Quels sont aujourd’hui les principaux sujets géopolitiques pour la Croatie ?
Comme vous le savez, la Croatie est le plus jeune membre de l’Union européenne (UE). C’est un pays qui existe comme un État indépendant depuis 28 ans, mais c’est une vieille nation qui avait son royaume déjà au Xe siècle. Alors, quand vous dites géopolitique, on pense d’abord à notre entourage, autrement dit les Balkans et l’Europe centrale.
La Croatie a connu la guerre de 1991 à 1995, soit quatre ans avec quasiment un tiers du territoire occupé. Nous avons commencé à vivre indépendamment à partir de 1995, après la libération de ces territoires. Pendant ce temps et dans les années suivantes tous les pays d’Europe centrale et orientale ont fait leur chemin vers l’Union européenne. Mais nous avons quant à nous perdu au moins dix ans pour reconstruire le pays qui était en ruines. C’est pour cela qu’on a été retardé par rapport aux autres États, comme par exemple la Slovénie, qui faisait aussi partie de la Yougoslavie. Nous avons ainsi commencé les démarches en 2003, pour entrer dix ans plus tard, en 2013. Avant cela, nous avions adhéré à l’OTAN, en 2009. C’est pour cela que la voie de la Croatie a été bien différente que celle d’autres pays du bloc communiste. Même avec le grand effort démocratique entrepris, le retard est dû surtout à la guerre des années 1990. Il faut savoir que la Croatie était beaucoup plus développée et plus riche avant la guerre que beaucoup de pays d’Europe centrale et orientale. Donc quand on parle de géopolitique, il faut prendre en considération le temps perdu.
Notre adhésion à l’Union européenne était un vrai chemin de croix, plein d’obstacles que d’autres candidats n’ont pas connu parce qu’ils ont négocié leur adhésion en groupe. Nous, on a dû négocier seuls, avec les nouveaux critères et les nouvelles exigences. C’était une nouvelle voie, et les obstacles se sont multipliés. Maintenant, ce sera encore plus difficile pour les nouveaux adhérents, comme la Serbie ou la Bosnie-Herzégovine.
Comment la Croatie envisage-t-elle sa relation avec ses partenaires européens ? Quels sont à votre avis les sujets où elle a aujourd’hui des points de divergence ? Sur quels sujets y a-t-il des points de convergence ?
La Croatie est le plus jeune membre de l’UE, mais nous y sommes arrivés bien préparés. Nous avons été obligés de faire toutes les réformes démocratiques et économiques nécessaires pour nous intégrer. À cause de la guerre, la Croatie n’était pas, à l’origine, un pays avec un système démocratique très développé. Le nationalisme était plus présent que dans d’autres pays qui n’ont pas connu la guerre. Il y avait aussi les traces du communisme qu’il a fallu surmonter.
Nous avons de très bonnes relations avec nos partenaires européens, et en premier lieu avec les pays d’Europe centrale, même si nous sommes plus pauvres et moins développés que la plupart des pays de l’Union. Nous sommes quasiment à la fin de la liste avec la Bulgarie et la Roumanie désormais. Cela ne nous empêche pas de développer des relations avec tous nos partenaires européens.
La Croatie participe également activement au Conseil européen. Notre Premier ministre Andrej Plenković, qui a travaillé dans cette ambassade de 2005 à 2010, est devenu d’abord député européen. Et il y a trois ans, il est devenu Premier ministre. Quand dernièrement l’Union européenne devait présenter les candidats aux postes les plus importants, c’est lui qui a été désigné comme coordinateur de groupe du Parti populaire européen (PPE) pour trouver un candidat à la présidence de la Commission européenne. Comme monsieur Plenkovic vient d’un pays qui est considéré, disons, comme « neutre », et qu’il entretient de bonnes relations avec le président Macron et la chancelière Merkel, il y a eu des spéculations comme quoi il aurait pu être candidat à la présidence de la Commission si le vote des candidats proposés ne passait pas.
Quelle est la position croate vis-à-vis de la création d’une armée européenne ? La création d’un budget européen ?
