Jeroen van der Veer, ingénieur et économiste néerlandais, a occupé la fonction cruciale de PDG de la compagnie pétrolière et gazière Royal Dutch Shell de 2004 à 2009 – société qu’il a contribué à faire progresser vers davantage d’investissements verts et de transparence. Il est actuellement membre du conseil d’administration d’Equinor et président du conseil de surveillance de Phillips, Van der Veer est également un membre actif du Forum Économique Mondial (Davos) où il a notamment co-présidé le Global Future Council on Energy.
De votre point de vue, quelles sont les principales tendances des marchés mondiaux de l’énergie d’aujourd’hui ?
Pour répondre à cette question, il faut jeter un œil au mix énergétique global (en termes de consommation d’énergie finale) et à ses différentes composantes, et ce dans un marché mondial qui continue de croître. Sur la base d’une croissance juste en dessous de 2 % par an – soit une croissance plus faible que celle du PIB mondial –, on peut supposer que la demande énergétique va doubler dans les 50 prochaines années. On peut d’ores et déjà compter sur des économies d’énergie. Dès lors, la question est plutôt : quelle sera l’évolution de ce mix énergétique mondial qui continue de croître parallèlement à la demande ? On peut dire que les énergies renouvelables vont prendre de l’importance à la fois en volume et en parts de marché, que le charbon est supposé décliner – pas forcément maintenant, mais cela arrivera – car le coût total du charbon (c’est-à-dire son coût propre couplé au coût de la tarification du CO2) sera à long terme plus élevé que celui d’autres sources d’énergie comme l’éolien et le solaire. Le poids de la taxation carbone va donc rendre le charbon moins compétitif. Je n’ai pas encore fait mention d’autres composantes dont je pense qu’elles vont déterminer le futur mix énergétique. Le gaz naturel correspond à une part marché d’un peu plus de 20 % dans le mix énergétique actuel et cette part ne devrait pas varier. Néanmoins, sur les 50 prochaines années, à part constante mais sous un régime de croissance, le marché du gaz en valeur absolue sera bien plus important qu’il ne l’est aujourd’hui.
De nombreux analystes prédisent la fin de l’économie pétrolière tandis que d’autres anticipent l’avènement d’une « nouvelle économie du pétrole » dans laquelle les hydrocarbures liquides non conventionnels – en particulier le pétrole de schiste – joueront un rôle croissant dans la satisfaction de la demande et la stabilisation des prix. Quelle est votre position dans ce débat sur les changements structurels à venir de l’économie du pétrole ?
Lorsqu’il s’agit du pétrole, il n’y a pas vraiment de consensus, mais beaucoup de scénarios – à l’exception des plus extrêmes comme celui de Greenpeace – prédisent qu’en terme de quantité totale produite, le pic de production pétrolier serait atteint entre 2030 et 2040. Cela signifie que le pétrole perdra un peu de sa part de marché chaque année. Cela peut sembler surprenant, mais le pétrole représentait 40 % de l’énergie consommée dans le monde en 2004. En 2018 c’était 31 % : le pétrole a donc perdu environ 9 % en 15 ans. Si, par exemple, vous regardez 2050 en considérant que cette tendance baissière est maintenue, vous obtenez une demande pour le pétrole d’au maximum 20 %. Une telle tendance va se poursuivre et, bien sûr, ne s’arrêtera pas.
Pourquoi cette tendance se poursuivrait-elle ?
