Tous ceux qui se sentaient dépassés par la vague populiste en Europe et dans le monde ont ressenti, dans la dernière semaine d’avril, une certaine consolation. Avec les élections en Espagne, on retrouve enfin un pays où la dichotomie entre la gauche et la droite n’a pas encore complètement disparu ; à la suite de la troisième élection générale en quatre ans, le gouvernement dirigé par le Parti socialiste de Pedro Sánchez s’est réveillé triomphant avec 28,7 % des voix, contre les 16,7 % de son adversaire historique, le Partido Popular (PP). Si la fragmentation du système et la polarisation politique se poursuivent, les extrémistes ont été vaincus, du moins pour le moment.
De même, les modérés ont peu de raisons de se réjouir. L’ère des majorités absolues est révolue depuis longtemps, : les deux partis traditionnels, le PSOE et le PP ensemble n’atteignent même pas la moitié des voix – c’est la plus petite tranche depuis le retour de la démocratie à aujourd’hui. Les populistes de gauche d’Unidas Podemos, avec 14,3 %, n’ont pas réussi à surmonter leur caractère subalterne par rapport à la gauche mainstream, tout en restant décisifs pour la formation d’un gouvernement. Entre-temps, un parti qui se présente comme un guerrier croisé et dont le leader tourne une publicité à cheval dans le désert andalou, référence explicite à la période de la Reconquête contre les Maures, a fait son entrée au Parlement, avec 10 % des suffrages. Pourtant, bien que l’immigration ait joué un rôle crucial dans la montée de la droite, le conflit territorial autour de la Catalogne a éclipsé d’autres thèmes typiquement populistes de notre époque, tels que l’euro, Bruxelles ou les alliances avec d’autres partis continentaux. Plusieurs analyses ont montré que, cette fois-ci, les migrants n’ont pas été l’objet d’une politisation et d’une propagande systématiques, comme ce fut le cas en 2008.
Mais au-delà de l’exception espagnole, en Europe, le narratif reste le même. C’est ce qu’indique en partie les résultats des élections européennes. Si l’Espagne a déjà réalisé des progrès sans précédent, cela pourrait se produire en Allemagne, aux Pays-Bas, en Slovaquie, en Suède et en Estonie. Nous ne devons donc pas nous lasser de parler du style populiste. Tout d’abord, parce que ses racines ne sont pas exclusivement liées à la crise économique des dix dernières années ou à l’urgence migratoire. Il ne s’en ira donc pas facilement : il n’est pas circonstanciel. Le style populiste peut nous réserver beaucoup de surprises dès lors qu’il se trouve confronté à une expérience de gouvernement : c’est ce que j’appellerais, dans le cas italien, le réalisme populiste.
Pourtant, il se passe quelque chose d’étrange et de nouveau de l’autre côté de la Manche, dans la plus ancienne démocratie de l’époque moderne. En effet, quelle que soit la portée du succès des populistes dans le reste du continent, aucun d’entre eux ne pourrait avoir le même impact que le Brexit Party en Grande-Bretagne. Donné à environ 30 % d’intentions de vote dans certains sondages uniquement trois mois après sa naissance, le parti de Nigel Farage semblait imparable : il a en effet fait la course en tête au scrutin de dimanche. Il recrute dans ses rangs des héritiers aristocratiques, des vétérans, des membres des minorités ethniques et même des anciens trotskystes. Il a mis sur pied une campagne basée sur un concept unique, extrêmement efficace (« changer la politique, une bonne fois pour toutes ») et sur un seul objectif, apparemment simple : mettre en œuvre le résultat du référendum de 2016. Les deux partis mainstream semblent perdus ; logiquement, l’explosion de ce troisième pôle politique sape un grand nombre de leurs certitudes.
