Ancienne ministre de l’Environnement (1992-1993 puis 2014-2017), de l’Enseignement scolaire (1997-2000) et Présidente de la COP21, Ségolène Royal a été la première femme à se hisser au second tour de l’élection présidentielle française en 2007. À la suite de Michel Rocard, elle a été nommée Ambassadrice chargée de la négociation internationale pour les pôles Arctique et Antarctique depuis le 1er septembre 2017. A l’occasion de la parution de son dernier ouvrage Ce que je peux enfin vous dire, Ségolène Royal nous a parlé de son engagement en faveur du climat et des femmes, et de son poste d’Ambassadrice chargée des Pôles.
Lors des dernières élections européennes, les Verts ont réalisé un score important dans plusieurs pays. Qu’est-ce que cela nous dit de la préoccupation européenne pour l’environnement ?
La percée des Verts ne m’a pas surprise. D’abord ce n’est pas la première fois parce que deux mandats plus tôt, les Verts avaient réalisé un score plus important encore. On remarque la prégnance dans l’actualité des sujets environnementaux et la prise de conscience des problèmes climatiques. En tant que Ministre de l’Environnement il y a encore moins de deux ans, je ressentais une difficulté à vulgariser un certain nombre de concepts. Après un temps d’appropriation de ces concepts par l’opinion, on est donc entrés dans cette phase d’accélération. De plus, il y a une visibilité très forte sur les sujets climatiques et avec en particulier les marches des jeunes sur le climat.
On aurait même pu imaginer que les résultats soient plus élevés pour les partis écologistes. Cela reste un grand succès puisque tous les sondeurs se sont trompés [les Verts étaient estimés à 8 %, ils ont obtenu 13 %, ndlr]. Les médias français se sont enthousiasmés du succès, mais en Allemagne les résultats ont été de 20 %.
Quelle est votre interprétation politique de ce score des Verts en France ?
Je pense que c’est un vote de prise de conscience, un vote d’adhésion à l’idée écologique et en même temps un vote refuge par rapport à des électeurs qui ne savent plus pour qui voter et qui voulaient quand même participer au scrutin. C’est donc positif pour la cause, mais malgré tout il faut accélérer le processus.
On a vu récemment les citoyens, notamment la jeunesse, s’engager pour la préservation de l’environnement et du climat. Que pensez-vous de l’action de Greta Thunberg ? Que dit-elle de notre époque ?
Je trouve que ce qu’elle a réussi à faire est extraordinaire, d’autant plus qu’elle a réussi à se faire prendre au sérieux par les adultes. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’ils ont vraiment mauvaise conscience (rires). Car très souvent, quand les jeunes s’activent, il y a une espèce de condescendance de la part des adultes.
Ce sont donc les jeunes qui doivent être en première ligne du combat pour l’écologie ?
Il faut faire attention à la confusion des générations, à laquelle je n’adhère pas. Je suis pour la responsabilité des adultes dans la transmission des valeurs. Mais ce qui est intéressant dans le domaine environnemental c’est que les apprentissages sont réciproques : le monde des adultes apprend autant du monde des enfants. En effet, ces derniers apprennent des choses à l’école, et de retour dans leurs foyers, ce sont eux qui peuvent transmettre des savoirs et des savoir-faire à leurs parents. C’est cela qui est intéressant parce que finalement c’est un des rares sujets où les enfants en savent peut-être plus que leurs parents. Dès lors qu’il y a à l’école une transmission de ces valeurs, les enfants reviennent à la maison et peuvent transmettre à leur tour…
C’est un peu le cas aussi avec la culture. En tant que Ministre de l’Enseignement scolaire, j’avais beaucoup développé la culture notamment dans les zones d’éducation prioritaire. Les enfants qui étaient emmenés à des expositions d’art contemporain revenaient dans leur famille non francophone, c’était à la fois un fossé culturel considérable mais un élément de rapprochement très fort parce qu’on peut accéder à l’art contemporain même sans lire ni écrire le français. De plus ce sont des éléments très pacificateurs et c’est ce qui est intéressant dans cette double transmission.