Notamment parce qu’il existe à présent des alternatives à l’utilisation du pétrole en matière de transport. Concernant le modèle de la « nouvelle économie du pétrole », je dirais que les sables pétrolifères vont entraîner une forte tarification du CO2, de sorte que leur extraction ne sera jamais réellement low cost. Existe l’option de la capture et du stockage du CO2 (CCS en anglais) mais, globalement, c’est encore relativement cher. Maintenant, s’agissant de l’usage du pétrole : le pétrole peut être utilisé pour la production d’électricité, ce qui n’est pas très judicieux étant donné qu’il existe de nombreuses alternatives. Le pétrole est aussi largement utilisé pour les transports, les voitures particulières ou le transport routier, surtout pour les transports de longue distance. Les voitures électriques arriveront, et pas seulement en Europe. Mais en Afrique, en Asie, aux États-Unis, au Canada et en Amérique du Sud, il restera des « voitures fossiles » dans les temps à venir. Les bateaux, surtout les plus gros, utiliseront probablement encore du pétrole bien que les GNL (gaz naturels liquéfiés) puissent représenter une alternative adéquate. Les appareils pour lesquels la demande de pétrole ne devrait pas décroître sont les avions : on peut améliorer leur efficacité énergétique, mais il y a du chemin d’ici à les rendre électriques. Et enfin, il y a le pétrole utilisé par l’industrie pétrochimique (plastiques) et les lubrifiants. Voilà les perspectives directrices de la future utilisation du pétrole, et elles sont la raison pour laquelle la demande en pétrole ne tombera pas à zéro – ou alors seulement à très long terme.
L’énergie nucléaire sera-t-elle plus importante en 2050 ? Restera-t-elle stable ?
Certains rapports indiquent que le futur du nucléaire devrait être assez bon avec une part de marché aux alentours de 10 % de la consommation globale d’énergie finale, grâce à la Chine qui construit de nouvelles centrales et à la France qui développe une nouvelle technologie fonctionnelle et plus sûre (l’EPR). Mais personne ne sait combien de réacteurs seront commercialisés dans les 30 prochaines années. Je n’ai aucun pronostic particulier pour les 10 à 20 prochaines années, mais au-delà les pays peuvent choisir d’augmenter ou de diminuer l’énergie nucléaire. Personne ne sait !
Shell a développé une division « Gaz Intégré » d’envergure mondiale. Quel rôle le gaz naturel va-t-il jouer dans le futur mix énergétique de l’Europe ?
À mon avis, à échelle mondiale, le gaz va conserver sa part de marché totale du fait de la combinaison entre la croissance rapide des gaz naturels liquéfiés (GNL), l’augmentation du nombre de gazoducs et le gaz de schiste. Si l’on pense au gaz d’un point de vue européen, on pense au gaz provenant de Russie, de Norvège et de la mer du Nord, des Pays-Bas, d’Algérie, et de petites poches en Irlande. Mais si l’on regarde l’ensemble, les tendances en Europe occidentale montrent que l’Europe va importer davantage qu’elle ne le fait aujourd’hui ; que l’approvisionnement norvégien va devenir de plus en plus insuffisant et que le choix sera alors entre la Russie ou la voie des gazoducs en provenance de l’Azerbaïdjan ou du Turkménistan – ce qui pose des questions complexes au vu des nombreux pays à traverser. L’Europe peut aussi obtenir son gaz d’autres pays nord-africains. Il faut aussi considérer les GNL. Ils peuvent être acheminés par voie maritime depuis le Moyen-Orient en passant par le Canal de Suez, ou à long terme depuis le Mozambique et la Tanzanie, ou depuis les USA avec le gaz de schiste. Les GNL ont à peine commencé à jouer un rôle en Europe, mais ils en auront un plus grand dans le futur, car une dépendance complète vis-à-vis de l’Algérie et de la Russie ne peut être souhaitable.
L’actuel PDG de la Royal Dutch Shell, Ben van Beurden, a demandé au Royaume-Uni d’anticiper son interdiction relative à la vente de nouvelles voitures à essence ou diesel prévue pour 2040. Une telle révolution mobilitaire est-elle un objectif atteignable compte tenu des difficultés d’accessibilité rencontrées par les citoyens aux revenus modestes ?