Je suis cette question de près. Avant-hier, lors de la réception au ministère des Armées, le président Macron a évoqué la nécessité de fonder l’armée européenne, disant que c’est une de ses priorités. Symboliquement, il a invité de nombreux représentants politiques des États favorables à cette initiative au défilé du 14 juillet, dont la chancelière Merkel, le président du Portugal, le Premier ministre belge…
C’est une idée qui nous plaît ; en tant que petit pays qui est passé par la guerre, nous voyons cette idée française avec beaucoup de sympathie. Avant la guerre (1991-95), nous n’avions pas du tout d’armée propre. C’était celle de la Yougoslavie, et elle avait pratiquement commencé la guerre d’agression. Nous avons donc été obligés de former la nôtre pendant la guerre, et ainsi libérer les territoires occupés. A la fin de la guerre il y avait 200 000 soldats, pendant notre dernière action militaire « Tempête » en août 1995. Nous en avons maintenant environ 15 000, tous professionnels, qui participent depuis des années aux missions de la paix de l’OTAN et de l’ONU. Nous avions envoyé des soldats dans les missions en Afghanistan. Ils sont aussi présents en Pologne et en Lituanie, au Liban, et quelques-uns dans les pays africains.
Nous soutenons donc cette idée, néanmoins nous ne sommes pas dans la capacité de satisfaire toutes les demandes. La France demande par exemple de l’aide dans sa mission au Mali, ce qui va être compliqué. Nous restons très intéressés par les nouveaux projets, dynamisés par la grande compréhension entre les principales puissances européennes.
Pour le budget, il n’y a pas encore de stratégie clairement développée. Cette armée, comme le dit le président Macron, ne nuira pas à la défense nationale, ni aux activités de l’OTAN. En effet, cette initiative au début n’avait pas reçu beaucoup de soutien de la part de l’organisation ; pourquoi créer une armée quand l’OTAN existe, surtout lorsque la plupart des pays européens en font partie ? Mais l’Europe a aussi son destin propre et doit avoir des moyens propres pour se défendre. On ne sait jamais ce qui peut arriver.
Quelle est la position de la Croatie vis-à-vis de l’agenda européen et international des prochains mois : Brexit, nouvelle Commission, G7 à Biarritz ?
Le Brexit est devenu une vraie saga sans fin. Nous suivons et soutenons l’opinion de la majorité, autrement dit un Brexit doux. Notre Premier ministre a été, dès le début, assez hostile au Brexit en général. Il a dit qu’il ne pourrait jamais comprendre pourquoi Cameron a proposé le référendum en premier lieu, puisqu’il n’y était pas obligé. C’est une décision avec des conséquences énormes pour l’avenir. Mais nous espérons trouver une solution pour que personne n’en souffre trop.
Concernant la nouvelle Commission, notre Premier ministre était très actif au cours de ces longues et dures négociations. Le Parlement aussi a eu un poids bien plus important qu’avant, et les députés n’étaient pas voués à voter comme le Conseil l’exige, notamment les Sociaux-démocrates allemands qui sont en désaccord avec les idées de la nouvelle présidente Ursula von der Leyen. L’issue a eu des moments de relative incertitude, même si à la fin elle est passée.
Concernant le G7, la Croatie observe l’événement d’assez loin, mais comme je suis à Paris, je dois le suivre un peu plus. Il y a déjà eu des réunions entre ministres à ce sujet, peu visibles dans les médias. J’ai participé à l’une d’entre elles il y a une semaine organisée à l’UNESCO, avec les ministres de l’éducation. Cela concernait l’éducation des femmes et des filles, un des grands projets du G7 pour les pays peu développés, surtout en Afrique.
Quelques jours avant Noël 2018, tous les ambassadeurs accrédités en France ont été invités à Biarritz. M. Macron devait nous présenter ses projets, mais en pleine période des gilets jaunes, il n’a pas pu venir. Nous étions venus voir comment les choses allaient se passer, mais nous avons finalement été contraints de rester enfermés à l’hôtel. Le ministre Jean-Yves Le Drian, au nom du président, nous a donc présenté les grandes idées du G7. On attend avec impatience les résultats. La France a été ambitieuse dès le début, surtout dans des dossiers sur lesquels le président Trump ne se penche pas beaucoup. Le président Macron néanmoins a promis d’obtenir le soutien de toutes les puissances dans l’optique de recevoir une centaine de millions d’euros pour scolariser les femmes et les filles dans les pays ciblés.
