En France, les politiques d’aménagement du territoire, conçues à partir de 1945 et en partie motivées par la résorption du déséquilibre entre « Paris et le désert français », vous semblent-elles avoir porté leurs fruits ?
La période considérée couvre soixante à soixante-dix ans, soit une période très longue. Certes, des politiques particulières ont été menées, mais il y a eu aussi des évolutions économiques et sociales pour partie indépendantes des politiques. Je ne crois pas qu’il y ait eu d’accroissement des inégalités sociales ou territoriales sur cette période, au contraire. Le niveau de vie général a augmenté, tant du point de vue de la qualité des services fournis que du niveau d’éducation général. Quel que soit le sujet pris pour exemple, une progression positive a été opérée. En revanche, des inégalités existaient à cette époque, auxquelles d’autres ont succédé. Les politiques gouvernementales ont eu des objectifs multiples, d’ailleurs pas forcément en premier lieu la résorption des inégalités territoriales. Prenez les politiques territoriales par exemple : le rôle de la DATAR (Délégation interministérielle à l’aménagement du territoire et à l’attractivité régionale) et de la décentralisation ne sont pas négligeables. La DATAR avait une ambition tout à fait étonnante, par rapport à d’autres États européens : celle de changer la structure territoriale de la France. Cette ambition s’est concrétisée par la création des villes nouvelles, par l’aménagement du littoral languedocien, par la construction de stations de ski… Du point de vue des inégalités, ces évolutions sont ambiguës : on a fait accéder beaucoup de gens à des services extraordinaires, notamment en zone urbaine, et pour beaucoup des gens qui en ont bénéficié, c’était la première fois.
La décentralisation, prise en termes législatifs, a lieu en 1982. La manœuvre consistait essentiellement à faire passer du niveau central au niveau local une partie substantielle du pouvoir détenu jusque-là par l’État. Cette démarche est due, selon moi, à un climat politique favorable, mais qui ne portait pas d’abord sur la question sociale. Les élus locaux et une grande partie du personnel politique ne supportaient plus les politiques centralisées menées jusqu’alors. C’était en quelque sorte un ras-le-bol du Commissariat au Plan. Ce ras-le-bol s’est manifesté avant 1982, mais l’élection de François Mitterrand a été l’occasion de s’engouffrer dans cette démarche. L’État, qui avait la main sur la manière dont la décentralisation allait être écrite et exécutée, a veillé à compenser sa perte d’autorité sur le plan législatif. En matière d’urbanisme, par exemple, donner du jour au lendemain aux communes le pouvoir de décider des plans locaux d’urbanisme et retirer l’autorité de l’État en la matière était impossible. On a organisé des systèmes réglementaires pour compléter l’arsenal législatif de l’État décentralisateur.
Faut-il regretter l’exode rural comme conséquence du développement économique local post-Seconde guerre mondiale, ou faut-il au contraire, pour reprendre le mot de Jacques Lévy, « oser le désert » 1 ?
Dans des pays européens, comme l’Allemagne et l’Angleterre, l’urbanisation a eu lieu des décennies avant la France. En 1945, sans dire qu’il n’y avait plus de campagnes en Allemagne, c’était déjà un pays largement urbain ! La France, elle, était toujours très rurale. L’Italie est historiquement un pays de petites villes très autonomes, alors que la ruralité française n’était quant à elle pas tellement organisée. D’une certaine manière, la France s’est simplement alignée sur l’urbanisation européenne à partir de 1945. Le phénomène a été d’ailleurs perçu plutôt positivement en France, car l’image de la ville elle-même était très positive. L’émigration rurale était vécue comme bénéfique, les gens ne se lamentaient pas de quitter la terre, au contraire : il y avait un véritable enthousiasme pour les opportunités que la vie en ville proposait.
