Nous avons rencontré le maire de Palerme, Leoluca Orlando, cigare à la main, assis derrière son fauteuil de la Villa Niscemi, magnifique villa du XVIIIème siècle aménagée en bureau de la mairie de Palerme.
Orlando, trois fois maire de la capitale sicilienne (de 1985 à 1990, pendant la période du « Printemps de Palerme », de 1993 à 2000 et de 2012 à nos jours) a été conseiller international de l’OCDE à Paris, conseiller juridique du Président de la Région Sicile Piersanti Mattarella dans le cadre de l’anti-mafia, fondateur du parti Mouvement pour la Démocratie « Le Réseau » [« La Rete »], député au Parlement Européen.
Connu, entre autres, pour ses positions alternatives, voir opposés, à celles de Salvini en termes d’immigration, il nous a parlé de sa ville, Palerme, par lui définie comme étant la ville la plus accueillante et la plus moyen-orientale des villes italiennes et européennes, emblème et essence même de la Méditerranée.
Cet entretien s’inscrit dans le projet Maires Méditerranée, qui se propose de recueillir et confronter les propos des maires des principales villes méditerranéennes.
Que signifie la Méditerranée pour vous ? Constitue-t-elle un atout pour le développement de votre commune ?
En premier lieu, dans notre vision, la Méditerranée n’est pas une mer, mais un continent d’eau. De ce point de vue, il existe une identité méditerranéenne qui ne supporte pas des expressions comme « euro-méditerranéen. » En effet, en suivant une telle approche, nous mortifions une partie de l’identité méditerranéenne : que diraient donc mes amis africains ? Qu’il faut parler d’une identité « afro-méditerranéenne », ou « asio-méditerranéenne »…
En deuxième lieu, nous pensons à la Méditerranée comme à un carrefour entre trois continents. Elle est, d’abord, la porte d’entrée de l’Europe dans le continent le plus riche du futur, c’est-à-dire l’Afrique. En inversant donc l’approche traditionnelle, pour laquelle elle serait la porte de l’Afrique en Europe.
Troisième point : en raison de la mobilité, de la tragédie des migrants et de l’ouverture du Canal de Suez, la Méditerranée retrouve la centralité qu’elle avait perdu après 1492. Lorsque, dans la même année, mourait Laurent le Magnifique, un Italien découvrait l’Amérique et la Reconquista commençait en Espagne. Depuis 1492, la Méditerranée a subi un processus de progressive marginalisation, passant du statut d’océan du monde civilisé à celui de lac périphérique.
Aujourd’hui, grâce au Canal de Suez et aux migrants – et je les remercie pour cette raison – la Méditerranée a reconquis sa centralité originelle. Dans cette perspective, Palerme n’est pas une ville européenne – malgré tout le respect que j’ai pour l’Allemagne et Francfort, que j’aime beaucoup. Palerme est plus proche de Beyrouth, d’Istanbul ; avec le Wi-Fi et le tram. Nous sommes une ville moyen-orientale en Europe. Nous sommes la ville la plus moyen-orientale des villes italiennes. Tandis que Milan est par définition la ville européenne en Italie, nous sommes, par définition, la ville méditerranéenne en Italie.
Depuis que vous êtes en poste, avez-vous tissé des rapports avec vos homologues étrangers ?
Nous avons lancé le Parlement Mondial des Maires (Global Parliament of Mayors), dont le siège est à La Haye, et que je préside. Il est né dans la foulée de la Charte de Palerme, que j’ai proposé et approuvé en 2015, en soutenant ainsi notre principale vision de la migration, qui s’incarne dans le concept « Io sono persona » [Je suis une personne, ndlr] », qui affirme qu’il faut passer de la migration comme souffrance à la mobilité comme droit inaliénable.
Le Global Parliament of Mayors consiste en l’organisation d’une rencontre annuelle : nous avons fait la première à Amsterdam, la deuxième à La Haye, la troisième à Stavanger, la quatrième à Bristol… Cette années, nous nous retrouvons en Afrique du Sud, l’année prochaine à Palerme.
Collaborez-vous avec les mairies d’autres villes européennes ?
Oui, absolument. Par exemple, nous sommes en train de construire un réseau méditerranéen des mairies, un projet en partie financé par l’Union européenne : par exemple, trente femmes algériennes, travaillant dans l’administration de la casbah d’Alger, vont venir en stage à Palerme. Et trente palermitains vont aller là-bas. Nous avons donc des rapports continus d’échanges et de collaborations.
Quels sont vos rapports avec les autres mairies italiennes ?