Qu’en est-il des relations avec les pays frontaliers : la Bosnie-Herzégovine et les liens avec sa communauté croate ? L’évolution des relations bilatérales avec la Serbie ? La Slovénie et le contentieux sur la baie de Piran ?
Ce sont des dossiers qui me sont très familiers, d’abord parce que je suis dans la diplomatie croate depuis 1992, et j’ai déjà travaillé à l’ambassade de Paris entre 1995 et 2000. C’était juste après notre guerre, pendant la guerre en Bosnie-Herzégovine et la guerre du Kosovo. Concernant la Bosnie-Herzégovine, nous y sommes très intéressés, mais il nous semble qu’il sera beaucoup plus difficile de trouver une solution que pour le Kosovo. Nous sommes presque sûrs que la Serbie et le Kosovo trouveront une solution avec le soutien d’autres pays. Mais la Bosnie-Herzégovine est un pays qui est oublié par tout le monde. La politique n’y fonctionne pas du tout ; on peut même se demander si la Bosnie-Herzégovine existe vraiment comme État fonctionnel. Il est tellement divisé, il y a tellement de problèmes et d’obstacles qui paraissent insurmontables.
Nous avons avec la Bosnie-Herzégovine une frontière de 1 000 kilomètres. C’est la frontière la plus longue de l’UE avec un État non-membre. Et comme la Croatie ne fait pas partie de l’espace Schengen, ça pose pour nous un grand problème. Dernièrement, beaucoup de réfugiés qui se trouvent en Bosnie-Herzégovine, dont au moins 7 000 réfugiés d’Afghanistan ou de Syrie, tentent tous les jours d’entrer en Croatie. Nous avons maintenant à la frontière de la Bosnie-Herzégovine 7 000 policiers frontaliers qui essaient d’empêcher l’entrée de ces migrants illégaux. Il y a des immigrés qui ont essayé vingt fois d’entrer en Croatie, ils ont vingt fois été renvoyés d’où ils viennent. Et ils recommencent. Il y en a certainement des centaines qui réussissent grâce aux aides des trafiquants ; ils entrent ainsi en Slovénie puis vers l’Autriche, puis vers l’Allemagne. Il y a donc de grands problèmes sécuritaires.
En Bosnie-Herzégovine, il y a aussi des Croates, des Serbes, des Bosniaques de religion musulmane. Avant la guerre, les Croates représentaient 17 % de la population. Désormais, ils sont probablement 12 %, car beaucoup de croates ont quitté la Bosnie et ont trouvé refuge soit en Croatie soit à l’étranger. Il y a au moins 100 000 Croates de Bosnie-Herzégovine qui se sont installés chez nous, car ils sont d’origine croate et ont trouvé un emploi. C’est donc primordial pour nous que la Bosnie-Herzégovine trouve une solution intérieure afin que les Croates de Bosnie puissent rester là-bas. Nous essayons, surtout notre Premier ministre, de sensibiliser l’Europe dans le but d’assouplir les critères d’adhésion pour la Bosnie-Herzégovine. C’est un pays divisé en deux parties : il y a la fédération de Bosnie-Herzégovine, où il y a dix cantons. Chaque canton a son « gouvernement », ses ministres. C’est une administration abondante et extrêmement compliqué. La seconde entité – Republika Srpska – fonctionne pratiquement comme un État dans l’État.
Grâce aux accords de Dayton, signés ici même à Paris en décembre 1995, on a trouvé une solution pour la paix, mais pas pour le fonctionnement du pays. Il y a des tensions, des conflits politiques tous les jours, ce qui rend la vision d’un avenir difficile. Nous essayons de sensibiliser plus que quiconque les pays comme la France ou l’Allemagne pour s’engager plus, autrement nous sommes assez pessimistes.
