Le paysage dans lequel évolue le projet européen a une dimension institutionnelle forte. On peut le regretter, on peut critiquer ces institutions, mais on a pu aussi leur rendre hommage puisque les institutions européennes ont reçu, en 2012, le prix Nobel de la paix.
Au-delà des institutions, ce paysage est peuplé d’hommes et de femmes réunis souvent dans des associations, et qui cherchent à contribuer au progrès démocratique du projet européen. Les dirigeants de ces institutions et des associations qui prennent des initiatives européennes sont étroitement mêlés ; c’est l’Europe des think-tanks, des revues, des cercles de réflexion. Celle à laquelle on a pu reprocher de fonctionner « behind closed doors » mais à qui l’on doit souvent des orientations en matière de gouvernance et de politiques publiques. Laboratoires pour mettre à l’épreuve les idées avant de les transformer en politique, ces cercles qu’on associe volontiers à la « bulle » bruxelloise, remontent en fait bien avant, aux débuts des institutions européennes. En se replongeant dans leur histoire, on s’aperçoit toutefois que la place qu’y tient l’idée européenne s’est peu à peu figée. Alors qu’ils devaient être des lieux d’invention et d’innovation pour l’Europe, ils ont enfermé l’idée européenne dans un enclos épistémologique confortable. À la veille des élections européennes de 2019 toutefois, les besoins ont changé, et il est tant d’inventer une nouvelle méthode.
Si l’on devait décrire la pluralité de ces initiatives, du moins en France, on pourrait distinguer d’un côté des chapelles, de l’autre un foisonnement. Les « chapelles » sont les structures ou les personnalités qui se réclament d’une fidélité à des principes politiques ou à des figures emblématiques : les fédéralistes, le Mouvement Européen, la Fondation Schuman, les amis de Jean Monnet ou encore l’Institut Jacques Delors. Le « foisonnement » recoupe des associations plutôt issues d’une deuxième génération. Fils ou petit-fils des fondateurs, ils animent le paysage du projet européen avec des styles et des moyens d’action variés. La liste de ces organisations est longue. Confrontations, Europartenaires, Europanova, Café Babel ou Friends of Europe nous semblent en être quelques illustrations. Certaines sont de véritables think-tanks, comme ECFR.
Les « chapelles »
Les fédéralistes
Le petit monde des associations européennes ressemble à un village qui dénombrerait plusieurs églises. La plus ancienne est celle des fédéralistes, mélange d’unions et de divisions entre les héritiers de plusieurs grands hommes dont les plus emblématiques sont Alexandre Marc, Denis de Rougemont, Henri Frenay et Altiero Spinelli. Cette chapelle se structure en 1946, et participe à la création peu après du Mouvement Européen. Au sein des « fédéralistes », de grandes familles de pensée cohabitent et collaborent. Ceux qui, à partir des années 1950, considèrent qu’il est nécessaire de travailler principalement avec les institutions européennes naissantes, côtoient ceux qui sont restés fidèles à l’idéal d’un mouvement populaire et démocratique, duquel devra émerger un système fédéral européen authentique.
Le Mouvement Européen, issu de l’initiative de Winston Churchill et du Congrès de La Haye en 1948, s’est toujours appuyé sur les fédéralistes et a organisé progressivement son propre réseau militant. Son maillage est plus ou moins dense, dans chacun des pays européens. En France, le Mouvement Européen est toujours apparu comme un point de ralliement de responsables politiques et de militants issus de familles politiques différentes, et travaillant ensemble en faveur du projet européen. Là où les fédéralistes occupent davantage le terrain intellectuel et la formation des futurs responsables politiques, le Mouvement Européen cherche son originalité dans un projet militant ancré dans les territoires et réunissant militants et politiques. Sa branche « jeunes » a progressivement fait preuve de dynamisme. Yves Bertoncini redonne aujourd’hui un élan à la branche française vieillissante de ce Mouvement.