Je pense que les voitures électriques, perçues à leur stade de développement initial, peuvent apparaître comme des innovations lentes et frustrantes. Les acteurs politiques ont tendance à surestimer ce qui peut advenir sur le court terme, mais après 10 ans de lutte, le paysage commence à changer. Les voitures électriques deviennent plus commercialisables, plus largement acceptées, et il en résulte un développement technologique encore plus rapide. Aucun son de cloche n’annonce que l’on va assister à un décollage important. Cependant, si l’on prend le cas des voitures particulières, il est plus logique d’avoir des voitures électriques dans les capitales telles qu’Amsterdam ou Paris, où il est possible de les recharger la nuit et de les utiliser pendant la journée. Après cette première tendance, d’autres émergeront, comme par exemple les fourgons de livraison locaux, ce qui est très logique dans les grandes villes. Ils présentent également l’avantage d’émettre moins de polluants localement, comme les oxydes d’azote et les particules fines. Jusqu’ici tout va bien, mais il faut regarder la manière dont l’électricité qu’ils utilisent est produite. Si elle dépend du charbon, ce n’est pas très judicieux. S’il y a un nombre important de voitures particulières électriques, il faut augmenter drastiquement la production d’électricité et les capacités du système de distribution. Tout cela est-il possible seulement à partir de l’éolien et le solaire ? Faudrait-il un back-up reposant, par exemple, sur l’électricité nucléaire ?
À cet égard, comment le problème du futur équilibre offre-demande devrait-il être traité ?
Pour faire se rencontrer l’offre et la demande, il faudra probablement avoir recours aux réseaux intelligents (smart grids) – de façon à ce qu’en cas d’insuffisance de l’offre dans le réseau, l’électricité supplémentaire de la batterie de votre voiture ou de votre maison puisse l’alimenter, et réciproquement. Il faut que les réseaux de distribution et les lignes électriques urbaines puissent s’adapter pour gérer une telle hausse de la demande d’électricité. Il est possible de s’adapter à un certain nombre de voitures électriques, mais beaucoup d’investissement doit être réalisé pour renforcer les réseaux de distribution d’électricité ; nous devons y être prêts. D’un autre côté, le transport routier longue distance va continuer à représenter une part importante de l’utilisation du pétrole, mais dans ce domaine, c’est le rôle des gouvernements qui est majeur.
Jusqu’à quel point les gouvernements devraient-ils être impliqués dans cette transition ?
La question est la suivante : devraient-ils la confier aux forces du marché ou devraient-ils aider le changement à advenir ? Personnellement, je pense que l’aide publique est toujours une bonne idée dans un premier temps. Mais il y a un problème à côté duquel il ne faut pas passer. Regardez la France où, par exemple, les impôts indirects sur l’essence et le diesel sont élevés : le gouvernement va bientôt perdre la manne de ces impôts indirects alors que, dans le même temps, il subventionne les voitures électriques. Cela est contradictoire en terme de finances publiques, car le nombre de voitures « fossiles » va diminuer rapidement et le nombre de voitures électriques augmenter, ce qui va également demander une accélération des investissements en faveur des nouvelles infrastructures requises pour soutenir une électrification plus poussée. Au final, après avoir été très enthousiastes aux commencements, les décideurs publics doivent commencer à réfléchir à plus long terme : ils pourraient se retrouver face à certaines préoccupations quant à la manière de faire advenir la transition énergétique.
Existe-t-il un « avenir proche » lorsque l’on parle de transition énergétique et de la mobilité ?
Je pense qu’il est quelque peu dangereux de faire des prévisions pour 2040 en 2019. Si je regarde les scénarios que Shell a élaborés il y a 20 ans, certaines choses sont exactes mais il y en a d’autres que nous n’avions pas anticipées. Par exemple, Shell n’avait pas vu venir le développement à grande échelle de l’industrie du gaz et du pétrole de schiste, qui est devenu très importante ultérieurement, ni n’avait prédit que les prix du pétrole seraient aujourd’hui si volatiles. Il faut donc s’imaginer que les erreurs de prospective d’aujourd’hui auront un certain impact sur la situation en 2040. Par conséquent, je pense qu’il vaut toujours mieux dire quelque chose comme : il y aura une volonté de laisser tomber les voitures à pétrole ; nous allons faire tout notre possible en ce sens ; et ensuite, indiquer des objectifs plus spécifiques comme l’automobilité urbaine. Et il faut donner des lignes directrices à l’industrie automobile, car elle doit faire des investissements très importants pour la construction de voitures électriques. Certes, je ne suis pas heureux de dire que je ne suis sûr de rien à propos de 2040, mais ce n’est pas une raison pour ne rien faire dès à présent.
De nombreux analystes affirment qu’avec le développement des énergies renouvelables, les compagnies gazières et pétrolières risquent de se retrouver avec de nombreux « actifs échoués » (stranded assets). La menace est-elle réelle, et dans quelle mesure ces grandes entreprises devraient-elles s’assurer de la résilience de leurs finances et portefeuilles ?