Concernant la Serbie, il y a eu la guerre récemment. Malgré le passé, nous avons développé des relations de bon voisinage. On a encore des problèmes pour les questions frontalières, ou encore les 1 500 personnes disparues pendant le conflit, qui posent un problème d’ordre psychologique, surtout pour les familles qui ont perdu leurs membres. Maintenant, beaucoup de Serbes viennent passer leurs vacances en Croatie. Des accidents arrivent quelquefois, mais sans grande importance. Il y a des visites bilatérales des deux côtés et notre Premier ministre va se rendre dans quelques mois en Serbie, et dans tous les pays des Balkans occidentaux, pour préparer un sommet à Zagreb au début de mai de 2020 qui sera consacré à l’adhésion de ces pays à l’UE.
Tout le monde attend de la Croatie, qui connaît la région, de promouvoir l’adhésion de ces pays. La même chose a été faite par la Bulgarie lorsqu’elle a eu la présidence du Conseil, et on va essayer de réunir tous les présidents de la région à Zagreb avec ceux de l’UE. Vous savez, quand Chirac était le président de la France, qui présidait d’ailleurs l’UE, il a proposé d’organiser à Zagreb en novembre 2000 un sommet entre les membres de l’Union européenne, alors au nombre de quinze, et les pays des Balkans. C’était le premier sommet de l’Union européenne qui s’est tenu hors de l’Union. La ville de Zagreb a été choisie pour faire passer un message : malgré la guerre, l’avenir des pays concernés étaient dans l’Europe. Cet événement a eu une très grande importance pour notre parcours vers l’UE. La France a joué un grand rôle dans notre région à cette période. On va maintenant réaliser, 20 ans après, la même chose à Zagreb, lors de la première présidence croate de l’UE. Pour un pays qui a passé quatre ans en guerre, puis est entré dans l’Union européenne en 2013, organiser un sommet avec tous ces pays dans sa capitale est plus que symbolique.
Concernant la Slovénie…malheureusement, nous avons quelques problèmes avec nos amis slovènes, d’ordre frontalier. La Croatie et la Slovénie étaient les républiques les plus développées de l’ex-Yougoslavie. Elles ont proclamé l’indépendance le même jour, le 25 juin 1991. Au début, nous étions très coordonnés et faisions tous les pas ensemble. Heureusement il n’y a pas eu de vraie guerre en Slovénie, juste quelques petites batailles. Après la guerre, les tensions avec les Slovènes ont commencé, surtout à cause de la frontière maritime, en-dehors de ça nos deux peuples s’entendent bien, on ne peut donc pas trop se plaindre de nos relations bilatérales. Mais malheureusement il y a cette question de la frontière maritime qui se pose, et qui est même allée jusqu’à empêcher la Croatie d’entrer dans l’Union européenne dans un délai plus réduit.
Pendant les négociations de la Croatie avec l’Union, la Slovénie était déjà membre. Et comme chaque membre, elle peut bloquer l’entrée d’un pays avec lequel elle est en désaccord. Ce n’était pas le cas des autres pays membres, mais la Slovénie a profité de cette position pour empêcher les négociations avant de trouver une solution pour la frontière maritime. On a perdu pratiquement deux ans sans négociations pour régler le litige. Pour remettre les choses dans leur contexte, il s’agit de quelques kilomètres carrés de mer. Il y a une baie qui se trouve entre l’Italie, la Slovénie et la Croatie : la baie de Piran.
Suivant la Convention de l’ONU, on a bien voulu la partager moitié-moitié, et tout le monde aurait été content. La Croatie a une côte de presque 700 kilomètres avec plus de mille îles, contre 40 kilomètres pour la Slovénie, avec une mer fermée. La Slovénie n’avait pas de sortie vers les eaux internationales, pour y parvenir elle devait passer par la mer croate. Mais leurs navires peuvent rentrer et sortir quand ils veulent vers la mer ouverte, selon le droit de la mer international. Mais ils ont voulu avoir un corridor territorial, une sorte de cheminée dans nos eaux territoriales.
