L’affaire Lava Jato : la corruption, c’est Lula
Le 7 avril 2018, l’ancien président du Brésil, Luiz Inácio Lula da Silva, se rend à la police fédérale et est incarcéré dans la ville de Curitiba (État du Paraná, dans le sud du Brésil). C’est l’achèvement d’une saga politico-judiciaire qui avait débuté en 2011. Lula avait été accusé de plusieurs crimes : corruption active, détournement d’argent public, blanchiment, corruption passive et obstruction à la justice. De loin, le procès de Lula ressemble à tous ceux qui ont été intentés contre les diverses formes de corruption qui gangrènent le Brésil : c’est le procès d’un système. En revanche, de près, les accusations portées contre lui sont principalement, si ce n’est seulement, motivées par une affaire précise, liée au tentaculaire scandale de corruption (Pétrolao) de l’entreprise pétrolière publique Petrobras : celle-ci aurait versé à l’ancien président des pots-de-vin d’environ un million d’euros lui permettant de rénover un luxueux triplex situé sur le littoral de São Paulo, en récompense de son activité de lobbying – ce que Lula a toujours nié. Sur la base de cette allégation, Lula est condamné, d’abord à neuf ans et six mois d’emprisonnement, en juillet 2017, puis, en deuxième instance, en janvier 2018, à douze ans 1. Peu après son incarcération, il est déclaré inéligible par le Suprême Tribunal Fédéral 2.
À ce moment-là, le contexte politique est très sensible : on est en pleine campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2018. La décision d’inéligibilité empêchant officiellement Lula de se présenter depuis sa prison, l’ancien maire de São Paulo, Fernando Haddad, devient le candidat du Parti des Travailleurs (PT). En même temps, Jair Bolsonaro, issu du Parti Social Libéral (PSL), d’extrême droite, monte dans les sondages et la droite traditionnelle, qui s’incarne dans le Parti de la Social-démocratie Brésilienne (PSDB), perd de son importance.
Durant tout le processus ayant mené à la condamnation de Lula, la presse brésilienne est divisée en deux clans.
D’une part, à droite, la presse soutient presque unanimement le juge de Curitiba, Sergio Moro, et le Procureur du Ministère Public Fédéral (MPF) 3, Deltan Martinazzo Dallagnol, pour avoir mené de front une enquête de corruption de très grande envergure. La popularité de ces deux personnages – surtout dans une droite relativement épargnée par ces enquêtes, et surtout à l’extrême droite –, a été réelle, si bien que le président nouvellement élu, Jair Bolsonaro, a fait de Sergio Moro son ministre de la Justice.
D’autre part, à gauche, la presse, notamment l’important quotidien Folha de São Paulo, a toujours considéré que les enquêtes contre Lula étaient le fruit de manœuvres politiciennes, ou du moins qu’elles n’étaient pas neutres, et visaient à chasser de l’échiquier politique un parti, le PT, qui était à peu près sûr de reconquérir le pouvoir, après l’impeachment de Dilma Rousseff (2015) et la gouvernance de Michel Temer (2016-2018). Si tel était le but, la stratégie a fonctionné : sans Lula comme candidat du PT, Bolsonaro a pu gagner l’élection, alors que les sondages montraient que seul Lula aurait été en mesure de l’emporter contre le candidat d’extrême droite 4.Politiquement, donc, l’affaire Lava Jato a largement profité à la droite brésilienne et surtout à Jair Bolsonaro. Le système de corruption jugé dans cette enquête est principalement celui qui lie les grandes entreprises au PT et au Parti du Mouvement Démocratique Brésilien (PMDB). Les partis de droite en sont absents, bien que des suspicions à leur égard, sans doute fondées, commencent à poindre. En 2018, dans le cadre de l’une des diverses branches de Lava Jato, l’Operação Ross, Aécio Neves, candidat à la présidentielle contre Dilma Rousseff en 2014 5, fit l’objet, avec sa sœur, d’une enquête, suite à la delação premiada (dénonciation récompensée) de Joesley Batista, ex-PDG de l’entreprise agroalimentaire JBS, connue pour avoir abondamment arrosé de donations électorales tous les partis politiques. JBS aurait fourni 110 millions de réais 6 (équivalents environ à 40 millions d’euros) à Aécio Neves et à son parti, le PSDB. Le journaliste Ricardo Kotscho, dans un article publié sur son blog le 22 février 2019 7, observe que la lente réorientation de Lava Jato et de ses innombrables « phases » ou « opérations » en direction du PSDB a coïncidé avec le moment où le juge Moro a quitté le tribunal de Curitiba pour assumer à Brasilia ses nouvelles fonctions de ministre de la Justice. Kotscho affirme que les enquêtes sur Lava Jato ne visaient que le PT et qu’elles laissaient entendre – ce qu’aucune delação premiada n’avait dit – que le seul PT était corrompu, et que donc la corruption au Brésil, c’était le PT : « La sélectivité et le côté partisan de l’ancien juge Sergio Moro sont de plus en plus évidentes à mesure que les enquêtes de Lava Jato sur le PSDB progressent. Ce n’est pas un hasard si la protection du Toucan 8 s’est effondrée après le départ de Moro de la République de Curitiba 9 pour devenir ministre de la Justice de Jair Bolsonaro. » 10. Les sommes en jeu, dans ces faits de corruption, sont sans commune mesure plus importantes que celles de l’affaire du triplex de Lula.