La grande illusion
Tout va mal – et ce n’est pas difficile à comprendre – depuis ces deux ans et demi de négociations sur la sortie de l’Union. Mais les électeurs, en croyant que les travaillistes et les conservateurs étaient conscients de ce qu’ils faisaient, les avaient récompensés en 2017 avec le pourcentage total de votes le plus élevé (82,3 %) depuis 1970. Theresa May avait alors promis de faire trembler Bruxelles et a échoué lamentablement ; Jeremy Corbyn avait promis de respecter le vote des électeurs et a succombé à la base du parti, décidément plus pro-européen que lui. Mais le duopole Labour-Conservatives semblait tenir ; du moins parce que les électeurs croyaient peut-être de ne pas avoir d’autres choix possibles. Jusqu’au moment où, au début de l’année, Farage s’est rendu compte que l’accord de sortie ne viendrait jamais, et a décidé d’offrir aux électeurs la possibilité de reprendre le contrôle de leur propre destin. Quel qu’en soit le prix. Même avec une sortie unilatérale. Désormais, ces électeurs voient, ou croient voir, que l’alternative est possible.
Avec son ascension fulgurante, le Brexit Party risque ainsi de dépasser le record, en soi déjà sensationnel, du Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie – aujourd’hui parti au pouvoir dans une coalition jaune-verte, aux côtés des nationalistes xénophobes de la Ligue du Nord. En 2013, le parti populiste fondé par le comédien Beppe Grillo, secondé par un obscur ingénieur informaticien (et son fils) a réussi à remporter 25 % des voix lors de la première grande consultation à laquelle il a participé, quatre ans seulement après sa création. Le Brexit Party pourrait répéter le succès du précédent parti de Farage, l’UKIP, qui avait gagné les élections européennes en 2014 ; or, la différence est que l’UKIP avait derrière lui une histoire longue de 20 ans, avec une identité d’extrême droite bien définie. Le Brexit Party, au contraire, est né en janvier 2019, et vise à devenir une famille politique ouverte à tout le monde, de droite comme de gauche.
Quelque chose de semblable a été réalisée en France par Emmanuel Macron, avec la conquête de l’Élysée juste un an après la naissance du parti En Marche ! Or, dans le cas français, c’est le système électoral à deux tours qui rendait possible le fait d’envoyer l’ancien ministre de l’Économie au second tour avec seulement 24 % des suffrages. Le Brexit Party et le M5S sont autre chose : bien qu’unis et semblables à En Marche ! à travers le même désir de mettre fin aux partis des années 90 et au conflit traditionnel entre droite et gauche, ils représentent une idéologie radicalement opposée à celle technocratique, et culturellement libérale de Macron. Leur idéologie ne vise pas l’antipolitique mais à la re-politisation, qui a sa raison d’être en politique comme entreprise identitaire, particulariste et en même temps collective, en dehors des sentiers battus – marché, individualisme. L’Italie, qui est parvenue au bout du chemin du malaise démocratique plus tôt, même si pour des raisons différentes, pourrait être pour la Grande-Bretagne à la fois un laboratoire et un signal d’alarme.
Destruction créatrice
En effet, les deux pays feraient bien de s’étudier mutuellement. À première vue pour un Italien, le Parti Brexit rappelle plutôt la Ligue que le MS5. Un parti fondé en 1989 ayant sa base historique parmi les électeurs du Nord du pays et qui constitue aujourd’hui l’autre moitié de l’alliance jaune et verte : aujourd’hui, avec plus de 30 % des suffrages, c’est de loin le plus influent. Farage et le leader de la Ligue, Matteo Salvini (qui est aussi Vice-premier ministre) ont plusieurs points communs : ils arborent tous deux le costume du révolutionnaire « de bon sens » qui cache une carrière politique vieille d’un quart de siècle ; un programme ethno-traditionaliste ; une propension à la calomnie anti-immigrés ; un style paranoïaque qui semble tout droit sorti des essais sur le populisme américain de Richard Hofstadter ainsi que la volonté de former des alliances stratégiques avec les autres leaders populistes nationaux (Poutine, Trump et Orban, par exemple).