Toujours selon les conventions de l’ONU, il a été convenu qu’en cas de problème, la baie en question se partagerait en deux. La Slovénie a proposé d’en acquérir quasiment 95 %. On a refusé, et c’est pour cela qu’ils ont bloqué le processus d’adhésion. Finalement, on a trouvé une solution provisoire (sans rentrer dans les détails), nos négociations avec l’Union ont été débloquées, et nous sommes entrés en 2013. Mais ce n’était pas une solution définitive, et le problème s’est de nouveau posé après une décision du tribunal spécial de la Haye formé juste pour cette dispute. C’est vraiment un problème très compliqué ; il faut être un expert pour comprendre. On a toujours été prêts à trouver une solution, le tribunal spécial d’arbitrage en question a décidé de donner ⅔ de la baie de Piran à la Slovénie, mais pas de corridor vers la mer ouverte … pour nous c’était presque acceptable si cette issue était le résultat de négociations bilatérales, et non le verdict du tribunal d’arbitrage dont la procédure était déjà fort contaminée et trois des cinq juges étaient obligés de démissionner. Mais la Slovénie n’a pas voulu nous l’accorder, considérant la proposition du tribunal comme définitive. On cherche désormais une solution, sans succès. Actuellement par exemple, la Slovénie bloque nos négociations avec l’OCDE à Paris, pour les mêmes raisons qu’elle a bloqué nos négociations avec l’Union européenne. A part ça, il n’y a pas de problèmes, et encore moins entre peuples, même sur la politique au niveau européen d’ailleurs. Mais la question de la frontière maritime pèse beaucoup.
Selon le Coalition Explorer de l’ECFR, la Croatie est l’un des pays qui compteraient le moins dans la balance des négociations. Comment la Croatie, un pays de 4 millions d’habitants, peut-elle asseoir son influence en Europe ? Est-il envisageable d’établir une alliance ad hoc avec la Slovénie sur certaines thématiques au sein des institutions européennes ?
La Croatie perd beaucoup d’habitants, environ 10 % depuis l’indépendance. C’est moins que la Bulgarie ou la Roumanie par exemple, qui en ont perdus 20 %, mais pour nous, ça pose un grand questionnement. D’abord parce qu’il y a au moins 50 000 jeunes qui quittent la Croatie chaque année, et cherchent du travail en Allemagne et en Autriche. Environ 15 000 Croates se sont installés en Irlande. Ils acceptent n’importe quel travail, les salaires étant parfois trois ou quatre fois plus élevés qu’en Croatie. Dans la saison touristique, on est obligés de faire venir des travailleurs de Bosnie, de Serbie, de Roumanie ou encore d’Ukraine.
Et puis la démographie est catastrophique chez nous. Il y a au moins quelques dizaines de milliers de morts en plus par rapport aux nouveaux nés. C’est la priorité numéro une pour nous de trouver une solution au problème démographique, et donc trouver un moyen de garder les gens en Croatie. Et parce que nous ne sommes pas les seuls, la Hongrie aussi est concernée par exemple, nous avons proposé au sein de l’Union européenne de chercher une solution au niveau européen. Pas seulement sur la question des départs, mais sur les questions démographiques aussi.
Concernant la Slovénie, nous sommes communément dans plusieurs projets européens. Il y a le processus de Berlin, mené par l’Allemagne, consacré aux Balkans occidentaux ; c’est dans ce cadre où la Slovénie et la Croatie sont les plus actifs, car ils connaissent le mieux la situation dans la région. Angela Merkel et le président français ont lancé ce processus, et d’autres pays en font partie, depuis 5-6 ans dans notre cas.
Les Slovènes ont initié un projet parallèle, avec la Croatie et d’autres pays des Balkans. Il s’appelle Brdo-Brijuni, la ville où a commencé cette initiative. Nous sommes les plus actifs dans ce projet avec la Slovénie, parce que nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas de stabilité dans cette région tant que les autres pays ne deviennent pas à leur tour membres de l’Union. On a beaucoup plus de sensibilité que les pays éloignés, qui ne connaissent pas suffisamment les Balkans. Donc c’est, je crois, un des projets ou la Slovénie et la Croatie peuvent participer activement pour l’avenir des Balkans occidentaux. Dans d’autres domaines, il y a certainement la possibilité de partager le même point de vue : il n’y a pas de grande différence concernant la stratégie européenne, mais malheureusement, il y a encore cette dispute bilatérale. La Commission européenne s’est d’ailleurs offerte d’aider à trouver une solution à ce litige, car la Slovénie tend à préférer le tribunal plutôt que des négociations bilatérales.