Les actifs échoués peuvent être un problème si vous vivez en Arabie Saoudite, ou si vous avez des réserves de pétrole et de gaz de schiste pour 200 ans et que vous les inscrivez dans vos livres de comptes. Mais si l’on regarde le portefeuille des compagnies gazières et pétrolières telles qu’Exxon, Shell ou Total, la plupart de leurs champs pétroliers sont en développement ou sont déjà productifs, et ces champs ne dureront pas éternellement. On peut dire que sur l’ensemble des réserves inscrites dans les livres de comptes, plus de 80 % sont vouées à être exploitées dans les 20 prochaines années ou presque. L’idée que de telles réserves puissent être abandonnées au titre d’actifs échoués me paraît naïve. Mais si vous êtes l’Arabie Saoudite et réfléchissez au budget national que vous aurez dans 100 ans, vous pouvez penser : « tout ira pour le mieux, nous avons tellement de pétrole ! ». Mais la transition énergétique et le déclin de la demande en pétrole adviendront coûte que coûte, et cela doit faire réfléchir.
Actuellement, quelle est la stratégie des grandes compagnies gazières et pétrolières ?
Il y a plusieurs interrogations relatives à cette stratégie. Vont-elles se tourner vers les réseaux de distribution ou vers la production d’électricité ? Quelle production ? L’éolien, le solaire, un mélange des deux ? Vont-elles vendre de l’électricité ? À qui ? D’autres compagnies font de gros efforts sur les produits chimiques pour produire des matériaux de pointe. C’est la première question à se poser pour les grandes entreprises.
En théorie, il n’y a pas de business model unique. Je ne crois pas au « nous faisons du pétrole et du gaz parce que nous sommes bons à cela et continuerons donc ad vitam. » Je crois en les compétences dont les grandes entreprises disposent et qu’elles peuvent mobiliser pour accélérer la transition énergétique. Si vous confiez la transition énergétique aux start-ups and aux petits développeurs d’éolien, c’est très bien, mais on va plus lentement car vous ne tirez pas profit de certaines des compétences des grandes entreprises, comme la capacité d’augmenter considérablement les investissements et la fiabilité dans l’exécution de projets.
Lorsque je suis devenu PDG de Shell en 2004, nous avions déjà lancé notre activité dans les énergies renouvelables. Nous avons constaté que nous ne pouvions pas nous lancer dans tous les types d’énergies renouvelables ; nous ne savions pas dans lesquelles nous étions bons. Nous avons donc démarré avec l’hydrogène, le solaire, l’éolien et les biocarburants. Shell était – et est toujours – performant dans le secteur des biocarburants, particulièrement au Brésil. Sans être l’un des plus gros, Shell et aussi un acteur relativement important dans le secteur éolien. L’hydrogène est un défi, mais qui reste intéressant sur le long terme. Et nous n’étions pas bons dans la fabrication de panneaux photovoltaïques. Au final, dans le domaine des énergies renouvelables, on doit constamment faire des choix par rapport à ses forces principales. Même avant que je devienne PDG de Shell, l’idée que le gaz naturel et les GNL constitueraient un jour une part importante du mix énergétique était déjà inscrite dans l’ADN de l’entreprise depuis environ 40 ans. Ce n’est donc pas un hasard si Shell vend à présent plus de gaz que de pétrole. C’est pourquoi je pense qu’au vu des changements qui ont conduit le gaz à constituer aujourd’hui la plus grosse partie de leur activité globale, les entreprises comme Shell devraient dorénavant être qualifiées de grandes compagnies gazières plutôt que de grandes entreprises pétrolières.
De quelle manière Shell se démarque-t-elle d’autres grandes entreprises pétrolières, comme Total, qui sont également en train de diversifier leurs activités énergétiques en investissant dans les énergies renouvelables et dans des actifs du secteur de l’électricité ?
Je ne porte plus la parole de Shell. Mais, en regardant derrière moi, ma philosophie quant à la stratégie de l’entreprise était de construire un futur fondé sur de grands marchés. En second lieu, j’ai incité Shell à acquérir des compétences ou des avantages uniques de nature extensible qui allaient dès lors être importants. L’objectif global était d’utiliser notre solide réseau international.