Du fait de sa tradition jacobine, la France a une politique étatique très marquée en matière d’aménagement du territoire. Est-ce selon vous une exception en Europe ? Et par extension, la politique européenne en matière d’aménagement du territoire sur le continent est-elle compatible avec l’existence de vingt-huit héritages multiples, et d’autant d’histoires juridiques et culturelles de l’urbanisme ?
Reprenons l’exemple de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne : la Grande-Bretagne a depuis longtemps une volonté d’aménagement très puissante à l’échelle de l’État. Mais l’État n’intervient pas de la même façon. Au niveau local, les fonctionnaires chargés de ces questions étaient extrêmement compétents et puissants, et ce depuis longtemps. En Allemagne, au contraire, le schéma est historiquement très décentralisé. Les Länder ont mené leur politique propre, avec des ajustements. 2 Pour moi, le modèle décentralisé est plutôt majoritaire en Europe.
Quant à savoir si l’Europe peut réussir à mener une politique d’aménagement du territoire malgré les héritages nationaux, tout dépend de la temporalité. Si vous me posez cette question sur un horizon de trois siècles, alors pourquoi pas ? Mais si l’on pense à 2050, c’est déjà demain. La diversité européenne s’est accrue ces dernières décennies, du fait de l’élargissement de l’Union, davantage que la situation européenne ne s’est harmonisée. Si l’on veut appliquer une politique ambitieuse, avec l’accord de l’ensemble des États membres, on est tenté de créer un guichet unique à l’échelle européenne qui distribue un peu à chacun. L’intention de développer les territoires européens selon ce modèle « polycentrique et équilibré » est louable, mais elle risque de se retrouver diluée dans une réalité moins ambitieuse et moins structurée.
Le paysage énergétique français est lui aussi marqué par une tradition très centralisée. Dans quelle mesure la transition énergétique (décentralisée, concurrentielle…) représente-t-elle une opportunité pour les citoyens européens de renforcer l’égalité des territoires face à l’accès à certains services ?
Je pense que la transition énergétique, telle qu’elle se profile aujourd’hui, est inéluctable. Le déploiement de solutions de production décentralisées, autonomes, l’opportunité pour les citoyens de consommer l’électricité qu’ils produisent depuis leur domicile, et à plus long terme la multiplication des micro-réseaux 3 contrastent totalement avec la façon dont la France a construit son modèle énergétique national, sur un modèle de monopole de la fourniture d’électricité, de gestion centralisée du réseau, et de capacité de production centralisée. Union européenne ou pas, je suis persuadé que cette transition énergétique se produirait quoi qu’il arrive.
Néanmoins, il y a toujours des gagnants et des perdants dans ces schémas politiques. On ne pourra pas empêcher que deux ou trois voisins installent une micro-éolienne ou des panneaux solaires et se partagent la production électrique, sans passer par les fourches caudines du tarif régulé. La même réflexion se pose pour la révolution de la mobilité : peut-on, et doit-on même empêcher l’arrivée sur le marché de nouveaux acteurs comme Uber ? Peut-on empêcher les citoyens d’organiser leur système d’autopartage ou de co-voiturage ? Je ne crois pas que ce soit une approche tenable.
De même, le transport collectif tel qu’on le connaît aujourd’hui est à bout de souffle. C’est facile de s’en rendre compte : personne ne paie réellement le coût du transport collectif, qui nécessite toujours de forts investissements publics. Alors dans des zones à la démographie moins dense, c’est encore moins viable. La voiture autonome peut-elle régler le problème de l’absence, ou de la disparition de services publics de transport collectif ? On peut déjà douter de l’intérêt qu’aurait un État en situation de contrainte budgétaire à financer ces services, mais on peine par ailleurs à trouver une réelle solution technologique aux disparités territoriales. Je ne connais pas aujourd’hui de système qui nous rendrait indépendant des transports collectifs, et en même temps je ne leur vois pas de survie à long terme. Mon ouvrage La dépendance automobile 4date d’il y a presque trente ans 5. J’ai écrit à l’époque qu’un phénomène de dépendance vis-à-vis de la voiture individuelle tendait à s’intensifier en France. Pendant vingt-cinq ans, les responsables politiques et les analystes ont fait comme si on pouvait régler ce problème en piétonisant quelques rues ou en construisant quelques lignes de tramways autour des centres-villes. La crise des gilets jaunes nous montre une chose : c’est faux, cela ne suffit pas. Personne n’est contre un centre-ville piétonisé ; en revanche, personne ne veut vraiment payer aujourd’hui pour des services de transport public ambitieux. Il a fallu que les gilets jaunes envahissent les ronds-points pour qu’on se rende compte du décalage entre les politiques publiques conçues et leur capacité à répondre aux besoins des populations.