Pour en venir aux effets du changement climatique, la région arctique est une ligne de front. Comment l’Europe, dans ce contexte, peut-elle efficacement agir pour limiter les effets du changement climatique sur cette région ? Comment peut-elle influencer cette région concernant les effets du changement climatique alors qu’elle fait partie de cet espace-là ?
L’Europe est à la fois responsable et victime du dérèglement climatique, comme tous les pays industrialisés. L’Europe, qui est en première ligne, devrait être à l’avant-garde de la lutte contre les énergies fossiles, notamment dans le domaine des transports. Aujourd’hui, il n’y a qu’une ville européenne qui a imposé l’usage exclusif des voitures électriques, en Norvège, qui est pourtant un grand pays producteur de pétrole.
La France quant à elle n’est pas un pays arctique, mais c’est un pays polaire, par la recherche menée dans nos instituts et nos universités, et à ce titre nous avons droit au chapitre.
La diplomatie écologique a donc besoin de plus de représentants et d’institutions pour gagner en poids politique ?
En tant qu’Ambassadrice des Pôles à l’échelle internationale j’ai par exemple alerté la communauté internationale sur la question du tourisme de masse et sur l’utilisation du fuel lourd, qui a un fort impact en Arctique et en Antarctique. Dans un milieu très immobiliste, j’ai été saluée individuellement pour ces prises de positions. Les diplomates n’ont pas les autorisations politiques de leurs gouvernements, même pour des choses aussi simples que prendre position sur la régulation du tourisme de masse ou l’interdiction du fioul lourd à la fois comme propulseur et comme matière transportée. Alors que beaucoup de monde attend cela : des prises de paroles sur ces sujets délaissés par les gouvernements. Moi, je le fais et je le fais notamment en tant que présidente de la COP21.
En tant que présidente de la COP21, j’ai une liberté de parole et un poids politique. Il est essentiel d’exiger de chaque décision économique la dimension environnementale et, pour cela, il faut beaucoup de force politique mais aussi de créativité, d’imagination.
L’environnement et les femmes sont les deux fils rouges que vous tirez notamment dans votre dernier ouvrage (Ce que je peux enfin vous dire). Vous faites un parallèle entre le combat écologiste et le combat féministe en faisant le lien avec des questions de déshumanisation, de désenracinement, la question de penser les limites. Ce sont des concepts que l’on trouve chez des conservateurs et l’on peut penser à l’ouvrage de la philosophe Simone Weil, L’Enracinement. Est-ce à dire pour vous que les questions écologiques sont une forme de conservatisme ? Que serait alors une écologie progressiste ?
L’écologie est quelque chose de révolutionnaire ! S’il y a un rapprochement sur la question de l’enracinement, ce n’est pas tellement le conservatisme, c’est le fait religieux. Simone Weil est profondément croyante. Et la question de l’enracinement fait écho à sa foi. Il peut y avoir des points communs qui sont dus à l’humanité, à la nature même de l’être humain, que l’on soit croyant ou non-croyant.
La question écologique est profondément révolutionnaire. Mais elle peut être une idéologie très sectaire. Il faut donc faire attention : si l’écologie devient elle-même une religion, c’est ce que j’appelle l’écologie punitive. J’ai toujours plaidé pour l’écologie positive. Il y a une idéologie verte chez certains qui consiste à dire « nous détenons la pureté et la vérité, tous les autres sont les méchants. » Il existe une forme d’extrémisme écologique qui a le mérite d’exister : à un moment il a bien fallu une avant-garde. Mais ce ne sont pas ceux qui tiennent ces discours qui sont les plus aptes à agir.
Vous pensez à la démission de l’écologiste Nicolas Hulot de ses fonctions de Ministre de l’Ecologie ?
Nicolas Hulot a été la victime de ce système. Dès que les théoriciens ou les vulgarisateurs dont le rôle est d’éveiller les consciences ont une mission politique, ils sont incapables d’agir. Ils n’ont pas la force politique, la capacité de travail et d’action. Ce n’est pas la même chose de théoriser et d’agir. Nicolas Hulot était conscient de cette contradiction insupportable, c’est pour cette raison qu’il a quitté le gouvernement actuel.
