À la suite d’une discussion approfondie avec Clément Therme, directeur du programme de recherche sur l’Iran à l’International Institute for Strategic Studies, et auteur du livre Les relations entre Téhéran et Moscou depuis 1979 (PUF, 2012), et Julien Zarifian, maître de conférences en civilisation américaine à l’Université de Cergy-Pontoise, et auteur du livre Choc d’empires ? Les relations USA/Iran du XIXe siècle à nos jours (Hémisphères Éditions, 2018), nous vous proposons une réponse synthétique aux questions que vous pourriez vous poser à propos de la crise actuelle qui oppose les États-Unis à l’Iran.
Quand a commencé la crise ? Quel est le débat interne, aux États-Unis et en Iran ? Comment ont réagi les pays voisins ? Que prévoient de faire la Chine, la Russie ? Que pourrait faire l’Union européenne pour sauver le JCPOA ? La réponse en 10 points.
1 – Chronologie de la montée des tensions
Montée progressive des tensions et sortie du JCPOA
- élection de Donald Trump dont le programme prévoyait la sortie du nucléaire iranien (08 novembre 2016),
- nomination de John Bolton au poste de conseiller à la sécurité nationale, après le départ de H. R. McMaster (09 avril 2018),
- nomination de Mike Pompeo au poste de Secrétaire d’État, après le départ de Rex Tillerson (26 avril 2018),
- sortie du JCPOA par les Etats-Unis (08 mai 2018),
- menace par Hassan Rouhani de bloquer le détroit d’Ormuz (05 juillet 2018),
- retour d’une première vague de sanctions (août 2018),
- formulation de la « maximum pressure » par Mike Pompeo dans Foreign Affairs (15 octobre 2018),
- retour des sanctions sur les hydrocarbures iraniens (novembre 2018),
La montée vers la crise
- désignation du Corps des gardiens de la révolution comme entité terroriste (08 avril 2019),
- désignation en réaction du commandement du CENTCOM comme terroriste par le gouvernement iranien (09 avril 2019),
- levée des huit exemptions sur l’embargo sur le pétrole iranien (03 mai 2019),
- message de John Bolton présentant l’arrivée du USS Abraham Lincoln comme un message au régime iranien (05 mai 2019),
- nouvelles sanctions des États-Unis contre les secteurs de l’acier, du métal, du cuivre et de l’aluminium en Iran (08 mai),
- message de l’ambassade des États-Unis à Bagdad avertissant les citoyens de « tensions importantes » et déconseillant de tout voyage en Irak (12 mai 2019),
- attaque et dommages causés à quatre pétroliers émiratis dans le port de Fujairah (12 mai 2019),
- rappel d’une partie du personnel diplomatique des États-Unis en Irak (14 mai),
- l’annonce par trois officiels du Pentagone qu’il n’y avait pas de plan de guerre contre l’Iran a mis temporairement fin à l’augmentation de la tension (17 mai).
Retour à une crise de forte intensité
- tir et explosion d’une roquette Katyusha dans la Green Zone de Bagdad, à moins de deux kilomètres de l’ambassade américaine (dimanche 19 mai),
- tweet de Trump déclarant « If Iran wants to fight, that will be the official end of Iran. Never threaten the United States again ! » (lundi 20 mai),
- augmentation de la quantité de production d’uranium faiblement enrichi par quatre en Iran, toujours sous le seuil de 3,67 % d’enrichissement (lundi 20 mai),
- Briefings sur la crise au Sénat et à la Chambre des Représentants (mardi 21 mai),
- Hassan Rouhani refuse les négociations avec les États-Unis, expliquant que la seule stratégie possible est celle de la « résistance » (mardi 21 mai),
- Ali Khamenei déclare que les jeunes Iraniens seront témoins, de leur vivant, de la disparition des civilisations israélienne et américaine (mercredi 22 mai),
- la Turquie puis l’Inde annoncent officiellement l’arrêt de leurs importation de pétrole iranien (jeudi 23 mai).