Au fond, on partage des points de vue sur la politique étrangère sans aucun problème. On a quand même passé 70 ans dans le même État yougoslave, en étant beaucoup plus développés économiquement et politiquement. Et avant ça, on faisait partie du même empire austro-hongrois. Le passé est semblable d’un point de vue culturel, religieux et linguistique.
Quelle est la position de la Croatie sur la gouvernance des Balkans et la politique d’élargissement des Balkans occidentaux au sein de l’Union européenne ?
Nous avons pratiquement tout dit à ce sujet, mais nous n’avons pas mentionné le cas de la Macédoine du Nord. La Croatie a été toujours eu de la sympathie envers la Macédoine. Parce qu’à cause de la dispute avec la Grèce concernant le nom, la Macédoine a perdu quasiment 15 ans. Au début des années 2000, la Macédoine était plus proche de l’adhésion à l’Union européenne que la Croatie. Et entre temps la Croatie a fait son chemin vers l’Union, et la Macédoine n’a pas bougé du tout. Finalement, ils ont trouvé un accord. Tout le monde l’applaudit, mais la Macédoine pour le moment ne peut pas même ouvrir des négociations. Pour nous, c’est une grande désolation, parce que, d’abord, elle a fait beaucoup d’efforts. C’est un pays modérément développé mais tout de même, c’est un pays démocratique. Ils se sont mis d’accord pour commencer les négociations, pas pour adhérer à l’UE, et on croit que l’UE devrait récompenser ces efforts. Ce serait un geste symbolique de grande importance et un message fort pour les pays qui se trouvent dans la même situation.
Les négociations ont commencé avec le Monténégro et la Serbie, et les autres, Macédoine, Albanie, Kosovo et Bosnie-Herzégovine doivent attendre probablement encore longtemps. Mais la Macédoine est prête à commencer, ainsi que l’Albanie. Mais il reste le grand problème des migrants albanais qui viennent en France. Ils sont presque 7 000 qui demandent l’asile politique. C’est pourquoi la France est très réticente concernant le début des négociations de l’Albanie avec l’UE. De cette façon la Macédoine du Nord devient l’otage de cette hésitation française.
Pour ce qui est du Kosovo, tant qu’il n’y a pas de solutions avec la Serbie, il n’y aura pas de négociations. D’autant plus que cinq membres de l’Union n’ont pas encore reconnu le Kosovo, c’est donc difficile d’envisager le départ des négociations.
Enfin, la Bosnie-Herzégovine, comme je l’ai dit, est un cas à part qui pourrait durer encore longtemps.
Êtes-vous satisfait de l’Initiative des trois mers depuis le premier sommet en Août 2016, à Dubrovnik ?
Cette initiative s’appelle les Trois mers, parce qu’il s’agit de la mer Baltique, la mer Noire et la mer Adriatique. Cette idée a été initiée par notre présidente et le président polonais. C’est donc la Croatie et la Pologne qui ont envisagé, disons, d’allier tous les pays de ce territoire. C’est plutôt une initiative qu’un projet avec un message politique. Mais il s’agit surtout de lier ces pays d’Europe orientale et centrale pour trouver une solution d’indépendance énergétique, notamment avec les problématiques autour du gaz et du pétrole.
La Pologne, qui voulait être énergétiquement indépendante de la Russie, a construit avec les pays baltes les éléments qu’il faut pour le devenir. Tous les pays baltes, la Pologne, la Tchéquie, la Turquie et les Balkans ont trouvé cette initiative très intéressante. Alors tous les ans, il y a des réunions entre présidents, et notre présidente a toujours exprimé sa satisfaction de leurs avancées.
Mais c’est un projet qui demande d’abord des soutiens financiers, donc pour le moment, ça ne bouge pas beaucoup. Il y a des idées, des conférences, et finalement, tout cela dépend des intérêts de chacun. L’État est concerné, mais pas de manière décisive. On va voir comment le projet va se développer, mais pour le moment, ce sont des idées qui plaisent à tout le monde et sans grands effets.
