Quand l’Europe improvise
Avec une puissance d'analyse indéniable, Luuk van Middelaar passe en revue les dix dernières années de crises politiques traversées par l'Union. À la faveur des difficultés qu'elle rencontre, l'Europe ne peut plus s'appuyer uniquement sur son corpus de règles. Émerge alors une nouvelle catégorie : la politique de l'événement.
Philosophe néerlandais, plume d’Herman van Rompuy lors de son mandat à la tête du Conseil européen, Luuk van Middelaar offre une riche contribution avec cet ouvrage. En un peu plus de 400 pages, son analyse complexe rebat les cartes d’un champ d’étude en peine de dynamisme depuis de nombreuses années.
Dans son ouvrage, l’auteur s’attaque à un objectif périlleux : élaborer une nouvelle théorie politique de l’intégration européenne à l’aune des événements qui l’ont secouée depuis la crise. Ce faisant, l’auteur est bien conscient de l’ampleur de la tâche qu’il entreprend. Invoquant lui-même la chouette de Minerve hégélienne, Luuk van Middelaar part du constat très tocquevillien que ce qu’il y a souvent de plus difficile à apprécier et à comprendre en politique, c’est ce qui se passe sous nos yeux. Fort de cette conviction, il interpelle le lecteur sur l’ironie du paradoxe historique des années 2000. Alors que l’Europe s’apprêtait à naitre sur le plan géopolitique, la tendance occidentale était à la théorisation d’un modèle en voie d’uniformisation, celui de la fin de l’Histoire et du dernier Homme : « Alors que Francis Fukuyama pensait avoir précipité la fin de l’Histoire, celle-ci couvait en réalité sous les braises », nous prévient-il.
Bien plus que la chronique d’une décennie de politique européenne, l’auteur raconte l’éveil d’une Europe politique à travers les événements majeurs de ces dernières années. Il démontre que, sous la pression des crises, une capacité d’action politique différente de celle que permettent les structures communautaires traditionnelles a émergé. Cette nouvelle donne théorique est particulièrement bienvenue, dès lors qu’elle coïncide avec une évolution fonctionnelle de l’Union européenne encore difficilement perceptible.
En somme, les crises que l’Europe a traversées l’ont autant bouleversée que transformée. Elle est soudainement passée d’une phase d’optimisme passif à une phase plus tumultueuse, caractérisée par des événements imprévus auxquels elle doit réagir sans préavis. À l’édiction de normes est soudainement venue se greffer la prise de décisions. Dans ce contexte, ce que l’auteur nomme la base architectonique européenne, à savoir la machine de production de règles par la dépolitisation, ne suffit plus. Lui succède une dynamique nouvelle par laquelle, paradoxalement, l’Europe émerge politiquement au-delà du cadre institutionnel formel.
D’entrée de jeu, Luuk van Middelaar sort des sentiers battus et c’est bien là que réside toute la force de son propos. En rejetant la vision qui consiste à opposer supranationalisme et intergouvernementalisme comme principales logiques d’intégration, il dépoussière un champ d’étude qui en avait grandement besoin. Pour lui, cette perception dichotomique de la construction européenne a fait son temps. À cette vision binaire, il préfère celle de la répartition des pouvoirs selon une logique ternaire de dépolitisation, parlementarisation et apport direct des chefs d’État et de gouvernement.
L’auteur construit surtout son argumentaire autour d’une transformation marquée par : « le passage d’un système purement tourné vers la politique de la règle à un système dans lequel l’Union est en mesure de mener en outre une politique de l’événement ». Autrement dit, à la mécanique institutionnelle communautaire tournée vers le temps long du consensus, vient s’adjoindre une capacité à prendre des décisions improvisées dans un contexte inédit et soudain.
Fort de cette nouvelle typologie, Luuk van Middelaar montre à quel point le passage d’un système à l’autre n’a rien d’évident, et que les outils institutionnels du système traditionnel sont difficilement transposables au nouveau. En somme, contenir les flux de réfugiés réclame une autre approche que celle utilisée pour fixer les quotas de pêche ; et faire face à la crise ukrainienne requiert une dynamique diplomatique différente de celle que la passation d’accords commerciaux exige. Dans cette Europe, les décisions sont des « réponses communes aux besoins du moment, elles naissent d’un choc de convictions » et réclament une capacité d’action allant au-delà des compétences prédéfinies.
