Pendant des années – voire peut-être depuis toujours – la démocratie libérale a été considérée comme un régime en crise. Sa pluralité et son ouverture en font une cible facile pour les interprétations critiques et les prophéties malveillantes sur sa fin prochaine. Il est vrai, cependant, qu’il existe un malaise contemporain réel dans les démocraties occidentales.
Tout d’abord, il s’agit d’une crise de responsabilité : l’écart entre les attentes de la population (le demos) et les réponses des gouvernements (le kratos) a eu tendance à se creuser depuis plusieurs décennies. Les symptômes de ce malaise sont nombreux. Dans mon dernier ouvrage (Demopatìa. Sintomi, diagnosi e terapie del malessere democratico, Rubbettino Editore, 2019), j’ai tenté d’en isoler quelques-uns : tendance au déclin de la confiance dans les partis, les politiciens professionnels et les institutions représentatives ; réduction de la participation aux élections ; augmentation de la volatilité électorale ; augmentation du nombre de partis ; naissance et mort subites (au sens politique) de nombreux nouveaux partis ; intensification du recours aux référendums ad hoc ; réduction de la durée moyenne du mandat des gouvernements ; diffusion du style et des comportements populistes.
Certains de ces symptômes sont ambivalents dans leur interprétation. Par exemple, on pourrait interpréter la plus grande volatilité électorale comme l’ouverture à une plus grande liberté de choix pour l’électeur que par le passé. De même, l’augmentation du recours aux référendums – et aux consultations populaires, y compris en ligne – semble être une manifestation plutôt démocratique, et non un indicateur de crise. Cependant, même ces deux phénomènes, s’ils sont lus en regardant le tableau d’ensemble, c’est-à-dire en croisant les données avec celles des autres symptômes, nous disent autre chose : l’électeur, plutôt que libre, semble totalement désorienté dans ses choix, souvent improvisés et « désespérés » ; le référendum est de plus en plus un moyen, pour une classe politique ayant perdu sa légitimité et qui a peur de faire des choix peu populaires, de « rendre le sceptre au peuple » .
Tous les symptômes mentionnés jusqu’ici indiquent en fait une démocratie affaiblie (surtout du côté libéral), avec une participation intermittente, apathique et toujours insatisfaite, de plus en plus marquée par ce que j’appelle les trois « i » : instincts, instants et imagination. Démocratie qui remplace le soi-disant « vote d’opinion » par un « vote d’impulsion », un quatrième « i ».
Dans la littérature politique, on peut traquer et trouver facilement de nombreux « coupables », les agents pathogènes du malaise : la crise des partis et de la représentation, la couverture médiatique de la politique, la personnalisation ou « leaderisation », la fin des idéologies, le passage au régime de la post-vérité et du populisme et de nombreux autres phénomènes, chacun ayant évidemment son poids et constituant un véritable problème à lui seul.
Néanmoins, je me suis demandé : si tous ces phénomènes sont vrais et répandus dans pratiquement tous les régimes démocratiques, il doit bien y avoir quelque chose de plus profond. Et, en allant plus loin, j’en suis venu à m’intéresser à la base, c’est-à-dire les gens, le peuple. Les mutations que nous subissons en tant que citoyens sont à la base des changements dans le système politique. Si la démocratie est malade, c’est parce que le demos est tombé malade. En ce sens, la pathologie à laquelle nous sommes confrontés peut être définie comme la démopathie.