Pour illustrer cette idée, prenez les biocarburants : si l’on est déjà solide dans les réseaux d’essence mondiaux – et Shell a une très grande part de marché dans le secteur de l’essence –, alors inclure les biocarburants dans cette activité est logique. C’est exactement ce que nous avons fait. L’énergie éolienne fournit un autre exemple idoine. Même si nous avons d’abord hésité à investir dans l’énergie éolienne du fait que nous ne voyions pas ce que Shell pourrait apporter à ce secteur, notre stratégie était de faire appel à notre expérience dans la construction et l’exploitation de plateformes pétrolières offshore pour développer des projets éoliens offshore – en effet, l’éolien offshore était une activité très technique sur laquelle peu d’autres entreprises étaient bien positionnées. Notre investissement dans les activités hydrogènes était aussi un choix d’évolution très logique puisque nous utilisions beaucoup d’hydrogène dans nos raffineries et dans les industries chimiques. Cependant, nos tentatives de développer une activité solaire ont mal tourné car cela correspondait mieux à une industrie de type manufacturière – un domaine dans lequel Shell n’avait pas de véritables compétences.
Ces exemples montrent comment Shell a conduit la diversification de ces activités : parier sur des marchés futurs ; se focaliser et capitaliser sur les capacités les plus solides de l’entreprise.
Des données récentes publiées par Reuters montrent que les plus grandes entreprises gazières et pétrolières n’ont dépensé en cumulé qu’environ 1 % de leurs budgets 2018 dans des énergies renouvelables propres, Shell se distinguant comme « green leader » en détenant le record de 6,6 %. Est-il possible pour les grandes compagnies gazières et pétrolières de concilier les préoccupations actionnariales de court terme avec des enjeux de plus long terme tels que le changement climatique ou la transition énergétique ? Quel est le rôle des PDG des secteurs gazier et pétrolier dans l’accommodation de ces objectifs parfois divergents ?
Il faut rappeler que même si les compagnies gazières et pétrolières se mettent à investir beaucoup plus dans les énergies renouvelables, c’est une erreur de partir du principe que la demande en énergies renouvelables va elle aussi subitement augmenter. La demande augmentera si la compétitivité des prix est meilleure, et cela prend du temps. C’est ce que beaucoup de gens ne comprennent pas. Pour l’heure, la situation énergétique mondiale continue de justifier d’importants investissements dans le pétrole et le gaz. Et le pétrole et le gaz constituent une industrie très mouvante : si vous construisez un parc éolien, il peut fonctionner pendant environ 20 ans ; mais si vous investissez dans un champ pétrolier, il peut fonctionner pendant six ou sept ans (dans le Golfe ou au Mexique) voire moins (pour le pétrole de schiste). Par conséquent, le coût des investissements rapporté aux périodes de production varie beaucoup entre les projets d’hydrocarbures ou d’énergies renouvelables – par exemple, le pétrole de schiste demandera des investissements continus, alors que les parcs éoliens ne requerront pas beaucoup plus que l’investissement initial.
Si vous regardez ensuite le volume total des investissements, toutes les entreprises énergétiques (celles du pétrole et du gaz incluses) ont rapidement augmenté leurs investissements dans les énergies renouvelables, mais une hausse drastique n’aura lieu que s’il en résulte des produits viables d’un point de vue commercial – il n’y a tout simplement aucun intérêt à investir plus d’argent dans des projets dont vous pensez qu’ils ne rencontreront aucune demande non subventionnée, comme cela est le cas avec certains marchés des énergies renouvelables. Enfin et surtout, ce n’est que depuis les toutes dernières années que la croissance des marchés mondiaux des renouvelables a accéléré : si vous regardez les 10 dernières années, le marché de l’investissement dans les renouvelables n’a pas fourni suffisamment d’opportunités comparé aux marchés de l’investissement dans les industries du pétrole et du gaz. Cependant, comme on l’a dit, il semble que nous soyons aujourd’hui plus proches d’une hausse rapide des énergies renouvelables. L’investissement va donc augmenter de manière importante dans les années à venir.