Quel avenir voyez-vous pour la voiture individuelle en Europe ? Pensez-vous qu’elle va demeurer un mode de transport omniprésent comme aujourd’hui ?
Je pense qu’une mobilité à deux vitesses existe déjà et tend à se généraliser. À Paris, on peut aisément vivre sans voiture. Imaginez un Parisien qui se rend dans sa résidence secondaire dans le Vaucluse. Il prend le métro, puis le TGV, et une fois sur place il emprunte sa voiture. L’urbain joue sur les deux tableaux, celui du transport métropolitain, qui lui permet une formidable indépendance vis-à-vis de la voiture, et sur celui du transport individuel qui lui permet de circuler comme circulent tous les autres, tous ceux qui vivent hors de ces réseaux de transport urbain. En somme, il y a aujourd’hui deux catégories d’usagers : ceux qui dépendent de la voiture et ceux qui n’en dépendent pas. Je pense que cette tendance va s’intensifier. Quand mon ouvrage sur la dépendance automobile est paru, beaucoup m’ont dit que mon constat était exagéré. J’avais alors expliqué qu’il n’y avait qu’à Paris que cette dépendance n’existait pas, et qu’elle résultait de plusieurs siècles d’aménagement. Il faudrait refaire Paris partout en France et en Europe pour s’en affranchir, ce qui pose d’autres problèmes.
Le problème de la dévitalisation commerciale du centre des villes moyennes se pose aujourd’hui dans plusieurs pays européens, comme la France et la Belgique. En France, on attribue généralement ce phénomène à la multiplication des zones commerciales et industrielles péri-centrales.
Lorsqu’un village perd son boulanger, et qu’aucun repreneur ne se présente mais qu’un jeune boulanger s’installe dans une zone commerciale à l’entrée d’une ville moyenne, et réussit, faut-il s’en désoler ou s’en réjouir ? Si l’on n’est pas d’accord sur la définition du problème, de la maladie, on ne peut pas s’entendre sur le remède. Constater une certaine décrépitude dans les villes moyennes n’est pas une bonne chose, mais peut-être que le chômage de masse est plus préjudiciable aujourd’hui en Europe. C’est à mes yeux ce que la crise des gilets jaunes donne à voir : les gilets jaunes ne sont généralement pas au chômage, ils sont en situation de précarité économique et sociale mais ils ne sont pas tout à fait tout en bas de l’échelle non plus. Quel regard les pays européens portent-ils sur eux ? Peut-on en Europe s’entendre sur la définition et la lutte contre un mal commun ?
Je ne pense pas que les choses aillent aussi mal qu’on les dépeint. Peut-être les autorités nationales devraient-elles travailler à le révéler. Je redoute la multiplication d’initiatives, comme les moratoires sur les centres commerciaux, qui manqueraient de cohérence d’ensemble et de cohérence d’échelle. La valorisation des échanges économiques dans l’espace économique européen, en tant qu’ambition politique à l’échelle européenne, est une dynamique positive qu’il faut soutenir.