Même l’Europe occidentale n’a pas très bien accueilli cette initiative et est un peu dubitative : pourquoi les pays l’Europe orientale et centrale veulent-ils faire quelque chose entre eux. On voit qu’il y a une rupture entre l’Europe orientale et l’Europe occidentale. Même le président Trump a soutenu cette idée, et il s’est rendu à Varsovie l’année dernière au Sommet des trois mers. Il a publiquement soutenu ce projet, et, depuis, a pris ses distances. Mais comme il était présent, cela a soulevé le mécontentement des pays occidentaux envers cette initiative.
Comment la Croatie gère-t-elle ses relations avec la Chine, et notamment les investissements chinois dans ses infrastructures (cf. Pont de Pelješac) ?
C’est intéressant… la semaine dernière, j’avais un déjeuner de travail au Sénat avec le groupe d’amitié franco-croate. Les sénateurs de ce groupe m’ont invité au déjeuner, et ils m’ont posé la même question. En général, la Croatie n’est pas connue dans le milieu parlementaire, mais tout le monde m’a demandé : pourquoi ce pont de Pelješac sera construit par les Chinois ?
Bon. La Chine n’est pas tellement présente en Croatie. Il y a très peu de Chinois, hormis les touristes, très peu de restaurants et magasins chinois en Croatie. Mais nous entretenons avec Pékin de très bonnes relations bilatérales, politiques et économiques, il faut le dire. Maintenant, il y a une initiative économique régionale très similaire avec les Trois mers : 16 pays d’Europe centrale et orientale développent un projet ambitieux avec la Chine. Alors tous les ans, un des 16 pays organise un sommet avec le Premier ministre chinois. Cette année, le sommet s’est tenu à Dubrovnik, il y a trois mois. Le Premier ministre chinois est venu à ce sommet pour rencontrer les Premiers ministres des 16 pays ; ce sont pratiquement les mêmes pays que ceux de l’initiative des Trois mers. Côté chinois, il y a une promesse d’investissement et de coopération à grande échelle et à long-terme. Nous savons que l’Allemagne et la France ne sont pas très contentes de cette initiative. Mais en même temps la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne augmentent leur coopération avec la Chine, vendent et achètent les produits chinois en nombre, reçoivent leurs dirigeants et se rendent régulièrement en Chine pour signer des dizaines des contrats commerciaux. Je crois que la Croatie, du point de vue de la coopération économique avec la Chine, à l’échelle européenne, représente un pourcentage négligeable.
Notre pont, pour information, doit être construit car il y a une petite partie de la côte adriatique, 12 km, au sein de la Croatie, qui appartient à la Bosnie-Herzégovine. Il s’agit d’un petit bout de la côte qui coupe la Croatie en deux. Historiquement quand les Turcs ottomans gouvernaient en Bosnie-Herzégovine, ils ont acheté ce territoire de la République de Venise, pour avoir un accès à la mer Adriatique mais aussi pour limiter l’influence de la très puissante République de Dubrovnik (Ragusa).
Aujourd’hui pour arriver à Dubrovnik par route vous êtes obligés de passer par ce corridor « bosnien » et faire deux fois le contrôle frontalier… Et maintenant que la Croatie est membre de l’Union, et la Bosnie-Herzégovine non, cela complique énormément les choses au niveau du contrôle douanier. Avec la construction de ce pont et de quelques dizaines de kilomètres de nouvelles routes sur la presqu’île de Pelješac, on ne sera plus obligé de passer par la Bosnie-Herzégovine pour aller vers Dubrovnik et l’extrême sud de la Croatie. Ce projet est approuvé par l’Union européenne : ils préfèrent aussi que les citoyens européens ne soient pas obligés de passer par les contrôles douaniers d’un tiers État pour voyager à l’intérieur d’un pays membre de l’UE. C’est pour cela que la Commission européenne a décidé de financer la construction de ce pont à 85 %. Le reste, c’est principalement la Croatie. On a eu un appel d’offres de plusieurs entreprises, il y avait même un Français, mais le Chinois était 30 % moins cher. D’où notre décision, bonne ou mauvaise, nous verrons, mais qui d’un point de vue économique, était légitime.