La vraie question écologique est celle-ci : qu’est-ce que c’est que l’action écologique ? La transformation écologique ? Qu’est-ce que c’est que le changement de système ? Qui a la capacité de changer le système et d’ouvrir de nouvelles voies ?
Dans votre ouvrage, Manifeste pour une justice climatique, vous parliez des femmes dans les pays qui souffrent le plus du réchauffement climatique et des impulsions qu’elles ont su donner. Vous dressez les portraits de Rachel Carson, Vandana Shiva et Wangari Muta Maathai. Est-ce qu’il y a de telles femmes dans les régions de l’Arctique ?
Il y a des femmes de cette envergure dans la région de l’Arctique. D’ailleurs, il y a une actualité qui rappelle leur action, avec les excuses publiques du Premier ministre canadien concernant le massacre de femmes canadiennes 1. Ces femmes ont terriblement souffert, elles étaient considérées comme des objets. Alors que le savoir-faire des femmes quand on va dans ces pays-là est irremplaçable et exceptionnel.
Dans le même livre, vous parlez des réunions politiques auxquelles vous participez en Arctique. Michel Rocard se plaignait du Conseil de l’Arctique en disant que c’était un « syndicat de copropriétaires », fermé aux acteurs extérieurs à la région. Tous les forums arctiques comme ceux auxquels vous avez participé à Reykjavik permettent d’élargir les questions arctiques à d’autres acteurs comme la France. Voyez-vous cela comme une chance pour la France et l’Europe d’expliquer leurs vues sur l’Arctique ?
Ce qui est intéressant, c’est que sont réunis des chercheurs de tous les domaines scientifiques, des décideurs politiques, et l’Union européenne qui avait été totalement absente de ces sujets est maintenant présente. C’est une bonne chose. Il y a une prise de conscience, un intérêt renforcé pour ces sujets parce que c’est en Arctique que se traduisent de la manière la plus spectaculaire les conséquences du réchauffement climatique.
Dans quelle mesure ces réunions permettent-elles d’aboutir à des résultats concrets ?
Comme dans les conférences sur le climat, les gens doivent faire acte de présence, mais les gens viennent, font des discours et repartent. Par ailleurs, le bilan carbone de ces allers-retours est énorme. Pour l’accord de Paris, j’avais insisté pour que les chefs d’États viennent au début et pas à la fin comme à Copenhague qui avait été un échec. À la COP 21, j’avais arraché cette décision contre la bureaucratie qui pensait que les chefs d’États empêchaient de travailler. Comme ils sont arrivés au début, ils ont donné des instructions et la technocratie a repris sa place en-dessous de l’autorité du politique. Je pense que pour l’Arctique, c’est la même chose. Il faut que la politique reprenne ses droits, que les leaders politiques reprennent la volonté d’agir par rapport à des structures qui ronronnent.
Quels sont les enjeux politiques propres à l’Arctique ?
L’enjeu politique et juridique est considérable : il n’existe pas de traité international de protection pour l’Arctique, contrairement à l’Antarctique, alors que ces zones habitées, et les enjeux économiques sont beaucoup plus lourds. L’enjeu majeur est de faire en sorte que les gens acceptent les règles de développement durable. C’est la même problématique que l’on retrouve par exemple en Afrique. Ce sont des zones paupérisées où tout d’un coup les habitants ont des opportunités de développements économiques formidables. Eux nous répondent « Vous êtes bien gentils, mais vous vous êtes développés avec les énergies fossiles aux dépens du reste du monde. Vous avez pillé la terre entière et vous étiez les seuls à détenir l’énergie. Aujourd’hui on y accède, on a droit au développement… ».