Nous avons essentiellement un rapport de collaboration avec l’ensemble des villes italiennes : Naples, Milan, Bari… Et, évidemment avec toutes les villes siciliennes, étant donnée ma fonction de Président des Maires Siciliens, c’est-à-dire de 190 maires… D’ailleurs, Syracuse vient de se déclarer ouvertement en faveur de l’accueil des migrants, en suivant l’exemple de Palerme.
Rencontrez-vous des difficultés dans l’exercice de votre fonction de maire ?
Il n’y a pas de problème, étant donnée ma principale démarche : c’est-à-dire qu’un maire ne doit être fidèle qu’à un seul parti, le parti qui porte le nom de sa propre ville.
En partant de l’idée selon laquelle chaque maire devrait avoir son propre parti, c’est-à-dire sa propre ville : est-il possible de considérer la ville comme un nouvel espace de citoyenneté et de démocratie comme alternative à la dimension nationale ?
Le États sont en train de mourir ! Les migrants nous ont obligé à changer certains de nos fondamentaux. Le futur du monde à deux noms : Ahmed le migrant, qui représente la connexion humaine et Google. Je m’explique. Vivre dans un monde où il n’existerait que Google ou tous les moyens de connexion serait une tragédie. Un monde où il n’existerait que Ahmed ou Luca ou Sara, n’aurait pas de futur. Le futur du monde allie donc connexion humaine, incarnée par les migrants, et connexion virtuelle. Peu de personnes savent que Palerme, avec Milan, est la ville la mieux connectée d’Europe : nous sommes simultanément la ville la plus connectée d’Europe et la plus accueillante d’Europe. Les résultats de ces installations sont tangibles dans la vie quotidienne palermitaine. Nous menons des centaines d’expériences qui rassemblent accueil et innovation. Par exemple : lundi, je serais au Zen et à Brancaccio avec Air Bnb pour la promotion des appartements de vacances dans les banlieues. Le tram s’insère aussi dans la logique de mobilité comme symbole de Palerme. Nous sommes une ville qui a dépassé l’étroitesse de l’État : que serait donc l’État pour Google et pour Ahmed ?
Il y a soixante-dix ans, trois terroristes ont préconisé l’abolition de l’État : Adenauer, Schuman et Gasperi. Trois terroristes ! Trois subversifs ! Et nous sommes encore en train de parler d’État, qu’on défendrait avec les fleurs et avec les armes…. Essayez de demander à un jeune de vingt ans ce qu’est l’État : il ne vous comprendra pas. Pour un jeune de vingt ans, les seuls choses qui existent sont le village et le monde. Nous pourrions peut-être le convaincre de l’existence de l’Europe, puisque l’Europe dépasse les étroitesses des États.
Vous pensez donc qu’il est possible de construire un espace politique méditerranéen à partir d’un réseau de villes…
Pour nous ce réseau existe déjà, du moins, nous nous comportons comme si il existait déjà. Nous n’attendons pas la naissance d’une Union méditerranéenne : nous la vivons chaque jour, c’est l’essence de notre vie quotidienne.
Les migrants nous ont libéré de l’idée d’État, ils nous ont libéré de l’absurde et maudite loi du sang…. Une loi selon laquelle nous pensions que l’identité devait être liée à celle de nos parents. Maudits ! Je ne suis pas Sicilien parce que mon père et ma mère sont Siciliens. Je suis Sicilien parce que je l’ai choisi. Et lorsque nous finirons cet entretien, je vais pouvoir sortir d’ici et devenir Tunisien ou Juif, Allemand ou Hindou. C’est le message d’Ahmed le migrant. L’identité dérivant du sang a produit des génocides ; elle n’est pas compatible avec une Union européenne qui voudrait poursuivre l’intuition des trois terroristes que je viens de citer, mais qui, néanmoins, reste liée au slogan « les Italiens d’abord »…. ça ne marche pas !
Mes parents ont été très violents… Ils m’ont fait naître en Italie sans me demander la permission, sans mon autorisation. Ma patrie devrait donc être l’Italie ? Je ne veux pas que l’on m’impose ma patrie, je dois pouvoir la désigner ma patrie, et si je choisis l’Italie, ça compte double. Ce n’est que par amour et par liberté de choix que quelqu’un pourrait choisir comme propre patrie un pays qui a un hymne national si affreux… Stringiamo a coorte, siam pronti alla morte… 1 En revanche, puisque je l’ai librement choisie, je l’aime.
À propos de la culture, Palerme représente, d’un point de vue historique, architectural et artistique l’expression ultime du syncrétisme entre différentes cultures (arabe, normande…). Comment s’exprime l’identité méditerranéenne aujourd’hui, par rapport aux initiatives culturelles locales et à votre programme culturel ?