Au final, il y a des changements ! On le voit nettement : les investissements dans le pétrole et le gaz ont diminué au cours des dernières années ; dans le même temps, l’investissement dans les énergies renouvelables continue de croître. Au fil du temps, les grandes entreprises du pétrole et du gaz vont donc forcément augmenter la part de leurs investissements dans les énergies renouvelables – c’est ce que je prévois. Les actionnaires comme BlackRock en ont pris conscience, particulièrement les chefs de leurs comités exécutifs. Ces corps exécutifs partagent la vision des leaders industriels du pétrole du gaz à deux égards : sur le fait que le but n’est pas forcément un retour sur investissement immédiat ; sur le fait que si les compagnies gazières et pétrolières investissaient dans la transition énergétique, cela devrait être fait dans des projets où l’actionnariat peut générer de la valeur sur le long terme. D’où la nécessité pour les grandes entreprises de l’énergie de trouver des stratégies capables d’englober le long terme, c’est-à-dire qui peuvent générer du profit de manière durable.
Qu’est-ce qu’un bon leader dans l’industrie du pétrole et du gaz ?
C’est uniquement une question de travail d’équipe ! Lorsque j’ai été nommé PDG de Shell, j’ai commencé à évaluer les points forts de l’entreprise : une technologie excellente, des réseaux internationaux bien établis et un bilan comptable solide. J’ai choisi de considérer la transition énergétique comme l’une des plus grandes opportunités car nous étions en pole position pour entreprendre des choses nouvelles. Les gens pensent souvent à tort que « les compagnies gazières et pétrolières vont protéger leur place historique. » Ce n’est pas du tout la manière dont j’ai conçu les choses ni celle dont je les ai expérimenté dans ma gestion quotidienne de Shell. En dépit des défis et incertitudes qu’elle implique, mes confrères dirigeants de firmes gazières et pétrolières ont également vu la transition énergétique comme une opportunité de premier ordre. Et je pense que nous serions tous très fiers si nos entreprises pouvaient revendiquer leur part de ce nouveau secteur d’activité.
Les grandes entreprises énergétiques européennes devraient-elles assumer un rôle plus actif dans la transition énergétique ? D’après votre propre expérience en tant que PDG de Shell, comment ces grandes entreprises collaborent-elles avec les gouvernements et décideurs de l’Union européenne dans l’élaboration de politiques énergétiques et environnementales ?
Les grandes entreprises européennes de l’énergie jouent un rôle crucial dans la transition énergétique. Regardez, par exemple, le Forum Économique Mondial de Davos duquel toutes les grandes entreprises européennes de l’énergie sont des membres actifs. La manière habituelle dont les entreprises de l’énergie collaborent avec les gouvernements européens – je préfère le mot « coopérer » – consiste à promouvoir des scénarios énergétiques pour l’UE et à adopter elles-mêmes ces scénarios comme base de travail ces scénarios. Les think-tanks apportent également une contribution précieuse.
En tant que PDG de Shell, je rencontrais régulièrement de nombreux ministres et hauts fonctionnaires européens. C’était il y a plus de dix ans et nous avions déjà des discussions substantielles sur la transition énergétique. Dans une perspective plus globale, en ce qui concerne la manière dont les grandes entreprises énergétiques devraient se positionner dans les sphères sociales et politiques européennes de demain, je pense que ces entreprises devraient prioriser la performance. Mais au final, ce sont les gouvernements qui doivent garder la main sur les choses : les entreprises de l’énergie doivent toujours faire leur possible pour fonctionner dans le cadre légal tel qu’il est établi par les autorités.
En Europe, les entreprises de l’énergie peuvent donner des perspectives et des informations sur les conséquences possibles des politiques de l’environnement et de l’énergie conçues par les experts et mises en œuvre par les gouvernements. En effet, de mon point de vue, informer les décideurs – et parfois même les ministres – fait partie des devoirs des entreprises envers la société. Cependant, je pense également que les entreprises devraient conserver un certain sens de la modestie : je considère qu’il y a une différence radicale entre proposer des analyses et dicter le contenu des politiques publiques. Et en retour, avoir construit cette relation conduit à espérer que les hauts fonctionnaires puissent mieux comprendre comment élaborer certains types de normes et de réglementations. Voilà la recette de la complémentarité ; c’est comme cela que les rôles devraient être joués. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours été réticent à exprimer mes opinions politiques en tant que PDG : cela ne correspond pas à mon modèle mental. Mon rôle devait être plus modeste.