Pour être plus précis, il s’agit d’une sorte de maladie auto-immune et dégénérative, en ce sens qu’elle est le résultat de changements fortement souhaités en Occident et qui se poursuivent et s’intensifient dans le monde actuel. Le malaise démocratique dérive ainsi de la longue transition vers la post-modernité (ou pour certains vers l’hypermodernité) : individualisation, fin des grands récits, perte du sens social, crise des connaissances, des institutions et des autorités cognitives, nouvelles perceptions et conceptions du temps et de l’espace, syndrome consumériste et logique du « jetable », crise des identités et fin des communautés solides, narcissisme. Si la société devient avant tout psychologique, égoïste et individualisée, tous les secteurs de notre existence sont touchés : de l’économie à la culture, en passant par la politique et les relations personnelles. Cela ne veut pas dire que la politique – en tant que catégorie et en tant que milieu – est exempte de reproches. Cependant, ses responsabilités doivent être interprétées dans une perspective d’ensemble, dans une série de changements systémiques qui, d’une certaine manière, la « forcent » à être désignée comme coupable. Il en va de même pour un autre accusé très fréquent : les médias. La soi disant media logic, c’est-à-dire la logique du marché dans laquelle les médias et l’information sont immergés, alimente presque inévitablement certaines tendances, telles que le sensationnalisme, les commérages, le voyeurisme, la personnalisation et les assassinats médiatiques en règle (character assassination), la vérification lacunaire des informations, la banalisation, le détail frivole élevé au rang d’information, etc.
Les innovations technologiques sont les principaux moteurs de ces changements anthropologiques. Chaque innovation est un médium et nous change, quelle que soit son utilisation : telle était la thèse de McLuhan, contenue dans la fameuse formule « le medium, c’est le message ». Le passage de l’ère typographique à l’ère télévisuelle, en se concentrant sur les médias de masse, a eu certaines conséquences. Celui de l’ère de la télévision à l’ère numérique en a d’autres. Mais ils vont tous dans la même direction : ils augmentent la vitesse et l’accumulation de l’information en récompensant la synthèse et, par conséquent, réduisent la concentration et l’approfondissement ; ils renforcent « les instincts et les instants » et s’écartent de la logique et du raisonnement ; ils exaltent l’image et pénalisent le texte écrit ; ils recherchent le sensationnalisme « par fragments » pour attirer l’attention et alimenter l’inconsistance du discours public ; ils récompensent la narration et les micro-narratifs au détriment des convictions stables ; ils donnent aux personnes une position centrale en marginalisant les idées et les concepts. En ce sens, la démopathie a lieu à la fois pour des raisons historico-culturelles (la modernité qui produit « inévitablement » la posmodernité) et pour des raisons technologiques (le passage de l’ère typographique à l’ère numérique), toutes deux liées par un double fil conducteur : toutes les innovations technologiques récentes et réussies sont essentielles et fonctionnelles pour la philosophie et la société moderne.
Cette mutation est totale parce qu’elle change même la façon dont nous percevons les choses, pensons et agissons. Il s’agit d’une transition anthropologique à part entière. C’est là le cœur de la transformation numérique : pas seulement un saut technologique, mais une transformation totale de nous-mêmes.
Au fond, on pourrait dire qu’aujourd’hui, le consommateur a remplacé le citoyen, même en politique. Le public est de plus en plus individualisé, il est composé d’électeurs-consommateurs de plus en plus insatisfaits et à la recherche de nouveaux stimuli forts et désorientants (ce qui est exactement la logique fondamentale de la société de consommation), de moments pleins de dopamine et de gratifications immédiates. Ce que nous attendons de la politique aujourd’hui n’est plus un modèle de réforme sociale (typique de l’époque du vote idéologique) ni un ensemble de solutions politiques que nous considérons comme faisables et efficaces (comme l’attendaient et le souhaitaient les partisans du vote d’opinion). Nous recherchons fondamentalement des émotions fortes et la confirmation de nos convictions, qui sont paradoxalement de plus en plus instables. Nous recherchons une harmonie émotionnelle, des pilules psychothérapeutiques pour nos insécurités. Les héros individuels comme messies et les boucs émissaires comme « ennemis du peuple », utiles pour maintenir l’unité des nouvelles tribus. Cela signifie que la politique qui fonctionne en vue d’obtenir un consensus est de plus en plus celle qui façonne son offre en fonction des desiderata de la demande, c’est-à-dire du public. C’est pourquoi je définis le leadership contemporain comme un followship : les leaders gagnants d’aujourd’hui sont ceux qui s’adaptent le mieux aux fluctuations continues de l’opinion publique. Ils ne nous guident pas vers leurs idées, ne nous convainquent pas qu’ils sont les meilleurs. Ils nous vendent nos idées comme si elles étaient les leurs. Cela facilite bien sûr l’obtention d’un consensus, mais en fait, cela inverse la logique du leadership et prive les élites de leur responsabilité en remettant le sceptre du pouvoir entre les mains de l’opinion de masse.