Les monnétistes
La chapelle des « monnétistes » a toujours été ancrée dans deux lieux symboliques : Houjarray, dans les Yvelines, où se situe la maison de Jean Monnet, et Lausanne, siège de la fondation créée par Jean Monnet grâce à un universitaire vaudois, Henri Rieben. La vocation de cette fondation est de gérer les archives de Jean Monnet – enrichies plus tard par de nombreux autres papiers et documents, dont ceux de Robert Schuman – en les mettant à la disposition de chercheurs mais aussi au service du rayonnement de l’idée d’Europe communautaire, chère à son fondateur. De son côté, la maison d’Houjarray, rachetée en 1982 par le Parlement européen, accueille un important public de lycéens et d’apprentis qui viennent dans ce lieu historique, encadrés par leurs enseignants, pour mieux comprendre les questions européennes. Depuis quelques années, le Parlement européen s’est davantage investi dans l’utilisation de la maison et organise séminaires et rencontres pour ses fonctionnaires et ses partenaires. Maurice Braud préside l’Association française, tandis que l’ancien Président du Parlement européen, Pat Cox, préside la fondation de Lausanne.
Aujourd’hui, ni la fondation de Lausanne ni la maison d’Houjarray n’ont vocation à prendre position dans le débat européen pour défendre la vision communautaire de Monnet. Cette mission a été remplie au fil des années par les anciens collaborateurs de Jean Monnet, à titre individuel. On peut citer, parmi eux, Max Kohnstamm, Étienne Hirsch, Pierre Uri, Paul Delouvrier, François Fontaine ou Jean Guyot. Tous ont aujourd’hui disparu. Le dernier représentant de cette génération est Georges Berthoin dont les conseils sont encore très recherchés par les responsables politiques. On peut d’ailleurs souligner que Berthoin, comme Jean Guyot, a été collaborateur de Robert Schuman puis de Jean Monnet. Il a œuvré au Mouvement Européen International dont il est le président d’honneur. C’est la preuve qu’entre ces chapelles existent des passerelles et des liens forts.
La Fondation Schuman est une entité différente par son statut de fondation politique. Elle bénéficie principalement de financements publics lui donnant une indépendance et une autonomie d’action particulière. Les sénateurs centristes l’ont créée et elle est dirigée de façon assez autonome par Jean-Dominique Giuliani. Elle a eu notamment une action remarquée dans le développement de la démocratie dans les anciens pays d’Europe de l’Est. Elle possède des moyens d’analyse et de diffusion significatifs, qui la classent davantage du côté des institutions que des associations. Sa parenté avec Robert Schuman est autant politique qu’idéologique.
Les deloristes
Enfin, les deloristes ont également leur « chapelle », avec l’Institut Jacques Delors, fondé en 1996 sous l’appellation « Notre Europe », et qui a su s’imposer comme l’un des think tanks les plus écoutés sur les questions européennes. Aujourd’hui animé principalement par Enrico Letta, avec l’appui et l’autorité de Pascal Lamy – sous l’ombre tutélaire de Jacques Delors –, il travaille depuis Paris avec un bureau à Bruxelles et une filiale à Berlin. Ses travaux ont porté, ces dernières années, sur les grands sujets européens : Brexit, énergie, migrations, relations internationales de l’Union…
Le foisonnement
Il y a eu, dans les années 80, une activation des réseaux associatifs européens à la suite de l’arrivée de Jacques Delors à la présidence de la Commission Européenne. L’heure était à l’« objectif 1992 » (l’achèvement du grand marché). L’accélération du processus européen qui en a résulté a permis la mobilisation d’énergies intellectuelles et de multiples dialogues. Confrontations Europe, créé par Philippe Herzog et son épouse, a joué un rôle important dans la mobilisation des leaders politiques et sociaux de gauche. L’apostolat européen de cet ancien communiste, longtemps élu au Parlement Européen, a suscité une production intellectuelle de grande qualité en faveur du dialogue social à l’échelle européenne. L’association poursuit son travail aujourd’hui sous la direction de Marcel Grignard.
Fondé par Élisabeth Guigou et présidé aujourd’hui par Jean-Noël Jeanneney, Europartenaires a travaillé depuis son origine, il y a plus de 20 ans, sur un grand nombre de dossiers européens. L’association rassemble principalement des personnalités proches du Parti Socialiste. Comme Confrontations, elle accueille des personnalités d’autres tendances et le rayonnement européen d’Élisabeth Guigou donne un réel retentissement à ses travaux. Comme Confrontations également, le renouvellement de l’association ne semble pas particulièrement assuré.
