère de Jospin, il était prêt à la faire. Mais évidemment cela n’a pas eu lieu…

C’est donc très difficile, et, bien entendu, je constate que les problèmes de la complexité, les vrais problèmes, une autre connaissance capable de relier, progressent, mais la manière traditionnelle de penser – que je combats – progresse au fond encore plus vite, puisque c’est le calcul économique qui gouverne la politique.

Je crois qu’il faut que la réforme vienne des universités. Ce qui peut être un espoir, c’est l’exemple de la réforme de l’université moderne, qui s’est faite à Berlin par Humboldt dans un petit pays, la Prusse, avec un despote éclairé et un penseur qui a compris que les sciences naissantes à l’époque devaient être inscrite au syllabus. Cette université a triomphé dans le monde et a apporté beaucoup de choses, mais aujourd’hui ce sont les limites de l’université. Ce n’est pas la spécialisation qui est en cause, mais bien la fermeture de la spécialisation et le refus d’une pensée qui englobe les savoirs ; aujourd’hui, s’il y avait une université pilote quelque part dans le monde, ce serait un exemple à suivre.

Le calcul économique et la compréhension du monde sous l’angle du rendement, est-ce ce que vous reprochez au Président de la République, lui qui se réclame au contraire explicitement de votre « pensée complexe » ?

Le Président reste fermement attaché à ce qu’il croit être la science économique, et à ce que, moi, je pense être l’idéologie du néo-libéralisme. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse, mais une constatation. Il pense résolument que là est le salut, c’est-à-dire que l’enrichissement des entreprises va faire « ruisseler » sur l’ensemble de la population tôt ou tard une prospérité. Il est tout entier dans ce système, et c’est très intéressant car il s’agit par ailleurs de quelqu’un de très cultivé ; c’est un homme qui a connu le grand philosophe Paul Ricœur ; c’est un homme capable de transgression, puisqu’il a transgressé les mœurs provinciales très rigides ; il est capable de transgresser les règles politiques également, puisqu’il s’est lancé dans une aventure sans être soutenu par un parti, etc.

Mais cette liberté par rapport aux partis politique s’est payée peut-être par un lien ombilical avec les puissances de l’argent. C’est sur ce point selon moi qu’il pourrait ou devrait changer. On le voit avec l’exemple de la démission de Nicolas Hulot, qui ne s’est pas borné à lui parler d’écologie mais qui lui a montré que tout cela pouvait être changé en appelant à un changement général, à une autre voie politique, passant par la détoxification des villes, leur assainissement par la diminution des trafics donc des grands travaux de parking, par la détoxification des campagnes avec le recul de l’agriculture industrielle, etc. que tout cela, et pas seulement la problématique énergétique, serait une grande politique. Tout cela n’a absolument pas convaincu le Président de la République, et nous en sommes là…

Êtes-vous en train de dire qu’il y a une porosité structurelle du monde politique à la complexité ?

Oui, non seulement il y a une fermeture, mais elle ne concerne pas seulement le monde politique. Il n’y a plus de vision.

Et les acteurs du monde politique n’ont aucune conscience du vide politique dans lequel il se trouve. Ils sont aveugles à ce vide de pensée, à cette crise ouverte parce que la social-démocratie a perdu sa base, parce que le communisme a totalement perdu sa base, et qu’il y a à refaire l’aventure d’un Marx, qui a repensé le réel, le monde, l’Histoire, l’Homme…

« Il y a la croyance, notamment dans cette gauche en miettes, qu’en recollant les morceaux des différents vases cassés on va recréer un nouveau type de vase. Hélas, ce n’est pas possible, ce ne sont pas les pièces d’un puzzle : si vous revenez avec des morceaux du vase social-démocrate, du vase gauchiste et du vase communiste, vous n’en tirerez qu’un monstre. »

Edgar Morin

C’est ce que j’essaie modestement de faire dans mon anthropologie (La Voie), mais je reste à ma façon très idéologisé, et pas du tout lu par les politiques. Il y a donc la croyance aussi, notamment dans cette gauche en miettes, qu’en recollant les morceaux des différents vases cassés on va recréer un nouveau type de vase. Hélas, ce n’est pas possible, ce ne sont pas les pièces d’un puzzle : si vous revenez avec des morceaux du vase social-démocrate, du vase gauchiste et du vase communiste, vous n’en tirerez qu’un monstre.

Edgar Morin, La Voie, Fayard, 2011

Je crois donc que les politiques ne se rendent pas compte du vide, ils croient toujours s’en tirer par des coalitions, des ententes, et surtout ils peuvent penser que le Rassemblement national (RN) va jouer un rôle continuel de repoussoir très puissant, mais il n’est pas dit que le RN continuera éternellement d’exercer ce rôle. D’autant qu’il trouve une respectabilité extérieure de plus en plus grande.