Néanmoins, les gouvernements durent en moyenne moins longtemps qu’avant et l’insatisfaction du demos ne cesse de croître. Ce que Christian Salmon appelle la « cérémonie cannibale » entre en jeu.
Pour capter notre attention et notre consentement, les « leaders-suiveurs » (leader-follower) sont obligés de suivre la logique des médias : ils doivent faire sensation, sans quoi nous ne les percevrions même pas dans l’océan d’informations dans lequel nous sommes plongés. Pour faire sensation, ils doivent promettre monts et merveilles et le faire avec une attitude fortement volontariste (je veux et donc je peux puisque vouloir, c’est pouvoir) et avec un regard personnel (presque biopolitique). Mais lorsqu’ils sont appelés à mettre en pratique les promesses (c’est-à-dire, une fois au gouvernement), toutes les difficultés surgissent :
1) la complexité ;
2) les ressources limitées ;
3) le fait que les oppositions aient carte blanche pour se repositionner sur toutes les questions, alors que ceux qui gouvernent doivent décider et donc être plus cohérents, par définition ;
4) les choses positives ne font pas la Une de l’actualité, contrairement aux choses négatives… ce qui fait que l’opinion publique a du mal à percevoir les changements positifs ;
5) la personnalisation rend les dirigeants plus précaires qu’auparavant, car l’image d’une personne est toujours plus vulnérable que celle d’une idéologie ou d’un parti ;
6) la néophilie, le désir de nouveauté du consommateur qui se fatigue et a besoin de nouvelles stimulations, prend le relais. Aussitôt, le dernier leader en date qui a fait battre le cœur du demos est jeté à la poubelle. Le héros devient vite un bouc émissaire. Et le volontarisme (impuissant) se transforme en velléitarisme et continue à alimenter l’insatisfaction à l’égard de la politique en général.
Cet écart continu entre les leaders se produit de plus en plus rapidement parce que, comme l’a dit George Steiner, dans la société de consommation, chaque produit (y compris les personnes) doit générer « un impact maximum et une obsolescence instantanée ». Plus l’électeur-consommateur est frappé au début par la vague émotionnelle générée par le leader, plus il sera difficile pour le leader lui-même de maintenir cette mobilisation psychologique pendant longtemps. Ainsi que son image de « nouveauté ». En conséquence, la durée des nouveaux leaders sur la scène de l’histoire est de plus en plus courte et précaire.
Ce qui a été décrit jusqu’à présent conduit sans aucun doute à une impasse, car tous les secteurs et toutes les variables concernés vont dans la même direction : la société (de consommation), les médias, l’opinion publique et la politique sont enveloppés dans une logique cohérente, mais ils mènent exactement au point où nous sommes. C’est pour cela que personne n’a encore trouvé de bonne thérapie, de traitement efficace ou de remède miracle. Cependant, prendre conscience de la profondeur du malaise, aussi déprimant soit-il, peut déjà constituer un point de départ « thérapeutique ». D’autre part, comme l’écrit le philosophe Giorgio Agamben, « le contemporain est celui qui fixe son regard en son temps, afin de percevoir non les lumières, mais les ténèbres ». Percevoir les ténèbres est la mission que les esprits démocratiques doivent se donner avant qu’il ne soit trop tard, c’est-à-dire avant qu’« au nom du peuple » (en suivant l’instinct de la foule, dirait Le Bon, et en délégitimisant toute institution non élective) on arrive à détruire le cadre libéral de nos démocraties, le seul pilier qui les retient. Sans libéralisme, c’est-à-dire sans les limites au pouvoir de la majorité et la présence des contre-pouvoirs, il n’y a pas d’alternative à l’autoritarisme.
« Rien ne risque plus de tuer la démocratie que l’excès de démocratie. » L’avertissement de Norberto Bobbio n’a jamais été aussi actuel.