Les révélations de The Intercept
En juin 2019, le site d’investigation The Intercept Brasil 11 a commencé à publier régulièrement des articles jetant le doute – et le soutenant par des preuves – sur la neutralité des enquêtes qui avaient conduit Lula en prison et Bolsonaro au pouvoir. Ces articles sont fondés sur le piratage informatique, réalisé par un hacker inconnu, de la messagerie Telegram du juge Moro. Ce hackage représente l’équivalent de 1 700 pages de discussions entre le juge Moro et le procureur Dallagnol, coordinateur de la Força-tarefa da Operação Lava Jato (Force de frappe de l’Opération Lava Jato). Il s’agit de discussions privées, qui commencent à être publiées en portugais et en anglais sur le site de The Intercept. Dans ces chats interviennent aussi d’autres procureurs de Lava Jato, parmi lesquels Laura Tessler, Athayde Costa ou encore Paulo Galvão. Précisons que le droit brésilien interdit qu’un juge et un procureur du Ministère Public Fédéral (MPF) communiquent – et d’autant plus sur Telegram. Le caractère peu éthique de ces dialogues a, du reste, été mis en évidence par de nombreux juristes : le juge ne doit être ni politique, ni enquêteur, ni procureur 12.
Il est à noter que la prétendue neutralité des acteurs de la justice est inexistante. On discute essentiellement, dans ces messages, de stratégies pour bloquer le PT 13 et pour faire taire, autant que possible, la parole du prisonnier Lula 14. Celui-ci, en effet, était sur le point de donner, peu avant l’élection présidentielle du 28 octobre 2018, une interview à une journaliste de Folha de São Paulo, Mônica Bergamo, avec la permission du juge de la Cour Suprême, Ricardo Lewandowski. Le procureur Dallagnol craignait que, si cette interview avait lieu juste avant l’élection, elle pouvait mener à « faire élire Haddad ». Le petit groupe autour de Moro et Dallagnol fit donc en sorte de retarder l’interview, sortant ainsi de son rôle uniquement limité aux aspects « techniques, impartiaux et apolitiques », pour reprendre l’expression utilisé dans un tweet de Dallagnol. Le procureur Isabel Groba avait néanmoins fait part, dans un message, de son écœurement face à la décision de reporter l’interview de Lula. La Força-tarefa ciblait donc davantage le PT plus que la corruption. Les procureurs pesèrent alors le pour et le contre des divers formats d’interview possibles, afin de savoir lequel permettrait le mieux d’handicaper Lula : plus de journalistes, moins de journalistes, des interviews de tous les condamnés de Lava Jato (idée du procureur Julio Noronha), retarder l’interview après l’élection présidentielle, avec l’aide, en sous-main, de la Police fédérale (idée d’Athayde Costa), etc.
Par ailleurs, dans la troisième partie de la série d’articles publiés par The Intercept, on apprend que Dallagnol doutait de la solidité des preuves contre Lula 15.