Europanova est de création plus récente. Guillaume Klossa l’a lancée en 2003 et l’anime inlassablement depuis. Il a structuré une direction que préside Denis Simonneau, le directeur des affaires institutionnelles de L’Oréal. Cédric Villani et Cynthia Fleury sont des soutiens de longue date d’Europanova. L’association combine à la fois l’implication d’un fondateur charismatique et médiatique – qui ne laisse pas indifférent –, et la réalisation d’actions concrètes en faveur du projet européen. C’est un think tank et un groupe d’action à la fois, mais la question se pose de la dynamique de l’association sans la figure tutélaire de son créateur.
Café Babel est un autre projet européen original puisqu’il a décidé d’investir le champ des magazines digitaux dès les années 2000. Créé par une équipe d’étudiants de Sciences-Po Strasbourg, ce webzine a constitué des équipes de rédacteurs dans la plupart des pays d’Europe sur la base du volontariat et du bénévolat. Adriano Farano et Alexandre Heully ont été les principaux animateurs de Café Babel, aujourd’hui dirigé par François Fameli. Adriano Farano a poursuivi sa carrière sur la côte ouest des États-Unis où il a lancé d’autres projets médias digitaux, et il reviendra en Europe un jour. Alexandre Heully mène une activité de conseil dans les affaires européennes tout en s’impliquant dans plusieurs projets associatifs. Il est notamment secrétaire général d’Europanova.
Beaucoup d’autres associations pourraient être citées comme faisant partie de ce foisonnement : Européens Sans Frontières, Citizens for Europe, Sauvons l’Europe, ESN Network… D’autres encore sont partiellement dans le champ européen, comme Open Diplomacy, qui travaille à l’implication d’étudiants et de jeunes professionnels dans les questions multilatérales.
Friends of Europe doit également être citée pour sa dimension pan-européenne. L’association a été fondée par un vétéran des questions européennes, Giles Meritt, qui fut notamment correspondant du Financial Times à Bruxelles. Elle a bénéficié depuis son origine, en 1999, du parrainage prestigieux d’Etienne Davignon, ancien ministre belge, ancien Vice-Président de la Commission européenne et banquier réputé. Depuis Bruxelles, elle anime un grand nombre de groupes de travail sur les questions européennes : climat/énergie, santé, économies émergentes, numérique/fracture digitale, sécurité/défense, etc. Friends of Europe a repris la direction d’un projet lancé conjointement avec Europanova : « 40 under 40 » devenu « European Young Leaders. »
ECFR (European Council on Foreign Relations), le think tank européen animé depuis Londres par Mark Léonard, doit également être cité. Soutenu dès l’origine par George Soros, il s’est développé depuis 2007 par le biais d’un réseau de chercheurs, appuyé par des bureaux de représentation dans 7 pays d’Europe. ECFR se focalise sur les questions stratégiques et internationales, en proposant une approche pan-européenne authentique. La qualité de ses publications, de ses parrainages – Carl Bildt et Emma Bonino, pour ne citer que les plus engagés –, et la personnalité de son principal animateur, en font une institution originale dans le paysage des think tanks axés sur les questions stratégiques. Le soutien financier de George Soros est un avantage indéniable, même si l’on sait les débats que suscitent, dans certains pays d’Europe de l’Est, la personnalité et l’action du plus prestigieux des spéculateurs philanthropes.
De quoi l’idée d’Europe a-t-elle besoin en mai 2019 ?
Une nouvelle méthode pour une nouvelle marque
Comme nous l’avons mis au jour, des chapelles sont nées un foisonnement de nouvelles initiatives. Ce foisonnement n’a toutefois pas effacé certaines barrières idéologiques existant entre ces initiatives et ceux qui les portent. Héritage de pensée ou fidélité à telle ou telle figure de la construction devraient pouvoir être tues, mises à l’écart, pour promouvoir une méthode plus libre pour appréhender l’échelle européenne.