Il y a pourtant toujours cette question : pourquoi les Chinois ? Je dois dire, c’était une offre, pas un choix du gouvernement juste parce qu’ils sont chinois.
Quelles sont les sources de doctrines croates ? Quels sont les espaces de débat stratégique (revue, think tanks…) en Croatie ?
Les Croates sont le plus souvent considérés comme un peuple profondément catholique, voir très conservateur et traditionaliste. Au fond, c’est vrai, la plupart des gens se déclarent catholiques mais ils ne sont pas vraiment pratiquants. C’est aussi la conséquence de l’histoire difficile et complexe, surtout pendant le communisme. Mais aujourd’hui les choses ont profondément changé. La pensée libérale était toujours très présente chez nos écrivains et intellectuels en général, surtout entre les deux guerres mondiales. Pendant le régime de Tito, surtout dans les années 1970, il y avait des discussions politiques très ouvertes dans le milieu intellectuel, plus ou moins tolérées par les autorités communistes. Plusieurs instituts publiaient des revues politiques de grande qualité, mais exclusivement de gauche. Zagreb et son université était toujours le haut lieu de pensée philosophique et de la culture. Notre Science-Po a une longue tradition de gauchisme ainsi que plusieurs instituts en Croatie. Votre ex-ministre des Affaires européennes Nathalie Loiseau, était en visite l’année dernière à Zagreb. Elle a donné une conférence à Sciences-Po et c’était le vrai début de la campagne de consultation avec les citoyens, proposée par le président Macron.
Depuis l’indépendance, beaucoup de think tanks ont vu le jour, ils ne sont pas très nombreux mais ils jouent une certaine influence dans la vie publique. La société civile est assez forte et tous les gouvernements doivent compter sur elle, parce qu’elle est bien organisée, surtout quand il s’agit d’organiser un référendum. Les ONG sont très, très nombreuses. La plupart sont de gauche et posent souvent, avec l’aide des médias et des réseaux sociaux de graves problèmes aux autorités croates. Mais la plupart de ONG peuvent compter sur le financement, au moins partiel de leurs activités, des fonds du gouvernement prévus par la loi dans le budget annuel.
Encore une chose qui n’est pas tellement connue. Chez nous, les minorités nationales (une vingtaine) sont vraiment très appréciées et très présentes dans la vie publique. Les Serbes sont les plus nombreux bien qu’une bonne partie des Serbes a quitté la Croatie après la guerre. Notre Constitution est, du point de vue de traitement des minorités, je crois la plus démocratique en Europe. Les minorités sont représentés dans notre Parlement (Sabor) par huit députés, sur 151, dont trois Serbes. Même s’ils n’obtiennent que quelques centaines de voix aux élections législatives, ils ont trois places garanties, et les autres minorités en ont cinq. Ils peuvent participer aux élections en tant que minorités, mais aussi en tant que citoyens normaux de la Croatie, ce qui signifie qu’ils peuvent voter deux fois – discrimination positive. La Croatie est le seul pays qui garantit que les minorités soient représentées telles quelles. Il y a environ 60 000 musulmans bosniaques en Croatie, et ils ont toujours un représentant bosniaque au Parlement. Les Italiens aussi, ils sont environs 15 000.
Malgré les préjugés présents dans quelques vieilles démocraties européennes qui sont toujours prêtes à donner des leçons, la Croatie a légiféré sur la question de ses minorités d’une manière exemplaire. Les députés des minorités sont le plus souvent les membres de la coalition du gouvernement, soit de gauche, soit de droite, parce qu’ils sont conscients de l’importance de ce choix. Actuellement, la minorité serbe est dans la coalition du gouvernement de centre-droit. Comme la coalition gouvernementale est instable, si leurs trois députés refusaient de voter les lois, le gouvernement tomberait. Les Serbes ne sont donc pas obligés de participer à la coalition, mais ils préfèrent être proches du gouvernement en prenant en compte les conséquences éventuelles d’une chute du gouvernement.