Les faits rapportés par The Intercept sont ahurissants : Dallagnol craignait que la dénonciation du Ministère Public Général, fondée sur l’affaire du triplex, ne suffise pas pour condamner Lula. Réapparaît alors, comme par hasard, un ancien reportage de 2010 du quotidien de Rio de Janeiro, O Globo, au sujet des pots-de vin perçus par Lula pour rénover son appartement 16, qui s’ajoute aux « pièces à conviction » du dossier, dont Moro écrira qu’elles sont plutôt pertinentes (bastante relevantes), ce qui, pour un procès d’une telle importance, interroge. On espérait ainsi solidifier l’accusation contre Lula, fondée sur des preuves « indirectes ». L’accusation elle-même avait été critiquée par l’opinion publique, à cause de sa fragilité. Si la presse doutait, il y avait une bonne raison : Dallagnol doutait lui aussi. Les révélations de The Intercept apportent donc du grain à moudre au grand débat sur la recevabilité des preuves ; Lula aurait, en effet, été condamné sur des indices plutôt que sur des preuves (a-t-il reçu des pots-de-vin ou non ?), et sur la base de quelques articles de presse. Peu après la divulgation des dialogues par The Intercept, Dallagnol affirmait qu’il détenait des preuves solides concernant Lula 17, et soutenait que parler au juge Moro par SMS ne contrevenait pas à l’impartialité du procès.
Le 19 juin, The Intercept a montré que les procureurs de Lava Jato ont fait « semblant » de faire des enquêtes de circonstance sur Fernando Henrique Cardoso et sur l’Institut Fernando Henrique Cardoso 18 afin de mettre en avant leur impartialité. Moro, néanmoins a soutenu que ce n’était pas la peine d’aller plus loin, car l’appui de la droite en ayant recours à la personne, très respectée, de Cardoso, était important : Moro – 13:52:51 – « Ah, je sais pas. C’est questionnable, car ça touche quelqu’un dont l’appui est important » 19.
Le résultat des divulgations d’information par The Intercept est double. Pour ceux qui en était déjà convaincus, rien de nouveau : l’opération Lava Jato, réduite de façon mensongère à l’affaire Lula, qui n’en est qu’une petite partie 20, est une opération politique et politicienne visant à écarter du pouvoir le PT et, dans une certaine mesure, le PMDB, dont de nombreux caciques ont été emprisonnés, parmi lesquels Eduardo Cunha, président de la Chambre des députés entre 2015 et 2016. Dans une optique plus générale, ces divulgations, qui participent à prouver que le procès contre Lula était « dirigé », appellent à une réflexion sur le rôle de la justice, du Ministère Public Fédéral, des juges et de la Cour suprême, et sur la valeur des grandes opérations anticorruption, mais encore sur la place de la corruption et de l’anticorruption dans le contexte politique brésilien. Il est ainsi permis de dire que les Commissions d’investigation parlementaire (CPI) ont tout de parlementaire et rien qui relève de l’investigation. Les voix s’achètent, les commissions aussi, tout s’échange, les formations politiques s’attaquent, se protègent, les enquêtes de corruption servent les agendas politiques, et les agiter sert d’arme de dissuasion – sans aller trop loin toutefois : peu de parlementaires, en effet, sont à l’abri d’éventuelles poursuites.
L’activisme politique de la justice
La justice, dans la façon dont elle est faite et rendue, doit être examinée sous l’angle de sa politisation, ce qui permet de comprendre, là où les éléments empiriques ne le permettent pas, pourquoi Lula fait scandale 21, ou pourquoi on lui fait faire scandale. Sans entrer dans des considérations sociologiques voire anthropologiques, notons qu’aucun « scandale » n’existe par lui-même, la transgression de la norme (juridique ou morale) devant être construite en tant que scandale.
Dans une conférence tenue à Brown University (Providence), intitulée « A New Political Actor : Brazil’s Prosecutor’s Office and Political Crises » 22, Fabio Kerche avance une conception de la justice plus politique et moins technique, qui conseille de relire, désormais avec une quasi-certitude, l’opération Lava Jato, qui, rappelons-le, a étonnamment épargné de grandes parties de l’échiquier politique. Kerche questionne la légitimité des acteurs politiques et juridiques ayant mené à l’impeachment de Dilma Rousseff, destituée le 31 août 2016, un acte souvent qualifié de golpe, c’est-à-dire de coup d’État, mais légal, par ses détracteurs. Officiellement, l’impeachment était justifié par le « crime de responsabilité fiscale » qui aurait été commis par l’administration Rousseff afin de maquiller la dette publique – une dette du reste relativement basse, mais à des taux trop élevés. Selon l’auteur, et selon d’autres chercheurs aussi, juridiquement, le crime n’était pas qualifié mais le processus d’impeachment fut néanmoins autorisé et mené à terme, pour des raisons plus politiques que légales. On peut ainsi s’interroger sur l’utilisation du droit en politique, et sur le rôle de l’institution judiciaire dans les alternances politiques contemporaines, à la frontière entre ce qui relève du juridique et ce qui relève du politique, et par suite, de la presse, qui sert de caisse de résonance.