L’analogie du jazz est très forte dans cet ouvrage, et particulièrement habile. À la croisée des chemins entre le suivi des règles et l’anarchie de l’arbitraire, l’improvisation sur la scène musicale comme politique est un moment de tension précaire. Sans filet de sécurité, seule l’inventivité face aux événements décidera qui de la cacophonie ou de l’harmonie l’emportera. Pour Luuk van Middelaar, l’improvisation est une affaire de responsabilité politique face aux événements. Seul organe capable de mobiliser une autorité politique personnelle que la politique de l’événement réclame, c’est entre les mains du Conseil européen que réside cette responsabilité aux yeux de l’auteur. À travers l’exposé de décisions prises en pleine tempête par les chefs d’État et de gouvernement, il entend « montrer de quelle façon les chefs politiques européens opèrent dans une situation d’urgence alors qu’ils ne disposent d’aucune boite à outils adéquate. »
Première illustration de la politique de l’événement, la crise de l’euro. Chaotique, décousue, confuse, elle a engendré le déchirement des chefs d’État et de gouvernement autour des valeurs de responsabilité et de solidarité, entre méridionaux et septentrionaux. Malgré les divisions profondes et les fractures irréconciliables, l’auteur envisage positivement l’accord de l’été 2012 dans la mesure où il vient clore une tumultueuse séquence d’improvisations ratées en faisant émerger un équilibre positif. Quand l’unité du club des États membres est en jeu, la pérennité politique du lien prend le dessus sur les purs intérêts économiques, en déduit-il. Premiers témoins de cette politique de l’événement naissante, les protagonistes eux-mêmes n’ont alors pas réalisé que l’arène politique européenne se constituait sous leurs pieds. Ils ont joué selon les codes de leurs publics nationaux respectifs alors que naissait un espace politique européen inédit. Mais « ils ont montré une volonté de donner forme, première condition pour improviser avec succès. »
Autre moment charnière de la politique de l’événement, la crise migratoire pendant laquelle « le cadre réglementaire a cédé sous le poids des intérêts stratégiques divergents et l’impact déstabilisant du réel sur les opinions publiques. » Moment d’improvisation par excellence, la mise en place d’une politique de quotas pour gérer l’afflux migratoire du printemps 2015 a été un de ces moments où le script communautaire n’a pas permis d’agir. Pour l’auteur, l’échec de cet instrument a souligné l’incapacité, en temps de crise, d’une décision administrative sans traduction politique à s’imposer au plus haut niveau de responsabilité.
Moment de prise de conscience politique plus positif pour l’Union, le référendum britannique sur la sortie de l’Union européenne. Avec leur décision de quitter le groupe, les britanniques ont soudainement fait prendre conscience à l’Union du caractère illusoire de son irréversibilité. Évènement générateur d’une crise existentielle, le Brexit a paradoxalement permis une prise de conscience et forcé les européens à se mettre en ordre de bataille pour faire face, malgré les divergences internes d’opinions, à cette nouvelle crise. Avec l’arrivée de Donald Trump à la maison Blanche, ce qui relevait de l’hérésie d’un de ses membres sur le départ devient une stratégie de sape organisée de l’unité européenne, une nouvelle doctrine de politique étrangère.
L’auteur décrit avec brio l’effet de ces événements sur la conscience européenne : « Ce moment de vérité du Brexit-&-Trump a révélé à l’Union bien des choses sur elle-même. Elle a montré un curieux mélange de fragilité et de fermeté, de ressentiment et de détermination, de panique et de bravoure – autant de signes d’une nouvelle volonté de vivre. Elle affiche une nouvelle conscience de la nécessité de se protéger et de protéger ses citoyens. » Là encore, la thèse de l’auteur est particulièrement marquante lorsque l’on compare l’évolution de la psyché européenne entre le discours d’adieu de Barack Obama – résolument pro-européen mais reçu avec la plus grande passivité – et l’arrivée de Donald Trump, farouchement agressive mais génératrice d’un sursaut de souveraineté européenne. « L’Union découvre ce que veut dire : agir ensemble en tant que corps politique dans le courant du fleuve qu’est le temps historique », nous dit l’auteur.