À l’échelle nationale, il me semble que l’Allemagne fait mieux que la France en matière d’inégalités territoriales parce qu’elle n’a pas cette tradition jacobine. Le pouvoir des Länder est bien supérieur au pouvoir des collectivités territoriales françaises. En France, nous sommes dans un modèle théoriquement décentralisé, mais nous attendons toujours que l’État s’engage d’abord pour remédier aux difficultés. Un modèle réellement décentralisé semble difficile à mettre en place dans un pays comme la France, qui a une si longue tradition de l’État central fort.
Quant au « nouveau pacte girondin » annoncé par le Président de la République, ce pourrait être un nouvel axe de la décentralisation telle qu’elle a été amorcée en 1982… sur le papier. La vraie question aujourd’hui est de savoir comment faire entrer la décentralisation politique dans les mœurs. Responsabiliser les acteurs à différentes échelles est à mon avis le meilleur moyen de garantir des politiques publiques efficaces. Si chacun à son échelle, mairie, communauté d’agglomération, région, prend ses responsabilités, alors je crois que nous parviendrons à résorber beaucoup d’inégalités sur les territoires français et européen.
Sources
- Dans Oser le désert ? Des pays sans paysans (1994), Jacques Lévy défend les bienfaits de l’urbanisation de la France par rapport à la ruralité, un « espace structuré par l’agriculture et les modes de vie qu’elle engendre », « morte et définitivement morte » depuis que l’espace territorial français est devenu quasi-totalement urbain, à différents gradients, la campagne n’étant plus qu’une marge désormais lointaine des villes.
- En Allemagne, dès l’avènement de la période industrielle, l’urbanisation est encadrée par des règles qui régissent également la voirie et l’habitat. La planification régionale se développe particulièrement après la Première guerre mondiale sous l’influence des municipalités sociales-démocrates et du premier syndicat intercommunal d’aménagement créé en 1920. Sous le IIIe Reich, la planification urbaine fait l’objet de politiques strictes et autoritaires, avec la construction rapide de grandes cités-usines comme l’aciérie Hermann Goering à Salzgitter construite en 1937. Sous la RFA, l’aménagement du territoire est une compétence partagée entre Bund et Länder. La politique allemande de l’aménagement repose sur une décentralisation politique importante et sur l’objectif d’une accessibilité pour tous les habitants à un centre urbain bien équipé.
- Selon la définition de la Commission de Régulation de l’Énergie, « les microgrids sont des réseaux électriques de petite taille, conçus pour fournir un approvisionnement électrique fiable et de meilleure qualité à un petit nombre de consommateurs. Ils agrègent de multiples installations de production locales et diffuses, des installations de consommation, de stockage et des outils de supervision et de gestion de la demande. Ils peuvent être raccordés directement au réseau de distribution ou fonctionner en mode îloté. »
- La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic, traitement, Gabriel Dupuy, 1999
- Dans son ouvrage La Dépendance automobile. Symptômes, analyses, diagnostic (1999), Gabriel Dupuy a conceptualisé la notion de dépendance automobile comme une emprise croissante et quasi-généralisée de la voiture sur les territoires, en tant que mode de déplacement associé à un ensemble d’infrastructures, et en tant que phénomène social et culturel, grâce à un « effet de club », où l’utilité réelle de la voiture individuelle augmente, pour ses utilisateurs, à mesure que leur nombre augmente. La dépendance automobile n’affecte pas les automobilistes, bénéficiaires directs de la voiture, mais plutôt ceux qui n’en possèdent pas. Les désavantages directement liés au fait de ne pas posséder une voiture s’accroissent ainsi également à mesure que le nombre d’automobilistes augmente. Cette dépendance est à l’origine d’un « cercle vertueux d’effets positifs » qui « enroule avec lui un cercle vicieux d’effets négatifs dus au développement de l’automobile », comme la congestion, la pollution urbaines et dans une certaine mesure, les inégalités que cette dépendance génère sur un territoire donné.