Le succès du RN s’explique par une formidable capacité à atteindre l’opinion, parfois en s’appuyant sur la diffusion de fausses informations. Vous qui avez étudié d’un point de vue sociologique les mécanismes de propagation d’une rumeur antisémite dans le travail pionnier La Rumeur d’Orléans, comment interprétez-vous le phénomène des fake news ?

Il n’est pas nouveau.

L’Union Soviétique a vécu pendant des dizaines d’années sur de fausses informations. Le vrai problème, c’est que l’on peut continuer à faire cela en l’absence d’une pluralité de sources d’informations. Si vous avez une pluralité de sources d’informations, vous avez le moyen de lutter contre les fausses nouvelles ou contre les nouvelles mensongères – ce que vous n’avez pas eu pour la Chine lors du Grand Bond en avant ni lors de la Révolution culturelle. Il a fallu attendre longtemps après.

Donc à mon avis la pluralité de sources d’information est plus importante que le contrôle de la haine sur Internet et de même pour la pluralité de moyens d’expression ou d’opinion, c’est-à-dire la presse et les médias. S’il n’y a pas cette pluralité, nous sommes condamnés, car les fausses nouvelles vont surgir même sans Internet. Internet était encore jeune lorsque les théories du complot sur l’idée que la destruction des deux tours de New York était un complot américain ou que le Pentagone n’avait pas été atteint ont surgi.

rumeur dorléans
Edgar Morin, La Rumeur d’Orléans, Le Seuil, 1969

Je trouve qu’il n’y a que le mot fake qui soit véritablement nouveau ; tout le reste est très vieux, et les réseaux sociaux eux-mêmes sont ambivalents. C’est à travers eux qu’Assange et Snowden ont dévoilé des secrets politiques ; il y a des lanceurs d’alerte qui ne peuvent le faire qu’à travers les réseaux sociaux. Quels que soient les excès auxquels ils peuvent se livrer, on ne peut que constater le caractère devenu indispensable de Mediapart, qui est un journal de réseaux sociaux.

Depuis le rôle de Plenel dans l’affaire du Rainbow Warrior et l’affaire Cahuzac, même aujourd’hui avec cette affaire un peu grotesque du homard du dîner du ministre de l’écologie, on voit que les réseaux sociaux ont une fonction de responsables dans la mise à jour de ces affaires qu’ils n’auraient pas pu avoir si c’était une forme de presse comme un petit journal. De même, l’affaire Fillon ne serait jamais sortie sans le Canard enchaîné.

Je pense qu’il faut bien voir l’ambivalence de tous ces phénomènes-là. Il est vrai que je vois, puisque je pratique moi-même le tweet, un déferlement de conneries, de haine, de bêtises, mais en même temps on voit des astuces, de l’imagination, etc.

Vous tweetez vous-mêmes sur votre compte ?

Hegel disait déjà : « la liberté, c’est-à-dire le crime… »

Malgré la pluralité et un rôle positif joué par les réseaux sociaux, le public qui consomme de la fake news est le même que celui qui consommait de la rumeur… Pensez-vous que la seule pluralité des organes de presse soit une réponse suffisante contre les complotistes ?

Oui…

Vous n’êtes pas convaincu : considérez-vous qu’il y ait des causes plus profondes ?

L’histoire des Roms n’a pas eu besoin d’Internet, c’est une sorte de délire local qui est venu et qui s’est propagé comme cela, à Saint-Denis je crois, et qui a conduit à des comportements déments. Les gens étaient persuadés que les Roms enlevaient les enfants. Un peu comme pour la rumeur d’Orléans, on constate que ce sont des choses qui ne naissent pas arbitrairement. Pour la rumeur d’Orléans, c’est la vieille image du Juif construite par plusieurs siècles de civilisation chrétienne qui a abouti à une croyance selon laquelle les Juifs, à la Pâques, buvaient le sang d’un enfant chrétien, et qui est restée en Pologne jusqu’au XXe siècle.

Lorsque vous prenez l’histoire des Roms, c’est aussi une croyance ancrée pas seulement dans le milieu rural français : dans bien d’autres pays la croyance populaire voulait que les Roms volent les enfants.

« Sur les fake news, Internet n’est jamais qu’un amplificateur du phénomène. Les croyances ont toujours des origines ancrées quelque part. »

Edgar Morin

J’en ai à vrai dire une expérience directe car ma première épouse, qui était périgourdine, donc une rurale, était malheureuse auprès de son père autoritaire. Un jour où passe devant chez eux une roulotte de bohémiens, elle leur crie : « emmenez-moi, emmenez-moi avec vous ! »

Tout cela pour dire qu’Internet n’est jamais qu’un amplificateur du phénomène. Les croyances ont toujours des origines ancrées quelque part.