À tout cela s’ajoute la possibilité de se rapprocher d’une galaxie intellectuelle pas toujours facile à cataloguer. Si Farage a réussi à nommer trois anciens membres du Parti communiste révolutionnaire et à trouver un écho dans des magazines dernière génération comme Unheard et Spiked, Salvini est quant à lui allé plus loin : il a nommé le populiste de gauche autoproclamé Alberto Bagnai responsable économique de la Ligue, a publié des livres d’entretiens avec des maisons d’édition néo-fascistes, envoie régulièrement ses émissaires à des conférences avec Alain de Benoist et des « universitaires indépendants » de Marx et Gramsci pour parler de substitution ethnique, et se déclare lui-même « liberista » ou « communiste à l’ancienne », garantissant son antifascisme un jour, et citant les slogans de Mussolini le lendemain.
Il y a un autre élément décisif : le Parti Brexit et la Ligue sont nés comme des partis à thème unique (single-issue party), c’est-à-dire dédiés à une seule cause : le désir de quitter l’UE, éventuellement avec un No Deal dans le premier cas, et la sécession du Nord, ou au moins une très forte « dévolution des pouvoirs » dans le second. Ces dernières années, le parti qui a surtout donné la parole aux petits producteurs au nord du Pô s’est désintéressé de ses objectifs séparatistes, les remplaçant par le fédéralisme (y compris fiscal) et la xénophobie, étendant sa présence à toute la péninsule. Le nom des origines (Lega Nord, abrégé en Lega l’année dernière) contenait cependant la véritable orientation territoriale de l’action politique. Le changement de paradigme est récent : à partir de 2014 environ, lorsque le nouveau secrétaire Salvini a pris le contrôle d’un parti en désarroi et a aboli les slogans comme « Roma Ladrona » en faveur de « Les Italiens d’abord », s’imposant comme l’élément le plus novateur d’une coalition de centre droit saisie par un vide du pouvoir et des idées. Si aujourd’hui le politologue Matthew Goodwin qualifie les partis de Farage et de Salvini de partis populistes nationaux, il faut rappeler que seul le parti italien a réussi à le devenir, abandonnant une mission régionaliste qui a duré plus de vingt-cinq ans.
Mais il serait imprécis de s’arrêter là sans mentionner une autre caractéristique essentielle du Brexit Party qui, malgré tout, le rend plus proche du M5S que de la Ligue sur ce point : sa capacité à s’approprier et à donner voix à un puissant désir de destruction créatrice qui traverse la société et les partis traditionnels. Comme le premier parti de Grillo, le parti de Farage n’a pas encore de programme gouvernemental crédible, ni de parlementaires déjà présents au Parlement, ni de transparence sur la façon dont il est financé : cela ressemble presque à un lobby. Mais c’est secondaire par rapport à son objectif essentiel : botter les fesses de toute une classe politique. C’est un désir que les Italiens connaissent bien : depuis le scandale de Tangentopoli (qui a balayé la « Première République » en 1992-1993), leur désaffection à l’égard des institutions et des partis a atteint des niveaux dramatiques et n’a jamais faibli.
Cette usure progressive de la légitimité a ensuite atteint des niveaux indescriptibles lorsque, après la crise de la dette souveraine de 2011, le gouvernement de Silvio Berlusconi a été remplacé par un technocrate fortement poussé par la Commission européenne, Mario Monti, élu par tous les principaux partis sauf la Ligue (le M5S n’était pas encore au Parlement). Habitués à un Parlement paralysé sur des questions d’importance mineure alors qu’il disposait de majorités qualifiées pour gouverner et approuvant à la place des coupes dans les dépenses publiques ou le relèvement de l’âge de la retraite quand il y avait un gouvernement pseudo-troïka sans légitimité, les Italiens assistent hagards à ce qui se passe aujourd’hui en Grande-Bretagne : un système politique connu de tous comme étant très solide, longtemps récompensé par des doses massives d’optimisme, affligé aujourd’hui par la même schizophrénie romaine, incapable d’accomplir la tâche commandée par 17 millions de citoyens et mal préparé à sauver des familles politiques de plus en plus fragiles : le Parti travailliste et le Parti conservateur.