La multiplication des initiatives européennes portées par des femmes et des hommes de grande qualité cache en effet assez mal le peu d’écho rencontré par ces structures et leurs publications dans le débat. À l’exception peut-être d’Europanova, de Café Babel et de certains journalistes européens, les initiatives mentionnées plus haut ne parviennent pas à franchir un seuil critique sur les réseaux sociaux, ce qui limite considérablement leur capacité à toucher l’opinion – en particulier des publics n’étant pas a priori intéressés par ces questions. De même, en ce qui concerne le contenu, en restant figées à une configuration opposant les pro- aux anti-européens, ces initiatives apparaissent immanquablement comme militantes aux yeux de l’opinion. Par conséquent, soit elles restent à un niveau élitiste sans se préoccuper du public touché, et leurs publications de grande qualité techniques sont lues uniquement par les dirigeants (Bruegel, ECFR, Institut Delors, Fondation Schuman, etc.) sans toucher une audience élargie ; soit leur ligne éditoriale plus journalistique apparaît partisane et néglige donc un certain type de lectorat, a priori sceptique vis-à-vis de l’idée européenne, en l’excluant d’emblée du débat (Café Babel, Europanova).
Pour être efficaces et porteuses, les initiatives devront être libérées des carcans évoqués plus haut. Alors seulement, un rebranding de l’idée d’Europe sera possible. En effet les idées, comme les marques, peuvent demeurer figées, ne plus correspondre à leur époque, et finir par se démoder. Or la plupart des initiatives européennes continuent à jouer avec les codes d’une ancienne mode qui semble aujourd’hui étrange, voire illisible. Le souffle européiste qui a pu exister par le passé n’existe plus aujourd’hui – n’en témoigne que le peu d’attention porté par les citoyens et les médias aux élections européennes, qui ne sont qu’un moyen de prendre la température du rapport de force à l’échelle nationale. On peut se contenter de déplorer cet état de fait, mais cela ne fera pas avancer le débat. Face au changement politique et générationnel que traverse l’Europe, les chercheurs, médias, communicants et journalistes doivent changer de méthode.
La libération sexuelle européenne
Ainsi, c’est la sphère et le vocabulaire des « affaires européennes » qui nous semblent devoir être revus en profondeur. Cette approche doit être intégrée à une grille de lecture plus large, transdicsiplinaire, plurilingue – non uniquement en anglais – et innovante. En effet, alors que la coloration politique de ses gouvernements évolue et que sa population change, l’Europe en tant qu’objet d’étude ne peut pas être la même qu’il y a cinquante ans. Or la plupart des think tanks et des projets portés par de jeunes acteurs, du moins en France, ne semblent pas répercuter ces changements.
En mai 1968, les aspirations révolutionnaires venues en partie du monde étudiant et des cohortes les plus jeunes de la population contaminèrent la sphère de l’intime. Quelque analyse qu’on puisse porter sur l’héritage de mai 68, il est difficile de contester qu’en Europe, il a enclenché un mouvement de « libération sexuelle » qui a brisé certains tabous et contribué à redéfinir le rapport à l’intimité et à la sexualité.
En mai 2019, l’Europe semble être dans une situation de blocage comparable à l’ante-68. Il est aujourd’hui nécessaire pour les think tanks, les journaux et tous les acteurs qui s’intéressent à la question et ont voix au chapitre, d’abandonner leurs chapelles respectives et le sillon tracé pour eux il y a trop longtemps. Une nouvelle génération a les moyens de forcer le passage ; elle doit disrupter des manières de penser qui ont atteint leurs limites objectives aujourd’hui.
C’est la génération « post–Erasmus ». Elle doit prendre la parole. Elle saura exprimer les nouveaux besoins du continent européen. On peut d’ailleurs mettre en résonance avec ce défi l’analyse d’Alberto Alemanno récemment publiée dans The Guardian pour faire prendre conscience de l’importance numérique que représente la génération des citoyens européens qui vivent ou travaillent dans un autre pays de l’Union que leur pays d’origine. Cette communauté, qui n’est ni l’élite de l’Europe, ni un nouvel « euro-prolétariat », représente ce que l’Europe a de mieux en matière d’échanges, d’ouverture et de fertilisation croisée. Elle témoigne, pour le monde entier, du renouveau de la culture européenne quand on prend conscience de ses productions intellectuelles, artistiques ou économiques. Fédérer à partir de ce genre de base pourrait être innovant ; il faut le faire en se jetant à l’eau, avec la naïveté du profane. À la veille des élections européennes, il faut mettre à bas les places fortes dans lesquelles certains acteurs européens sont restés enfermés. L’idée européenne doit connaître une sorte de libération sexuelle !