2. Quel est l’état du débat sur la question aux États-Unis ?
Selon Julien Zarifian, la rationalité militaire, économique et politique, complique la tâche de ceux qui, à Washington, sont favorables à un conflit, et semble en passe de triompher sur la ligne interventionniste de John Bolton, qu’il avait résumée dans sa fameuse doctrine iranienne parue en mars 2015 dans les colonnes du New York Times, sous le titre « To stop Iran’s bomb, bomb Iran. » En effet, le président a lui-même indiqué, le 15 puis le 16 mai, qu’il ne souhaitait pas de guerre. Comme l’explique Julien Zarifian, « En outre, s’il ne faut pas sous-estimer les forces favorables, à Washington, à une hausse des tensions, voire à un conflit armé avec l’Iran, il ne faut pas non plus perdre de vue que les forces qui s’y opposent ou qui privilégieront la carte de la prudence sont nombreuses, au sein même de l’administration ou encore au Congrès. »
Parmi les personnes qui défendent une politique plus interventionniste vis-à-vis de l’Iran, on trouve les membres du think-tank Federation for the Defence of Democracies, et notamment Mark Dubowitz, responsable de l’Iran au sein du think-tank, auteur de la doctrine « Build an iranian sanctions wall », qui a préfiguré et probablement inspiré les nouvelles sanctions prises contre l’Iran par l’administration Trump, Saeed Ghasseminejad, ainsi que plusieurs sénateurs, dont Tom Cotton (Républicain, Arkansas) et Lindsey Graham (Républicain, Caroline du Sud), particulièrement engagés sur la question, et un certain nombre d’organisations de la diaspora iranienne, qui défendent la doctrine du regime change, comme Alireza Nader, de New Iran, ainsi que les Moudjahidines du peuple, dont l’influence, considérable aux États-Unis, se fait également sentir en Europe, comme nous l’avions montré dans une analyse de son soutien au parti espagnol d’extrême-droite Vox.
De l’autre côté, un nombre assez important de personnalités politiques américaines ont publiquement manifesté leur opposition à un conflit, dont Bernie Sanders et un certain nombre de représentants démocrates, mais aussi, de manière plus surprenante, la célèbre journaliste de Fox News Laure Ingraham, qui a suggéré qu’une guerre contre l’Iran pourrait mettre en péril la réélection de Donald Trump. Le Congrès a par ailleurs prévenu Trump que tout engagement nécessiterait son approbation ; Nancy Pelosi expliquant que le 2001 Authorization for the Use of Military Force (AUMF) ne pourrait pas s’appliquer à l’Iran. Deux sénateurs, Rand Paul (Républicain, Kentucky) et Tom Udall (Démocrate, Nouveau Mexique) ont également introduit une proposition de texte pour limiter les fonds potentiels utilisables dans une guerre contre l’Iran. Enfin, un comité de la Chambre des Représentants a approuvé mardi 21 mai un amendement à un texte de loi sur les dépenses militaires qui pourrait remettre en question l’AUMF.
Du côté de la diaspora iranienne, le National Iranian American Council (NIAC) s’est fortement engagé contre tout conflit, et a appelé à renvoyer John Bolton. Un exemple de dissensions au sein de la diaspora iranienne fut celui de Trita Parsi, fondateur du NIAC, considéré par certains comme trop indulgent envers la République islamique, qui a été empêché d’intervenir au Parlement canadien à la suite d’un fort lobbying des Moudjahidines du peuple auprès des députés canadiens.
Il semblerait par ailleurs que ceux qui s’opposent à la politique actuelle de l’administration américaine tentent d’accroître les dissensions qui existeraient entre Mike Pompeo, John Bolton, et Donald Trump, en rendant publics leurs désaccords.
3. L’approche des élections américaines limite le risque de conflit
En plus des obstacles institutionnels et économiques, le principal obstacle à un conflit armé serait le début de la campagne électorale pour la prochaine présidentielle.
En effet, si, selon Julien Zarifian, l’opinion américaine vis-à-vis de l’Iran reste extrêmement négative, et principalement déterminée par le traumatisme de la prise d’otages en 1979-1981 – que Khomeyni avait d’ailleurs appelée « une seconde révolution, encore plus importante que la première » –, ainsi que par la virulence à l’égard d’Israël des dirigeants iraniens, « les soutiens à une intervention militaire américaine en Iran parmi la population américaine doivent être assez peu nombreux. D’autant qu’un autre traumatisme, celui du bourbier irakien dans lequel s’est englué l’administration George W. Bush pendant une bonne partie de la décennie 2000, semble demeurer omniprésent aux États-Unis, tout comme la « war fatigue » qu’il a engendrée. » En effet, un sondage récent (Reuters IPSOS) conclut que si 53 % des citoyens américains considéreraient l’Iran comme une « menace » (58 % pour la Corée du Nord, 51 % pour la Russie), 60 % penseraient qu’il ne faudrait pas attaquer l’Iran d’abord, et 61 % soutiendraient le JCPOA.