La conférence de Kerche portait sur ce nouveau rôle politique des acteurs juridiques : le MPF (le parquet, le procureur Dallagnol) et ses « task forces » (Força-tarefa), la police fédérale et les juges, dans le cadre de l’opération Lava Jato. Il constate une héroïsation de ces acteurs du juridique, soutenue par la presse et par une floraison de memes en ligne – et leur rôle très important dans les transitions politiques.
Kerche remarque que le MPF, institutionnellement, donne une très large autonomie à ses procureurs, et a une très faible capacité d’être un garde-fou contre leurs actions. L’autonomie empêche la politisation causée par le pouvoir, mais pas celle causée par l’idéologie personnelle et/ou par la composition sociale du corps des procureurs. En revanche, l’absence de mécanismes de garde-fou, alors qu’elle pourrait renforcer l’autonomie, renforce en revanche la dépendance des opérations judiciaires par rapport à la personne des procureurs. Ceux-ci sont ainsi assez libres des pressions et des contrôles du politique, de la société, et même du juridique. La sélection même des procureurs, choisis par le gouverneur de l’État sur une liste de trois parmi ceux qui sont parvenus à ce poste par concours, renforce une certaine endogamie sociale, intellectuelle, voire idéologique. Quant au procureur général de la République (PGR), qui dirige le MPF dans son ensemble, il est choisi par le président du Brésil et il est confirmé par le Sénat. Le résultat de ce processus de sélection, selon Kerche, est que les procureurs sont redevables, donc loyaux, aux gouverneurs les ayant nommés, voire au président, dans le cas du procureur général. Ce dernier est le seul qui puisse prendre des mesures contre le président, les ministres et les membres du Parlement, un acte qui pourrait remettre en cause son renouvellement 23. Sous le gouvernement Cardoso, ainsi que le rappelle Kerche, le parti du président a été bien protégé par le procureur général, qui a toujours été reconduit dans son mandat.
Sous la présidence Lula, le Ministère Public Fédéral a été réformé : le procureur général de la République n’est plus choisi par le président, mais par les autres procureurs, au nom d’une indépendance formelle de la justice qui aurait pu devenir dépendante non pas de l’État et du gouvernement, mais de l’idéologie du corps administratif. Le résultat ne s’est pas fait attendre : Rodrigo Janot, élu procureur général de 2013 à 2017, a qualifié Lula de chef d’un cartel liant principalement trois partis, le PT, le PMDB et le Parti Progresistas (PP) 24. La dénonciation de 200 pages produite par Janot, reprend des accusations à l’égard de Lula, d’Antonio Palocci (Ministre de l’Économie, 2004-2006), de Guido Mantega (ministre de la Planification, 2003-2004, puis ministre des Finances, 2006-2015), de João Vaccari Neto (trésorier du PT) et de Gleisi Hoffman (Ministre de la Casa Civil, 2011-2014), déjà sous enquête à Curitiba, sans réellement réunir les accusations contre ces diverses personnes en une accusation plus générale, et sans les fonder sur de nouveaux éléments de preuve, qui sont surtout de seconde main. Un beau coup de publicité, en tout cas, mais très flou, dans une sorte de résumé de l’affaire Lava Jato. Peut-être s’agissait-il d’une volonté de ne pas vouloir paraître trop favorable au PT, ce qui servait Janot et en même temps le PT, car la dénonciation contre Lula, qui était assez faible, était prévisible. L’acte de dénonciation fut publié en septembre 2017. Il s’agissait, selon toute vraisemblance, d’un acte politique, car Janot était en délicatesse dans l’opinion et au sein du MPF, après l’invalidation de la délation des frères Batista, propriétaires de l’entreprise JBS 25 – un échec lamentable pour Janot.