À la lumière de ces nombreux exemples, Luuk van Middelaar démontre qu’une volonté politique peut surgir de l’expérience de sa propre fragilité et, même, de son éventuelle mortalité face à la résurgence d’une politique de la puissance. Cette prise de conscience, l’Union européenne en fait l’expérience comme jamais auparavant depuis ces dix dernières années. À chaque crise, elle doit agir hors du cadre réglementaire donné et même, précisément lorsque celui-ci est remis en cause. En allant parfois à l’encontre des règles qu’elle s’était elle-même fixées, l’Union avance tant bien que mal, et ce malgré ses remarquables divisions internes. Elle le fait parfois avec un succès relatif comme pendant la crise de l’Euro, parfois peu brillamment et au prix d’arrangements controversés, comme face à la crise migratoire. À chaque fois, la même dynamique : faire face aux imprévus et mener une politique de l’événement.
Lentement et souvent péniblement, ces événements transforment toutefois l’Union en un véritable acteur politique, donnant ainsi une certaine résonnance à la déclaration d’Angela Merkel de mai 2017 : « il est temps de prendre en main notre destin en tant qu’Européens. » Cette prise en main, loin d’être une évidence, se construit progressivement entre le fantasme d’une Europe unie et la brutalité d’une realpolitik plus ou moins organisée.
À ce titre, Luuk van Middelar aime à rappeler sa vision de l’Union. Pour lui, le traité de Maastricht a conféré à l’alliance des douze une nouvelle base politique. Or, la Communauté n’est pas devenue une Union parce qu’elle s’est vue attribuer des domaines politiques en plus de ses compétences économiques, mais parce qu’elle a formalisé des relations entre États membres tenues auparavant en dehors des traités. À ses yeux, « à partir de 1993, Communauté et Union coexistent juridiquement. » La Communauté continue à s’occuper de la politique de la règle, tandis que l’Union vient la compléter en tant qu’arène où se joue la politique de l’événement, notamment face aux crises continentales. Cette analyse est, en somme, une interprétation intéressante de l’évolution institutionnelle formelle du Conseil en tant qu’entité à part entière à partir du traité de Maastricht, puis de Lisbonne.
On perçoit dès lors l’émergence de deux faces d’une même pièce, que l’auteur qualifie d’impuissance organisée pour la Communauté et d’organisation d’une puissance en commun pour l’Union. La première est constitutive de la création d’un marché fonctionnel et performant. La seconde mobilise l’Union dans une perspective d’action. La première relève de la compétence, la seconde de la responsabilité. Pas toujours clairement identifiés, les périmètres de ces deux sphères se chevauchent et se confrontent en permanence.
Dans son dernier chapitre, l’auteur s’attaque à la politisation de l’espace européen et la nécessité pour l’Union d’accorder plus d’espace à une opposition légitime au sein du système, faute de quoi celle-ci se mobilisera exponentiellement contre le système. En effet, l’auteur déplore que dans une Union où les possibilités d’une opposition traditionnelle sont très limitées, la mobilisation d’une opposition de principe se développe et s’étend à mesure que l’impact des événements européens sur les politiques nationales s’accroit. Seule alternative à cette dynamique viciée, permettre à des discours contradictoires d’exister et de s’opposer au sein du système : « pas de démocratie ni de sphère publique sans contradiction légitime. »
Pari difficile dans une Union dont la structure et l’ADN sont tournés vers le consensus et l’étouffement des passions politiques. Alors que l’opinion publique européenne a pris violemment conscience de l’intrication économique et politique des pays européens depuis la crise, l’auteur comme le lecteur ne peinent pas à identifier les nombreux moments où l’Union, « plus agitée et plus bruyante, théâtre de plus de drames et de plus de luttes », donne à l’Europe une nouvelle cadence caractérisée par davantage d’opposition, de contestation et de dissensus. Ce retour de l’Histoire par la politique de l’événement est cependant porteur d’une renaissance du politique. Vecteur d’autant de risques que d’opportunités, cette nouvelle énergie met à rude épreuve la conviction que ce qui nous unit en tant qu’Européens l’emporte sur ce qui nous divise. Paradoxalement, elle renforce l’expérience d’un véritable espace public européen et l’émergence d’une scène politique à l’échelle continentale.