Évidemment, une confrontation accidentelle, née de mauvais calculs de part et d’autres, pourrait paver la voie à un conflit malgré l’approche des élections, car l’administration américaine s’est engagée sur le plan discursif, à fixer des lignes rouges.
À court terme, la relation entre les États-Unis et l’Iran dépendra sans doute largement de la réélection ou non de Donald Trump, qui, débarrassé de la contrainte de sa réélection, pourrait mener une politique davantage interventionniste, tandis que l’Iran, enfermé dans une logique de forteresse assiégée, pourrait relancer un programme nucléaire à visées militaires. À long terme, en revanche, selon Julien Zarifian, « une normalisation des relations États-Unis – Iran ne semble pas impossible car, comme je l’ai beaucoup écrit, les deux États ont un certain nombre d’intérêt géopolitiques communs, que je qualifierais d’assez structurels. Mais ce réchauffement sera difficile à atteindre (car les résistances, tant à Washington qu’à Téhéran, seront grandes) et conditionné à la bonne volonté commune et concomitante des autorités en place dans les deux pays. »
4. Les deux conceptions de la politique étrangère iranienne
Selon Clément Therme, en Iran, le fond du débat concerne la relation entre l’Iran et des acteurs non étatiques : Hezbollah, milices chiites en Irak, Fatémiyoun en Syrie, par exemple. Pour Ali Khamenei, le Guide, ce réseau est la fin en soi de la doctrine étrangère iranienne, c’est-à-dire l’exportation de la révolution islamique, avec un panel de modalités d’action de l’Iran (éducation, soutien militaire, financier), à des degrés différents pour chaque groupe, et parfois sous-traités au Hezbollah libanais comme les Houthis ou le Hamas. D’après cette vision, l’identité de la République islamique repose sur la capacité à exporter son modèle : le « gouvernement du jurisconsulte » (vélayat-é faqih – ولایت فقیه). On remarque d’ailleurs que le modèle remporte plus de succès idéologique à l’étranger qu’à l’intérieur de l’Iran, où le concept est contesté par de nombreux théologiens chiites.
D’autres, comme Hassan Rouhani et Javad Zarif, pensent que le réseau d’influence est défensif et sert à se protéger, à repousser les menaces, selon une stratégie classique de « défense en avançant » (forward defense). Dans cette vision, le réseau est une « monnaie d’échange dans les relations internationales », nous explique Clément Therme. Les différentes stratégies de politique étrangère iranienne s’inscrivent dans l’une de ces deux visions du réseau, et doivent s’analyser comme telles.
Ces deux dernières semaines, Ali Khamenei s’est détaché du JCPOA et notamment d’Hassan Rouhani et de Javad Zarif, disant qu’il les avait prévenus que les négociations avec les Américains étaient une mauvaise idée, et se dédouanant officiellement de la signature de l’accord, dont il attribue l’inutilité à ses négociateurs, rendant ainsi possible des critiques très virulentes du gouvernement par les idéologues dans les jours et semaines à venir.
5. La pression iranienne exercée sur l’Union européenne va-t-elle fonctionner ?
Hassan Rouhani a déclaré le 08 mai, exactement un an après le retrait américain du JCPOA, que l’Iran n’adhérerait plus à deux conditions du JCPOA : l’obligation d’exporter de l’uranium faiblement enrichi afin de ne pas s’approcher de la limite de 300 kilogrammes ; l’obligation d’exporter l’eau lourde à Oman, afin de ne pas s’approcher de la limite de 130 tonnes. Par ailleurs, il a donné un délai de 60 jours aux Européens pour faciliter les exportations d’hydrocarbure et les relations bancaires, sans quoi l’Iran ne respecterait plus la limite d’enrichissement d’uranium à 3,67 %, et pourrait redémarrer le réacteur nucléaire civil à eau lourde d’Arak.
Le délai accordé aux Européens de 60 jours inaugure, selon Clément Therme, une logique d’escalade. En effet, les Européens ne peuvent pas céder à des chantages iraniens contre leur allié américain. Cette « ouverture » proposée par Rouhani ferme donc en fait les portes de la négociation. Sous la présidence d’Ahmadinejad (2005-2013), Clément Therme, qui a vécu le cycle d’escalade précédent, explique que le début de la crise sur le nucléaire a commencé de la même manière, avec des propositions fermes rapidement remplacées par de la surenchère.