Janot, en outre, avait requis, en 2016, la peine d’emprisonnement pour le président du Sénat, Renan Calheiros (PMDB), ainsi que pour Romero Jucá (PMDB) et José Sarney (PMDB), provoquant une crise avec le Sénat qui l’accusa de partialité. En 2016 toujours, Janot accepta les delaçao premiadas d’anciens directeurs d’Odebrecht. Il demanda ensuite la mise à pied d’un ministre du Tribunal Suprême Fédéral, Gilmard Mendes, et exigea que tous ses actes relatifs aux affaires d’Eike Batista 26, un magnat de l’énergie actuellement en prison pour corruption, soient annulés car son épouse travaillait dans le cabinet qui défendait Eike Batista. Janot fut donc remplacé par un autre ministre de la Cour suprême, mais aura, durant sa carrière, lancé les poursuites contre Lula, et ouvert des enquêtes sur plus d’une centaine de politiques.
La question qui se pose est alors : que se passerait-il si un jugement préconçu et biaisé venait de l’intérieur de l’administration ? Que pourrait-on faire ? Probablement assez peu. L’administration du Ministère Public Fédéral, atomisée régionalement et autonome à divers échelons, est très dépendante des procureurs, qui en sont les hommes forts – plus forts qu’elle. Notons aussi que ces procureurs sont des milliers, ce à quoi on pourrait éventuellement ajouter les juges. Comme le déclare un fonctionnaire interviewé : « Il suffit qu’un juge inconnu quelque part dise quelque chose et dénonce quelqu’un sur la base d’un article de presse pour qu’une grande affaire naisse. » Sur cette forme institutionnelle se sont greffées l’héroïsation et la personnalisation de la justice, à travers une opinion publique plus agressive que préoccupée par la lettre de la loi et les aspects de procédure judiciaire.
Kerche termine sa conférence en mentionnant les trois nouveaux outils utilisés dans l’opération Lava Jato : la delação premiada (…), les task force et l’alliance avec la police. Arrêtons-nous sur les deux premières. La delação premiada, similaire à la loi sur les pentiti di mafia en Italie, vise à réduire la peine d’un prévenu en échange d’informations ou de dénonciations. Le résultat, dit-il, est une course aux informations, faisant feu de tout bois, utilisant des articles de presse fondés sur des preuves insuffisantes, et conduisant à des « emprisonnements temporaires », sans plus de procès ou de due diligence (vérifications nécessaires), sans compter le risque que ces dénonciations soient aussi mensongères ou non pertinentes. Sur l’aspect des task force, Kerche observe qu’on outrepasse le principe selon lequel on ne peut choisir un procureur pour un cas particulier. Lire les décisions judiciaires comme étant a priori toujours purement fondées sur le droit serait une absurdité dans le cas brésilien. Que l’on songe, par exemple, à la Cour Suprême, organe autant juridique que politisé car les juges (ministros), bien qu’étant des juristes extrêmement compétents, sont tout de même nommés par l’exécutif, et ainsi se retrouvent souvent sous le feu des critiques pour l’orientation de leurs décisions, au point que l’institution elle-même a été accusée d’être un quatrième pouvoir 27, ce qui correspond à la vision non judiciaire, vindicative, quasi militariste, chère à certains.
Conclusion
La conséquence est que les enquêtes de la task force sont fortement dépendantes, dans cette optique, d’opinions, de relations politiques, de loyauté politique, et qu’il est permis de s’interroger sur le caractère impartial de ces enquêtes. Ce qui n’est pas impartial, en revanche, est la récupération politique, en ligne ou non, de ces héros – dont la capacité à « sauver le Brésil de la corruption » est probablement inférieure à ce que l’on pense.
Sergio Moro est devenu ministre de la justice de Jair Bolsonaro le 1er janvier 2019. Lava Jato a depuis ralenti, une fois la gauche évincée durablement du pouvoir et Lula en prison. Mis à part le PT, et dans une certaine mesure le PMDB, les autres partis semblent en avoir été épargnés. Plus de dix cas de corruption entourent l’ancien homme fort du PSDB, Aécio Neves 28, mais finalement, pour que tout reste pareil, il a fallu que tout change. L’obsession judiciaire, quasi monomaniaque, autour de Lula, semble avoir ainsi laissé intacts les réseaux de corruption et le système de corruption lui-même. Politiquement, enfin, le résultat de l’opération a été de permettre une alternance politique, impossible à obtenir simplement par les urnes, mais remportée lentement, d’abord avec l’impeachment, et ensuite dans les prétoires.