Le problème est que ces familles sont devenues des agrégats si vastes qu’elles incorporent des sentiments, des besoins et des pressions trop différents pour pouvoir vivre ensemble. C’est aussi parce que les travaillistes et les conservateurs révèlent maintenant qu’ils ne sont pas deux, mais beaucoup plus, tout comme le centre-gauche et le centre-droit italiens contenaient de nombreux éléments différents. Il y a – comme on le sait aujourd’hui – au moins un parti conservateur finance-friendly et market-friendly et un parti conservateur pro-industrie et traditionaliste ; au moins un parti travailliste cosmopolite, lié à la politique identitaire, et un autre plutôt socialiste conservateur. Entre les deux, il y a plusieurs autres tribus, bien sûr : les réactionnaires du Blue Labour qui reviennent à la charge, les Blairiens qui ne s’avouent pas vaincus, ou les minorités ethniques qui ont voté Leave. Le scrutin uninominal majoritaire à un tour avait canalisé toutes ces âmes dans un système bipolaire : aujourd’hui, il ne fonctionne plus. Le Brexit a révélé que l’éventail des opinions à couvrir aujourd’hui est si large que les dirigeants des grands partis ne savent pas vers qui se tourner et tentent de séduire leur public avec des arguments parfois très contradictoires : c’est ce que Henry Kissinger a appelé « l’ambiguïté constructive. »
Défauts transversaux
Diverses raisons expliquent la résistance de ces « partis-agrégats » depuis tant d’années : ils se sont appuyés sur une démocratie libérale qui protégeait le droit de propriété, ce qui a permis aux conservateurs de tenir bon ; elles ont garanti l’extension des droits individuels tandis que l’ascenseur social s’élevait génération après génération, et les progressistes ont ainsi également tenu bon. Mais une institution surtout, servait de ciment à des blocs politiques britanniques traditionnels : l’uninominal sec. Ce n’est que grâce au scrutin uninominal majoritaire à un tour (first past the post) que les courants et les divergences internes des partis dominants ne se sont jamais rompus auparavant, se transformant en divisions angoissantes comme ce fut le cas en Italie. Mais Rome a toujours eu une bipolarité imparfaite en raison de la capacité particulière du système proportionnel italien à garantir une représentation plus juste du spectre politique du pays. Cela a eu pour conséquence de rendre les petits partis en mesure de faire chanter les grands, et les nouvelles formations politiques de prendre leur envol plus facilement. C’est dans ce système que se sont insérés, finissant par sceller une alliance que beaucoup disaient impensable, la Lega et le M5S.
En Italie, l’entrée de ces deux partis étrangers par rapport aux traditions majoritaires est le signe d’une crise plus large : celle du conflit entre une droite et une gauche qui, aux yeux de la population, converge de plus en plus. Comme l’explique l’historien Giovanni Orsina : « Après avoir surmonté les dernières secousses du radicalisme idéologique du début des années 80, la droite accepte en substance… la culture des droits, et la gauche le marché. » Ce n’était pas un échec facile, et la résistance était plus large et plus complexe que beaucoup de reconstructions populistes aujourd’hui ne le disent. Mais en fait, une grande partie de la population était convaincue que le centre-droit et le centre-gauche n’avaient plus rien de gauche ou de droite : rien à préserver et rien à faire progresser. Comme ils ne pouvaient pas vraiment se différencier les uns des autres, les partis traditionnels en Italie ont fini par rabaisser les compétitions démocratiques en se réduisant à des querelles personnalistes qui tournaient autour d’une figure de satrape (Berlusconi) tout en se demandant comment expliquer aux électeurs le triste sort qui attendait le pays.