Au sujet de la tarification du carbone par les États Européens, vous êtes un des défenseurs de l’actuel Système Européen d’Échange des Quotas d’Émission (EU-ETS en anglais). Vous avez également appelé à plusieurs reprises à la création d’une « banque centrale européenne pour les quotas d’émission », ce qui pourrait apporter une plus grande sécurité des prix et ainsi stimuler l’investissement dans les technologies de réduction des émissions par les entreprises énergétiques et les industries énergivores. Comment évaluez-vous les progrès réalisés dans la conception de l’EU-ETS, et quels sont les grands défis restant à relever ?
Je suis un fervent défenseur de l’ETS et suis très déçu que son démarrage ait été si lent. À présent, c’est un peu mieux, mais le prix du carbone aurait dû être beaucoup plus élevé. La raison pour laquelle le prix du CO2 a légèrement augmenté est que la délivrance de permis d’émission est maintenant davantage contrôlée – une modalité d’organisation qui va dans la direction du concept de banque centrale des droits d’émission, ce pour quoi je milite depuis de nombreuses années.
Mais, bien sûr, l’essence du concept de banque centrale reste d’avoir une entité unique agissant dans le cadre d’un mandat et qui puisse réagir plus rapidement que le système actuel. Tant bien que mal, nous sommes effectivement allés dans cette direction, mais manquons toujours d’une entité efficace et réactive pour influencer le prix du carbone en Europe. Quelles que soient les solutions qui seront retenues au sein de l’UE, je persiste à croire que le prix actuel du carbone – qui approche maintenant 25 dollars par tonne de CO2 – est toujours beaucoup trop bas.
Quant au futur de l’ETS, je pense qu’il y a maintenant un véritable consensus entre les ministres européens pour dire que le prix devrait être plus élevé. Un deuxième point de concorde est qu’une partie importante de la solution réside principalement dans les mains des gouvernements, car des progrès significatifs seraient réalisés si ceux-ci limitaient de concert la délivrance des permis d’émission. Un troisième point de consensus est que la question de la politique des permis exige avant tout un engagement collectif : pour que le système soit efficace, aucun pays ne doit pouvoir bénéficier d’exceptions.
Quelle est votre analyse de la crise des « gilets jaunes » en France, déclenchée par une hausse des taxes sur les carburants, pourtant inscrite parmi les objectifs de la transition énergétique française ? Plus largement, en matière de politiques environnementales, de quelle façon décideurs et gouvernements pourront-ils résoudre le double défi de justice sociale et de stabilité politique posé par la fiscalité du carbone ?
Si vous procédez à un calcul élémentaire et regardez, sur une base mensuelle, l’excédent que les gens auraient eu à payer pour le supplément de taxes sur l’essence ou le diesel, vous obtenez un très petit montant. Il se peut bien que ce montant très faible ait été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, mais cela n’est sûrement pas la raison principale du déclenchement des manifestations. Le mouvement des gilets jaunes montre simplement qu’une part importante de la population pense que ses revenus ou ses perspectives économiques futures ne se sont pas améliorés au cours des 20 dernières années. Voilà pourquoi cette situation est si difficile à appréhender. En effet, d’un côté, le pouvoir d’achat n’a que légèrement augmenté (si tant est qu’il ait augmenté) et, d’autre part, les gens perçoivent que le gouvernement est incapable d’agir alors que son vrai combat consiste à accroître les recettes de l’État. Partant, les causes latentes de la crise des gilets jaunes ne vont pas être évacuées facilement. Nous devons nous attendre à de plus en plus d’insatisfaction. Tout est une question de revenu disponible, d’énergie, d’environnement, de soins de santé, d’éducation, et d’incertitudes subjectives quant au futur. Pour conclure, l’énergie n’est donc qu’une composante d’un plus large faisceau de défis auxquels il reste à s’atteler.