En fait, Rouhani et Zarif ne peuvent pas véritablement proposer d’autre solution. Ils ont calibré la réponse pour conserver le soutien chinois et russe tout en restant assez fermes, mais ne peuvent pas aller plus loin, limités en cela par un certain nombre d’acteurs intérieurs, complètement idéologiques, à l’instar de Hossein Taeb, chef des services de renseignement des Gardiens de la révolution. En effet, Rouhani aurait apparemment réussi, la semaine dernière, à convaincre difficilement le régime de ne pas quitter immédiatement le JCPOA, tandis que les conservateurs appellent cette stratégie, de manière ironique, le « wait-for-Biden plan », car elle reposait sur l’espoir que Joe Biden soit élu et réintègre le JCPOA.
6. Quelle est la position des États opposés à l’Iran dans la région ?
En Israël, Benjamin Netanyahou a été particulièrement prudent, car les services militaires israéliens savent que leur pays serait probablement une des cibles privilégiées des Gardiens de la révolution si une guerre éclatait dans la région. Des sources militaires ont en effet expliqué au journal Al Monitor que la seule armée qui avait été directement impliquée contre l’Iran l’année dernière était l’armée israélienne, et que cela pourrait donner envie aux Gardiens de prendre leur revanche. Cependant, selon des sources israéliennes, si Netanyahou a cessé de supporter publiquement la ligne de John Bolton, il serait toujours convaincu du bien fondé d’une approche interventionniste contre l’Iran, comme il avait soutenu l’intervention en Irak en 2003.
Concrètement, Israël n’est pas menacée par des missiles iraniens tirés depuis la Syrie ou l’Irak, qui seraient très probablement détournés par le bouclier anti-missiles israélien (Iron Dome pour les courtes distances, David’s Sling pour les moyennes distances, et Arrow pour les longues distances) et par un réseau de défense aérienne sophistiqué. En revanche, le Hezbollah libanais aurait accumulé pas moins de 130 000 roquettes au Liban qui, si elles étaient utilisées en grande quantité, surchargeraient et rendraient inopérantes les défenses israéliennes. Ce n’est donc pas l’armée iranienne en Syrie et en Irak, mais plutôt le Hezbollah qui pousse Israël à éviter un conflit de grande ampleur.
Cependant, comme nous l’explique Clément Therme, dont le centre de recherche est basé au Bahreïn, dans la région, tout le monde ne parle que du risque de confrontation. L’armée américaine a prévenu l’aviation civile que les systèmes de radar pouvaient se trouver brouillés. Des compagnies d’assurance ont fait passer toute la région en catégorie « zone de crise », comme lorsqu’il y a un séisme, un risque de guerre, ou tout autre événement majeur et dangereux pour le commerce. Les bourses se sont effondrées, le prix du pétrole monte.
Toutefois, dans la région, selon le chercheur, on sent aussi une grande usure à cause de la guerre au Yémen et en Syrie. L’Arabie saoudite a également modéré sa réaction aux attaques contre leurs deux pétroliers, disant qu’ils menaient une enquête et qu’ils n’avaient pas de certitude quant au commanditaire. Au Bahreïn, le journal national titrait le 17 mai « Le Congrès américain ne veut pas la guerre », et le 16, « Le Roi est vigilant. »
7. Quelle est la position des alliés de l’Iran dans la région ?
Alors que c’est la monarchie d’Oman qui a traditionnellement joué le rôle de médiateur entre l’Iran et l’Irak, il semblerait cette fois-ci que l’Irak puisse être aussi utilisé comme pont de négociation par les États-Unis, depuis la visite éclair le 08 mai de Mike Pompeo, au plus fort des tensions, même si cette visite a été critiquée par les alliés de l’Iran en Irak, notamment par Moeen al-Kadhimi (chef des Popular Mobilization Units) et par des membres de la milice Asaib Ahl al-Haq’s. Quelques jours plus tard, quand les États-Unis ont déclaré qu’ils retiraient une partie du personnel diplomatique d’Irak, Nasr-al Shomari (un commandant de Harakat al-Nujaba), a dénoncé cette annonce comme un « prétexte » visant à créer de l’instabilité en Irak. Par la suite, les autorités irakiennes semblent avoir repris l’initiative des tentatives diplomatiques, lorsque le premier ministre, Adel Abdul Mahdi, a annoncé, le 21 mai, deux jours après un tir de roquette près de l’ambassade américaine à Bagdad, que des délégations irakiennes se rendraient simultanément à Washington et à Téhéran.