L’histoire politique récente doit ainsi être lue non seulement à travers les discours électoraux des uns et des autres, mais en s’interrogeant sur le pourquoi des décisions judiciaires et sur les intérêts qu’elles ont pu servir, directement ou indirectement, à divers moments. Une simple lecture légaliste, empreinte d’une certaine naïveté, n’aurait que peu de sens dans le contexte brésilien. Quant à l’avenir – Lula sera-t-il libéré, et avec lui, les dizaines d’autres accusés ? –, il est difficile à prévoir, pour le moment. Ce qui est sûr, c’est que cette affaire doit faire réfléchir à une façon légale, sereine et juste de faire de l’« anticorruption », dans le cadre des États démocratiques, sans chasse aux sorcières et sans récupération politique.
Sources
- https://www.lepoint.fr/monde/lula-sa-condamnation-confirmee-en-appel-alourdie-a-12-ans-24-01-2018-2189451_24.php
- https://brasil.elpais.com/brasil/2018/08/31/politica/1535731172_241117.html
- http://www.mpf.mp.br/
- https://g1.globo.com/politica/eleicoes/2018/eleicao-em-numeros/noticia/2018/08/22/pesquisa-datafolha-lula-39-bolsonaro-19-marina-8-alckmin-6-ciro-5.ghtml
- http://www.leparisien.fr/international/presidentielle-les-bresiliens-tranchent-entre-dilma-rousseff-et-aecio-neves-26-10-2014-4242937.php
- https://www.sunoresearch.com.br/noticias/aecio-neves-lava-jato/
- https://www.balaiodokotscho.com.br/2019/02/22/ja-repararam-lava-jato-so-avanca-no-psdb-agora-depois-que-moro-saiu-de-curitiba/
- Le parti PSDB est représenté sur son logo par un toucan. Les membres du parti sont appelés tucanos.
- Façon ironique d’appeler le tribunal de cette ville.
- https://www.balaiodokotscho.com.br/2019/02/22/ja-repararam-lava-jato-so-avanca-no-psdb-agora-depois-que-moro-saiu-de-curitiba/
- https://theintercept.com/brasil/
- https://www.bbc.com/portuguese/brasil-48589572
- Partie 1 de The Intercept
- https://www.youtube.com/watch?v=zCzco42kRAg&t
- Une liste des preuves : https://politica.estadao.com.br/blogs/fausto-macedo/as-provas-da-lava-jato-contra-lula-no-caso-triplex/
- https://oglobo.globo.com/politica/caso-bancoop-triplex-do-casal-lula-esta-atrasado-3041591
- https://www1.folha.uol.com.br/poder/2019/06/deltan-defende-lava-jato-e-ve-provas-robustas-em-denuncia-contra-lula.shtml
- https://theintercept.com/2019/06/18/lava-jato-fingiu-investigar-fhc-apenas-para-criar-percepcao-publica-de-imparcialidade-mas-moro-repreendeu-melindra-alguem-cujo-apoio-e-importante/
- « Ah, não sei. Acho questionável pois melindra alguém cujo apoio é importante. »
- L’opération Lava Jato consiste en plus de 844 mandats de recherche et d’arrêt, 97 prisons préventives, 104 prisons temporaires, 6 flagrants délits, 1320 voitures de police, 326 enquêtes policières, 1397 procès électroniques, 2,4 milliards de réais de biens bloqués, 12500 milliards de réais en opérations financières investiguées. Source : http://www.pf.gov.br/imprensa/lava-jato/numeros-da-operacao-lava-jato
- Sur la théorisation du scandale, voir Damien de Blic et Cyril Lemieux, « Le scandale comme épreuve. Éléments de sociologie pragmatique », Politix 71/3 (2005), p. 9-38.
- https://www.youtube.com/watch?v=CVDNZy8yncg
- Cette charge dure 2 ans.
- http://www.mpf.mp.br/pgr/documentos/Inq4325_dennciaecotaalterado.pdf
- https://noticias.r7.com/brasil/acordo-de-colaboracao-de-wesley-batista-e-anulado-pela-pgr-26022018
- https://oglobo.globo.com/brasil/apesar-do-pedido-de-janot-gilmar-mendes-nao-ira-se-declarar-impedido-no-caso-eike-21315624
- https://www1.folha.uol.com.br/poder/2019/05/em-brasilia-ataques-ao-stf-e-ao-centrao-marcam-atos-pro-bolsonaro.shtml
- https://noticias.uol.com.br/politica/ultimas-noticias/2018/04/17/reu-por-corrupcao-aecio-e-alvo-de-outras-8-investigacoes-no-stf.htm