Palerme est une mosaïque. Toute initiative culturelle a une identité méditerranéenne. Il n’y a pas une seule initiative européenne qui ne soit pas contaminée par l’Afrique, une seule initiative africaine qui ne soit pas contaminée par l’Asie, et une seule initiative asiatique qui ne soit contaminée par l’Europe… Nous sommes un lieu de quotidienne contamination. Faites un tour dans la ville : du Coro Arcobaleno [chœur arc-en-ciel, ndlr] au Teatro Massimo, constitué par des jeunes de différents ethnies, à la vie de Ballarò, à l’affichage en arabe et en italien de tous les noms des rues… Cette contamination culturelle est partout.
En ce sens, d’où vient le concept de « Jardin Planétaire », logo de Manifesta 12, biennale nomade européenne hébergée par Palerme en 2018 ?
Nous avons conçu Manifesta comme une occasion de montrer non pas des œuvres d’art, mais de montrer la ville. Pour cela, nous avons choisi le concept du « Jardin Planétaire », allant de pair avec le logo de Palerme Ville de la Culture (2018) : quatre « P », en arabe, hébreux, grec et phénicien – nous sommes nés phéniciens, il y a trois-mille ans : de ce point de vue, nous sommes moyen-orientaux.
Nous nous sommes inspirés du livre de Gilles Clément, Le Jardin Planétaire, et, en particulier, du tableau de Francesco Lajacono, peintre paysagiste du XIXème siècle. Ce dernier a peint la campagne palermitaine en 1875 : campagne où il n’existe aucune plante autochtone. En Sicile, il n’y a pas de plante autochtone. Toutes les plantes existantes en Sicile sont nées dans un autre endroit. Pensez que le figuier, symbole de la Sicile, vient du Mexique : mais si vous dites à un sicilien que le figuier n’est pas sicilien, il va se vexer !
On revient à cette idée d’identité définie et dictée par le libre arbitre…
L’identité sicilienne a été mortifiée pendant cent ans, quand la mafia gouvernait Palerme. Puisque la mafia, comme tous les phénomènes de criminalité identitaire – identity based criminality, comme le nazisme allemand ou le terrorisme islamique – ne supporte pas les différences. Figurez-vous que, pendant les cent ans de gouvernement mafieux, aucun migrant n’a jamais été impliqué dans un délit de mafia. Même pas comme guet ! Ni comme chauffeur pour s’échapper ! Et jusqu’à mes trente ans, il n’y avait pas de migrants à Palerme. Les seules « migrantes » étaient les demoiselles distinguées, allemandes, autrichiennes ou suisses qui s’occupaient des enfants de la Palerme « bene » [la haute société palermitaine, ndlr]. J’ai moi-même été éduqué par une demoiselle allemande.
Depuis que la mafia ne gouverne plus Palerme, nous avons enfin retrouvé l’équilibre : en face de la mosquée, au lieu d’un pâle chrétien, nous retrouvons un musulman. L’harmonie s’est rétablie. Il y a quelques jours, l’Istat [Institut national de statistique] a reconnu Palerme comme la ville la plus sûre d’Italie. En deuxième place, loin derrière, se place Bologne.
Nous devons ainsi notre attrait à notre âme multicolore, et notre sécurité nous la devons aussi aux migrants ! Quand un musulman, disons, suspect de radicalisation, arrive à Palerme, les musulmans qui habitent ici, et qui se sentent chez eux, m’appellent, et j’appelle le questeur. Cela n’arrive pas dans les banlieues de Paris, dans les quartiers de Bruxelles…
Quel est le rapport entre la mairie de Palerme et les autorités portuaires ?
D’après la législation en vigueur, il y a un comité de gestion du port de Palerme où travaille un représentant du maire. Toutefois, c’est fondamentalement un organisme indépendant. Mais, avec les inscriptions au registre de l’état civil, je peux faire quelque chose contre le Décret Salvini, étant donnée ma compétence spécifique pour ce qui concerne l’état civil et la résidence. Pour le port je peux protester, mais je n’ai pas de compétences spécifiques.
Focalisons sur le Décret-loi (extrêmement controversé) « Sécurité et immigration » promulgué par Matteo Salvini et approuvé fin novembre 2018 2. Vous avez déclaré, début janvier, votre intention de ne pas appliquer ce décret et vous avez continué à signer et inscrire des immigrés à l’état civil. Vous vous imposez comme l’une des principales figures d’opposition à la politique de Salvini… Cette désobéissance civile est-elle dictée par votre interprétation de ce décret ?