Le Qatar semblerait également vouloir jouer le rôle de négociateur, avec la visite à Téhéran le 15 mai de Mohammad Bin Abdul Rahman Al Thani, ministre des affaires étrangères du Qatar.
Enfin, en Syrie, il faudra observer les développements dans la région de Deir el-Zour, où l’on trouve, selon le International Crisis Group, des Forces démocratiques syriennes soutenues directement par les États-Unis en rivalité avec des milices chiites soutenues par l’Iran, les deux groupes cherchant un conquérir un territoire à la fois stratégique et riche en ressources.
8. Quelles conséquences sur la situation intérieure iranienne ?
Selon Clément Therme, le régime iranien a suffisamment de réserves économiques pour tenir, même si les exportations de pétrole ont atteint le niveau historiquement bas de 500 000 barils de pétrole par jour. L’embargo actuel est particulièrement puissant, car il ne connaît plus aucune exemption, et touche également les secteurs métallurgiques, important employeur du pays. Signes de la crise économique, on constate, pour ne donner que quelques exemples, des pénuries de papiers, une inflation importante de certains produits – en avril/mai, +15 % sur les produits alimentaires et le tabac – et une diminution drastique de la quantité de déchets ramassés dans Téhéran, de 1 000 tonnes en moyenne par jour (de 9 200 à 8 400), les citoyens étant invités à éviter le gaspillage.
Enfin, Clément Therme nous explique que la politique de sanctions des États-Unis revient à rendre la population iranienne encore plus dépendante de l’État, puisqu’elles renforcent son monopole sur la redistribution des biens, et supprime toute possibilité d’entreprise privée d’initiatives économiques. Cela profite aux plus extrémistes qui peuvent ainsi réaffirmer avec plus de virulence encore la doctrine du « gouvernement du jurisconsulte. » De même, jeudi 23 mai, Hassan Rouhani a renforcé encore sa rhétorique, déclarant que l’Iran ne se « rendrait pas, même sous les bombes », rejoignant par là une vision assez radicale de « résistance », concept érigé en doctrine de politique étrangère par la République islamique.
9. Comment ont réagi la Chine, l’Inde, et la Russie ?
La situation actuelle permet à la Chine de jouer sur l’irritant iranien dans le cadre de la guerre commerciale avec les États-Unis. En effet, parmi les demandes américaines faites pour parvenir à un accord commercial, on trouve celle d’arrêter complètement toute importation de pétrole iranien. Du point de vue chinois, mettre fin à ces importations nuit à ses intérêts, au moment où ses autres fournisseurs pourraient faire défaut : le Venezuela est également sous sanctions, l’Angola voit sa production décliner et l’Algérie est instable politiquement, tandis que la Libye est dans une situation chaotique.
Dans ce contexte, le 17 mai, Bourse & Bazar a révélé que, le jour où Javad Zarif se rendait en Chine, le pétrolier chinois Pacific Braco, acheté récemment par la Banque de Kunlun (possédée par le CNPC) avait quitté le Golfe après avoir chargé deux millions de barils de pétrole iranien à Soroosh et Kharg en direction de l’Indonésie (puis probablement de la Chine). Puisque la banque de Kunlun est une des importantes entreprises des relations économiques irano-chinoises, qui avait arrêté ses activités début mai, ce pétrolier pourrait être le signe d’un nouveau départ. La crise est également l’occasion pour la Chine de se présenter comme le nouveau champion du multilatéralisme contre l’unilatéralisme des sanctions américains, dénoncées vendredi 17 mai par Wang Yi, Conseiller d’Etat chinois, lors de la visite à Pékin de Javad Zarif.
Cependant, ces importations se font avec d’importants rabais, et ont été annoncées quelques jours avant que la principale compagnie indienne d’importation de pétrole, India Oil Corp (IOC), annonce, vendredi 17 mai, qu’elle allait remplacer ses importations de pétrole iranien par des importations de pétrole venu des États-Unis, d’Arabie saoudite, du Koweït, des Émirats arabes unis et du Mexique. L’Inde importait jusque-là 500 000 barils par jour, dont 200 000 en provenance d’Iran. Le 23 mai, le jour de la victoire électorale de Narendra Modi, la Turquie puis l’Inde ont annoncé qu’elles cesseraient d’importer du pétrole iranien.