Sur la même longueur d’onde, l’avancée impitoyable du Brexit Party n’est pas celle d’un parti qui, comme tant d’autres, exige la fin du duo de fer travailliste-conservateur : c’est l’invocation d’un « troisième pôle », ou d’une polarisation différente, qui ne s’est pas encore totalement développée et dont le Brexit est à la fois le symptôme et la cause. Tout comme le M5S et la Ligue donnent la parole à une partie importante de l’Italie (« ni droite ni gauche ») qui ne se reconnaît pas dans ses dirigeants et a voulu liquider 20 ans d’histoire politique, le Brexit Party incarne un malaise qui va bien au-delà de la logique Leave/Remain, qui ne concerne plus seulement le référendum de 2016 mais une vision sociale, transversale aux deux partis principaux. En manque de consensus et assiégés par de nouveaux acteurs politiques qui rejettent le consensus et les normes libérales, ils semblent aujourd’hui condamnés à l’impuissance et à l’ingouvernabilité.
L’étonnement est d’autant plus grand que les signaux, jusqu’à peu, semblaient dire quelque chose de tout à fait différent. En 2017, les Conservateurs et les Travaillistes ont obtenu ensemble plus de 80 % des voix, tandis que l’UKIP, qui avait atteint son objectif avec le référendum de l’année précédente, avait presque disparu des radars. Même en Italie, aux élections européennes de 2014, un parti démocratique de plus en plus blairien avait remporté 40 % des voix (un sommet jamais atteint auparavant), tandis que le M5S en obtenait environ la moitié (en retard sur les élections de l’année précédente) et la Ligue atteignait quant à elle le bas du classement avec seulement 4 %. Il ne s’agissait pas de renforcer les liens anciens avec les partis traditionnels, mais de l’effet d’anabolisants politiques : la dernière confiance accordée par un électorat qui ne pouvait pas attendre pour briser les lignes.
La timeline populiste
Le déclin du système bipartite libéral a été ironiquement entériné dans les deux cas par un référendum consultatif : lors du référendum fortement souhaité par le Premier ministre italien de l’époque et secrétaire du Partito democratico (PD) Matteo Renzi, en décembre 2016, pour réformer la Constitution dans une direction décisionniste, le gouvernement a essuyé un coup dur. Deux ans plus tard, lors des élections générales, ils remportaient respectivement 32 et 17 % des voix, tandis que le PD s’effondrait à 19 % (son plus bas score historique) ouvrant ainsi les portes du Montecitorio aux populistes. Flashforward en Grande-Bretagne, en avril 2019, et voici les deux principaux partis de Westminster, auxquels l’uninominal strict avait assuré jusque-là la domination politique, accumuler entre eux 40 % de préférences totales, avec les conservateurs à leur plus bas. La conviction que l’uninominal aurait garanti la stabilité du pays s’est effondrée avec le Brexit : la Grande-Bretagne devient, qu’on le veuille ou non, plus proche de l’Italie, et donc de l’Europe.
À l’instar de la M5S – et en partie aussi de la Ligue, du Rassemblement National de Le Pen ou de Trump lui-même – le Brexit Party se présente comme un « conteneur » presque vide, involontairement inspiré du modèle populiste d’Ernesto Laclau : capable d’accepter, de droite comme de gauche, toute forme de mécontentement vis-à-vis du pouvoir. Il s’agit fondamentalement d’un agrégateur de centres, mais d’un centre conservateur plutôt que libéral, et donc capable de mieux répondre aux principaux moteurs du style populiste contemporain : déclin économique et déclin de l’État, changement culturel, désaffection politique et défiance. Dans les deux cas, il s’agit d’un électorat favorable aux nationalisations et à une fiscalité plus élevée pour les multinationales, mais aussi (et surtout dans le cas anglais) hostile à l’immigration et au politiquement correct. D’un point de vue territorial également, il existe un parallèle avec le Brexit Party : le parti de Nigel Farage pêche dans de nombreux bastions traditionnellement conservateurs et en partie aussi dans des bastions travaillistes, mais il pêche principalement en dehors des grandes villes. De même, le M5S est en difficulté dans les zones traditionnellement tenues par le centre-gauche dans toute l’Italie, y compris les régions autrefois « rouges » de l’Italie centrale.