Il y a des villes entières qui sont en train de se construire dans le nord de la Russie. À quel titre va-t-on les en empêcher ? Il faut donc les associer de nouveau à la co-construction de règles de développement durable dans le cadre de l’application de la COP21 et en leur montrant que c’est dans leur intérêt. Ce n’est pas une tâche facile, parce que les nouvelles routes marines permettent d’une certaine façon d’effectuer des économies d’énergie. Quand on fait la nouvelle route marine de l’Arctique au lieu de passer par le canal de Suez, on gagne quand même 4 500 km. On me dit que « 4 500 km, ça fait de la pollution en moins. » Ces personnes méconnaissent les risques de marées noires et les risques liés aux fiouls lourds. Ce sont vraiment des sujets passionnants !
Concernant l’Arctique, vous écrivez qu’« il n’est toujours pas acquis que la coopération l’emporte sur la confrontation ». Quels sont les moyens pour favoriser une coopération ?
Oui, la confrontation s’est même exacerbée. Il y a une compétition économique. L’Arctique est un nouvel Eldorado. C’est le Far West.
Cependant, les conférences internationales peuvent faire une différence. Il faut trouver des plus petits dénominateurs communs d’une part, et d’autre part connaître les risques communs qu’une coopération peut aider à maîtriser : les risques amenés par le tourisme de masse, ou encore par le transport de fioul… S’il y a une marée noire et que du fioul se répand dans les eaux glacées de l’Arctique c’est une catastrophe.
Il faut entrer dans la problématique économique et ne pas faire des leçons de morale et d’idéologie sur ceux qui lavent plus vert que vert, ça ne marche pas. Il faut faire ce calcul économique car même sur ce plan, les acteurs de l’Arctique ont intérêt à ce qu’il y ait du développement durable puisque ce sont aussi les premiers exposés.
À propos du projet que vous menez concernant le centre de recherche franco-russe à Saint-Pétersbourg : est-ce que c’est avec ce genre d’initiatives qu’on peut assurer la coopération politique avec la Russie ?
C’est une coopération scientifique très importante que je n’ai pas voulu abandonner. Je pense que la science, la culture, c’est ce qui rapproche les peuples et les intelligences et il ne faut pas que ce soit pris en otage par des problèmes provisoires de tensions géopolitiques. Le chercheur français Jean Malaurie, a encore son bureau à l’Université de Saint Pétersbourg et l’on est quand même fier de la filière de la recherche française.
Il y aussi des questions économiques. Quand on voit les investissements de la Chine en Arctique, comment la France peut-elle se positionner à côté ?
La France peut défendre les valeurs de développement durable. La France est le pays de la COP 21, qui a mis en œuvre ce cadre et c’est une chance d’avoir ce fil vert. La France peut mettre en avant qu’elle est comptable d’avoir obtenu la signature de cet accord de Paris. On demande que dans tous les investissements qui sont faits, les dimensions de développement durable soient prises en considération.
Dans vos ouvrages vous racontez votre combat pour l’intérêt général, et votre combat contre les lobbies. En Arctique il y a aussi des entreprises françaises, comme Total dans le projet Yamal, c’est aussi pour l’intérêt général, parce que le gaz est une source d’énergie moins polluante que d’autres. Comment voyez-vous ce paradoxe ?
On peut demander à Total de réduire son bilan carbone. Les stations fonctionnent maintenant à l’énergie solaire en Arctique et en Antarctique. Ces groupes ont aussi des obligations de développement durable. Même les groupes pétroliers doivent préparer l’après-pétrole.
La recherche polaire est assez dispersée et les sciences sociales sont mises de côté. Quelle est votre ambition pour cette recherche polaire ?
D’abord, donner de la visibilité à la recherche et lui donner du poids à l’international. Mon rôle est de défendre le prestige de la recherche polaire française et d’attirer des moyens vers la recherche polaire. L’un ne va pas sans l’autre.
J’ai créé « la Science des Pôles en Partage. » Moi-même, grâce à cette fonction d’ambassadrice, j’ai eu accès à des connaissances que je trouve passionnantes. Je suis comme une enfant émerveillée de la science des pôles. Les chercheurs de toutes les disciplines sont invités à s’y impliquer. Dans l’accord de Paris, il y a tous les sujets, de la biodiversité à la lutte pour les droits des femmes. L’articulation entre tous les aspects est essentiel.