Quant à la Russie, comme nous l’explique, Clément Therme, spécialiste des relations irano-russes, la visite de Mike Pompeo à Moscou a eu un effet immédiat sur le désengagement russe vis à vis de l’Iran, puisque Vladimir Poutine a fait une intervention télévisée le soir même, expliquant qu’il considérait que la Russie avait fait sa part du travail pour sauver le JCPOA, et qu’elle n’en ferait pas davantage. La situation est pour Clément Therme un nouveau cadeau pour la Russie : le prix du pétrole augmente, et la Russie se trouve en position de médiateur, sans pour autant avoir à soutenir l’Iran.
10. L’Union européenne peut-elle faire quelque chose ?
Selon Clément Therme, si l’on peut s’étonner de la réaction relativement tiède et peu engagée des dirigeants de l’Union européenne pour dénoncer les nouvelles sanctions prises à l’encontre de l’Iran et les menaces de John Bolton, il faut comprendre que les dirigeants européens ne peuvent pas tenir de grands discours contre la politique américaine vis-à-vis de l’Iran, car les pays européens sont engagés militairement, de manière approfondie, aux côtés de ceux qui s’opposent aujourd’hui à l’Iran. Ainsi, la France a ouvert une base militaire à Abou Dhabi en 2008, au moment du plus fort des tensions avec l’Iran, pour justement se préparer à un éventuel conflit, dans la stratégie de Nicolas Sarkozy. On disait à l’époque « l’Iran, c’est la bombe ou le bombardement. » Aujourd’hui, 700 soldats français y sont déployés, donc si un conflit éclatait entre les Émirats arabes unis et l’Iran, la France serait logiquement et nécessairement engagé contre l’Iran.
De même, comme le rappelle Clément Therme, un certain nombre de soldats français sont déployés dans les bases américaines de la cinquième flotte au Moyen-Orient, une région qui a été au coeur de l’attention avec le déploiement du porte-avions USS Abraham Lincoln. Ces soldats français participent à un certain nombre de coalitions, en Syrie contre Daech, contre la piraterie, contre les trafics de drogue, l’opération Inherent Resolve (OIR) en Irak et au Koweït, dans le cadre de la Combined Joint Task Force, etc… Cela n’empêche pas les militaires français d’avoir une perception différente, considérant l’Iran comme un partenaire potentiel dans la lutte contre Daesh en particulier en Irak.
Donc en fait, poursuit le chercheur, là où l’on s’étonne de l’absence de réaction contre la politique américaine, on devrait plutôt s’étonner de la modération du discours vis-à-vis de l’Iran, qui pourrait être beaucoup plus dur, et qui est probablement apaisé par le Président Emmanuel Macron qui a fait part de sa volonté de s’opposer à la ligne néo-conservatrice qui dominait lors des présidences de Nicolas Sarkozy et de François Hollande.
De plus, du point de continental, l’Union ne semble pas avoir les moyens de sauver l’accord nucléaire seule, pour trois raisons. Tout d’abord, alors qu’elle est censée afficher un front uni en s’opposant aux sanctions unilatérales des États-Unis, des pays, comme l’Italie ou la Grèce, ont négocié bilatéralement des exemptions avec le Trésor américain. Cela signifie que, derrière un front uni, chaque État membre défend ses intérêts économiques nationaux.
De plus, l’INSTEX, mécanisme censé permettre la poursuite d’échanges économiques entre l’UE et l’Iran, ne concerne que les secteurs économiques non sanctionnés par les États-Unis (l’agriculture et la santé, principalement). Or l’Iran considère que le JCPOA est censé assurer des échanges économiques qui impliquent l’exportation de biens sanctionnés par les États-Unis, et notamment le pétrole. Le gouvernement a toujours prévenu que, s’il ne pouvait pas exporter plus d’un million de barils par jour, il considèrerait que l’accord nucléaire n’a plus aucune utilité. Aujourd’hui, les exportations sont tombées à 500 000 barils par jour, et INSTEX ne prévoit aucunement de servir à importer du pétrole. Par conséquent, l’INSTEX, même s’il fonctionnait, ne suffirait pas à garantir les retombées économiques prévues par le JCPOA.
Enfin, si les Européens ont joué un rôle important dans la fin des négociations sur le JCPOA, la majeure partie de l’accord avait déjà été négociée bilatéralement et secrètement entre les États-Unis et l’Iran à Mascate. N’étant pas les véritables auteurs, tant du point de vue du contenu que de la volonté initiale, du JCPOA, les négociateurs européens savent qu’une solution sans les États-Unis ne pourrait être trouvée.