En Grande-Bretagne, le Brexit était le symptôme d’une crise organique à laquelle il a fallu tôt ou tard faire face, et son émergence a submergé les conservateurs sans pitié, leur faisant perdre l’électorat traditionaliste sans reconquérir les jeunes, déjà perdu au cours des années d’austérité. Il appartiendra aux successeurs de Theresa May d’affronter le même carrefour que les successeurs de Silvio Berlusconi (jadis leader incontesté du centre-droit) ont eu à affronter, c’est-à-dire de choisir entre nationalisme et libéralisme, ou de se laisser complètement dévorer par la droite populiste. Mais le Labour est aussi en difficulté, tendu entre une direction qui a toujours été eurosceptique et une base d’activistes plus proche du « réveil » progressiste, sur le modèle d’Alexandria Ocasio-Cortez, qui rend fous les socialistes « famille, foi et drapeau. » Ceux qui ne se retrouvent pas dans ce compromis finiront probablement dans les bras de Farage, tout comme en Italie, de nombreux militants issus des milieux culturels les plus disparates, du libertarisme au marxisme, ont fini par soutenir le gouvernement M5S-Lega.
Dans une timeline sans populisme, même les socialistes traditionnels (qui ont aussi une histoire importante) ne se souviendraient probablement pas davantage de qui ils sont, et ressusciteraient après avoir presque disparu dans les années 90. D’une certaine manière, le populisme a encore mieux défini l’identité de ses adversaires et mis en lumière les fractures décisives qu’ils portaient à l’intérieur, car un champion de sprint rend chacun de ses concurrents plus conscient de ses limites, juste parce qu’il lui a donné l’occasion de perdre dans la même course.
Il n’y a pas si longtemps, la politique italienne semblait prête à imiter les années de la Cool Britannia : l’ironie du Brexit est que, grâce à la fragmentation et la polarisation qu’il provoque, c’est maintenant le chaos italien des années 90 qui inspire le pays de Tony Blair. Aux prochaines élections générales, un parti travailliste pourrait émerger en tête, mais sans majorité, un parti conservateur détruit et un vote sur trois au Brexit Party, ce qui ferait tout pour rendre la vie impossible aux deux autres. Avec pour résultat que pourrait revenir à la table, au-delà de l’issue même de cette histoire, une réforme radicale du système électoral, dans une direction proportionnelle.
C’est ce que signifie vivre à l’ère du populisme. Aucune idéologie politique depuis l’après-guerre n’a eu un impact aussi fort en si peu de temps, même si les graines dont elle était issue avaient été plantées bien avant. Les dirigeants populistes restent anti-charismatiques, souvent menteurs, agressifs et moroses : ils offrent ce qui semble être le contraire d’un horizon utopique. Mais sur la vague du M5S et dans une moindre mesure de la Ligue, le Brexit Party a réussi à repolitiser une partie importante de l’électorat qui se sentait abandonnée depuis trop longtemps. Avant sa naissance, beaucoup de ceux qui auraient instinctivement voté pour les travaillistes craignaient de voter aussi pour rester en Europe ; beaucoup de ceux qui auraient voté instinctivement pour les conservateurs craignaient également de voter pour un renouvellement de l’austérité. Le Brexit Party offre maintenant l’occasion – du moins pour l’Europe, où il existe un système proportionnel – d’échapper au bipartisme et de faire une différence.
Que se passera-t-il dans les semaines prochaines ? Se le demander, consisterait à poursuivre un raisonnement logique, là où seul l’instinct semble valable. Je prévois que le Parti Brexit parviendra à évoluer de sa nature de parti à problème unique (single-issue), tout comme la Ligue est passée d’un parti séparatiste à un parti national et le M5S d’un parti basé sur Internet à un parti technocratique. Il pourrait se transformer en ce que la Ligue et le M5S sont en Italie : un parti national populiste de masse, qui contient des caractéristiques contradictoires et souvent exclusives, mais finalement homogènes par opposition à l’ancien establishment. Ou encore, il pourrait même disparaître, car ses électeurs n’ont certainement pas qu’un seul problème à résoudre. Une chose semble certaine : c’est le monde du populisme, brutal et disproportionné. Et l’Italie et la Grande-Bretagne le traversent ensemble.