Prudent, Luuk van Middelaar conclut en affirmant que la politique de l’événement a planté un nouveau décor, caractérisé par l’émergence d’une capacité d’action nouvelle et encore balbutiante. Péniblement née d’une décennie de crises et d’improvisation, elle n’est en aucun cas une fin en soi mais seulement le prélude d’une partition loin d’être achevée.
Alors, que faire de ce constat qui théorise l’autorité d’une entité politique à l’aune de sa capacité d’improvisation face aux imprévus ? Après tout, gouverner, n’est-ce pas prévoir ? Prévoir, pour Luuk van Middelar, c’est « accepter la dynamique imprévisible de l’Histoire. » Plus qu’une capacité à envisager des scénarios, il s’agit ici de se doter d’une « capacité à augmenter sa résilience, son dynamisme et sa capacité d’improvisation ». Cette capacité, pour l’Union, a été amorcée avec la prise de conscience de sa propre finitude, alimentée par les crises de ces dernières décennies. Des décisions imparfaites prises dans l’urgence, l’Union doit apprendre à incarner la politique de l’événement comme une force de projection plutôt que de réaction. Elle doit apprendre à passer de la gestion de crise à la résilience face aux crises. Tragiquement, nombreux sont les récents développements qui montrent comme cette capacité d’anticipation peine encore à se matérialiser, sur le budget de la zone Euro par exemple.
À n’en pas douter, Quand l’Europe improvise est un ouvrage qui enrichit l’étude de la construction européenne d’une dynamique redoutablement séduisante. Certains passages auront toutefois de quoi faire grincer quelques dents à Bruxelles. En effet, la critique de ce que l’auteur nomme la doctrine bruxelloise semble parfois excessive, voire frustrante. Trop souvent, il dépeint un script communautaire étroit, une technocratie suffisante et entêtée, guidée par une volonté presque aveugle d’appliquer la politique de la règle.
Il surprend même parfois dans la force de sa critique des institutions communautaires, qu’il perçoit comme obnubilées par une lutte de prestige et de pouvoir. À la lecture de ces lignes, il est difficile de ne pas regretter cette partie de l’analyse, réductrice et qui semble amoindrir le poids des égoïsmes nationaux dans les blocages européens. Le lecteur pourra alors se poser la question légitime : si situation d’urgence il y a, la responsabilité première n’incombe-t-elle pas aux chefs d’État et de gouvernement qui n’ont pas su doter l’Union d’instruments adéquats en temps et en heure ? La responsabilité politique ne réside-t-elle pas également dans cette capacité d’anticipation-là ?
Dans sa critique d’une orthodoxie supranationale un peu fantasmée, Luuk van Middelaar soulève toutefois de bonnes questions, comme celle de la difficulté à envisager la confrontation de plusieurs idées contradictoires de l’Europe qui dépasse la seule logique de plus ou moins d’intégration. On peine toutefois à voir émerger ces éléments dans une analyse qui se surprend parfois à surjouer la critique d’une Europe bruxelloise raisonnant selon la logique des gentils artisans du dessein commun face aux méchants défenseurs des intérêts nationaux. L’auteur se laisse peut-être ici quelque peu rattraper par l’analyse binaire qu’il dénonce.
Le lecteur avisé pardonne toutefois ces exagérations, tant la puissance de l’analyse globale est indéniable. C’est d’ailleurs peut-être l’action concomitante d’une analyse subtile et d’une plume directe qui confère sa pertinence à Quand l’Europe improvise. En effet, il ne fait aucun doute que l’auteur construit sa théorie de la politique de l’événement, non pas en réaction à la politique de la règle, mais en complément de celle-ci. Une chose est sûre à la lecture de ces lignes, c’est que cette Union tiraillée entre plusieurs légitimités qui s’affrontent n’a pas fini de se métamorphoser au gré des événements. L’actualité de ce printemps – de la séquence électorale au bal des nominations aux postes clés de l’Union – nous en donne une passionnante confirmation. Quand l’Europe n’a pas le choix, face à l’adversité des crises imprévues, elle doit agir et donc décider. Avec son livre et à travers sa fine connaissance des joutes institutionnelles, l’ancienne plume d’Herman van Rompuy narre l’émergence d’une scène politique européenne complexe et contradictoire à de nombreux égards. Ce faisant, il bouscule ses lecteurs autant que le statu quo académique et ouvre la voie à un débat d’idées aussi inépuisable que captivant.