Oui, c’est un article inhumain et anticonstitutionnel, et je ne l’applique pas. J’attends d’être jugé. Je ne cherche pas une tribune, je cherche un tribunal.
J’ai été le plus jeune professeur de droit constitutionnel en Italie. J’ai eu l’occasion de lire et étudier quelques articles de la Constitution… de ce point de vue, je sais exactement de quoi je parle. Il n’existe pas, en Italie, la possibilité pour un citoyen singulier de faire directement appel à la Cour Constitutionnelle et de dénoncer l’inconstitutionnalité d’une loi. Nous n’avons pas l’amparo de leyes des pays d’Amérique latine… J’ai donc besoin d’un procès pour soulever la question de la constitutionnalité du décret. Je suis désespérément en train de chercher quelqu’un qui soit prêt à me dénoncer, puisque je signe constamment au registre de l’état civil. Je signe en tant qu’officier de gouvernement, pour ne pas donner de responsabilité aux employés, qui pourraient avoir peur. Et je ne veux pas. Moi, je n’ai pas peur, parce que j’ai une vision : donc je ne peux pas être inquiet. La peur naît lorsque l’on n’a pas de vision.
Le maire de Naples, Luigi de Magistris, s’est aussi déclaré contre le décret Sécurité…
Oui, lui aussi partage la même idée, mais je suis en tête du peloton : parce que je signe des certifications au bureau de l’état civil. Tandis que Naples a fait une liste parallèle, qui n’est cependant pas une inscription au registre de l’état civil : ils ont distribué une liste où il registrent « ceux qui… » Cependant, la maire de Crema signe comme moi. Je l’ai rencontrée au Palazzo Marino, à Milan, avec Romano Prodi e Beppe Sala [maire de Milan, ndr], pour l’initiative des drapeaux européens du 21 mars. Elle s’est approchée et m’a dit « je signe comme toi, je signe comme toi, j’ai déjà signé ! »
Une des principales critiques adressées au décret Sécurité est le fait qu’il puisse augmenter la probabilité d’irrégularités et, par conséquent, d’illégalités…
C’est un décret criminogène : il produit du crime en transformant des personnes qui sont légalement présentes en Italie en présences illégales. Il leur enlève la résidence civile, empêche la police de modifier les actes, empêche l’administration fiscale de percevoir des impôts, empêche aux migrants d’avoir un contrat de travail et donc les oblige à travailler au noir.
Quel rôle a ou pourrait avoir la mafia ?
La mafia remercie Salvini pour cette situation de maintien des migrants dans l’illégalité. Elle le remercie en Libye également, car, avec le refus de permis de séjour, on alimente la mafia libyenne. Elle le remercie en Méditerranée, où les trafiquants prolifèrent ; elle remercie en Italie, où la situation d’irrégularité oblige une femme à subir les conditions de la prostitution. La femme dit non ? Pas de problème, il suffit de menacer d’appeler la police. Veux-tu louer une maison ? Tu dois payer telle somme, tu vas vivre dans un taudis et si tu protestes, la menace est la même. Tu veux travailler régulièrement ? Non, tu travailles au noir. Tu ne veux pas travailler au noir ? Pas de problème, j’envoie une lettre anonyme aux carabiniers, qui te renvoient dans ton pays. On se retrouve avec des criminels qui appellent la police ! C’est bien ce que j’appelle un phénomène criminogène. Dans tous les travaux au noir, les employeurs ont une arme de chantage qui s’appelle législation.
Il y a une norme du décret Salvini dont personne ne parle, qui est, à mon avis, la plus exécrable : celle qui établit que lorsque un ex-migrant devient un citoyen italien, comme moi, s’il a commis un crime, il peut perdre sa citoyenneté. Ceci ne se passe dans aucun pays démocratique. Cela va contre la fonction éducative de la peine, et transforme le détenu criminel en un invisible privé de droits…. Mais surtout, je vous demande : pour quel motif une personne qui était étrangère et est devenue italienne peut-elle perdre sa citoyenneté, tandis que il n’est pas possible de l’enlever à quelqu’un comme Bernardo Provenzano e Totò Riina ? Parce qu’ils ont du sang italien ? Ne retournons pas à la maudite loi du sang…
Sources
- « Ressemblons-nous en cohorte, nous somme prêts à mourir. »
- Le décret-loi « Sécurité Immigration » introduit une série de normes, parmi lesquelles : l’abrogation de la protection humanitaire, substituée par un permis de séjour pour les « cas spéciaux », qui limite le nombre de migrants ayant droit ; l’extension de la liste de crimes qui prévoient la révocation de la protection internationale ; l’exclusion du registre de l’état civil des demandeurs d’asile.