Pékin. Les difficultés à répétition que rencontre l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la Soie – en anglais Belt and Road Initiative ou BRI – sont amplement rapportées par les médias occidentaux. Elles se déclinent en plusieurs variantes : projets d’infrastructure suspendus en Malaisie 1 et au Myanmar 2, dettes non soutenables au Sri Lanka 3 et au Venezuela 4, renégociations annoncées aux Maldives 5 et peut-être au Pakistan 6. Dans le même temps, le scepticisme occidental vis-à-vis des ambitions chinoises s’affirme de plus en plus : condamnations sans appel des Nouvelles Routes de la Soie par le vice-président américain Mike Pence en octobre 2018 7, puis par le milliardaire philanthrope George Soros au dernier Forum de Davos 8.

Un article du politologue Minxin Pei dans Asian Nikkei Review suggère même que la BRI a cessé d’être viable dans sa forme actuelle, et que les autorités chinoises vont devoir se résoudre à y renoncer graduellement 9. Pei voit en particulier une contradiction entre le coût financier des projets extérieurs subsumés sous la BRI et la fragilisation des comptes publics chinois : pressions négatives sur les réserves de devises depuis 2015 et baisse des recettes fiscales dans un contexte d’augmentation des dépenses sociales.

L'Europe et les nouvelles routes de la soie

Si la lecture de l’article de Minxin Pei est stimulante, ses prédictions semblent reposer sur un malentendu – au demeurant très courant, y compris en Chine même – sur l’origine du financement des projets estampillés “BRI”. À lire son propos, on pourrait croire que la BRI est financée principalement par le budget du gouvernement central, ou par les réserves de devises, or c’est loin d’être le cas. Comme l’explique Alice Ekman et ses co-auteurs dans un rapport de l’IFRI sur les Nouvelles Routes de la Soie, ce sont bien les banques publiques chinoises – banques de développement et banques commerciales – dont a été issu jusqu’ici 97 % du financement de la BRI 10. Concrètement, un projet représentatif de la BRI voit une entreprise publique chinoise investir dans la construction d’une infrastructure dans un pays hôte, appuyée par un financement bancaire public chinois, le cas échéant avec une garantie supplémentaire des autorités du pays hôte. Dans un tel scénario, à aucun moment les recettes fiscales des administrations chinoises ne sont directement engagées.

Parmi les banques publiques chinoises concernées au premier chef par la BRI, deux en particulier méritent l’attention : la China Development Bank (CDB) et l’Export-Import Bank of China (Exim Bank). Selon leurs rapports annuels, ces deux institutions représentaient en actifs, fin 2017, pas moins de $2300 milliards et $540 milliards respectivement 11. La CDB, notamment, a vu dès 2014 son portefeuille de prêts extérieurs dépasser celui de la Banque mondiale 12. Sous l’égide de Chen Yuan, à sa tête de 1998 à 2013, elle a connu une croissance organique de ses opérations, conjointement à des injections répétées de capitaux de la part de la banque centrale, assumant un rôle toujours plus décisif dans la stratégie économique chinoise. Une étude de Henry Sanderson et Michael Forsythe rend compte de cette trajectoire institutionnelle remarquable de la CDB, tissant réseaux du Parti, développement intérieure du pays et géopolitique globale 13.

Il faut souligner que des institutions financières publiques telles que CDB et Exim Bank, de même que les grandes banques commerciales chinoises – à l’image de l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC) – sont conçues pour opérer sans soutien budgétaire direct, c’est-à-dire sans engager les recettes des impôts. En cas de fragilité ou même de crise, c’est à la banque centrale (la Banque populaire de Chine) qu’il revient de mettre en œuvre un sauvetage éventuel, au moyen de ses actifs propres et de ses capacités de monétisation. Les fluctuations bancaires sont d’ailleurs une occurrence régulière en Chine : ainsi en 2014, dans un contexte de ralentissement du crédit domestique, la CDB s’est vu imposée une baisse de ses activités de prêt ; cela n’a pas empêché, l’année suivante, la banque centrale de lui injecter des capitaux supplémentaires fléchés vers des investissements “BRI” 14.

Où l’on voit que le système bancaire public étaye les Nouvelles Routes de la Soie, leur garantissant une source de financement durable pourvu que les autorités chinoises continuent d’approuver l’orientation de crédits vers les projets correspondants. Si plusieurs échecs sur le terrain appellent sans doute une remise en cause des méthodes opérationnelles de la BRI, les aléas présents ou futurs de la fiscalité ou des réserves de devises du gouvernement ne sauraient suffire à justifier un renoncement au programme global. Une donnée structurante de la politique économique extérieure de la Chine est bien la mobilisation systématique, à des fins simultanément politiques et économiques, d’un puissant réseau d’institutions financières publiques.

Perspectives

  • Le second forum mondial des Nouvelles Routes de la Soie se tiendra à Pékin le 26-27 avril 2019. Le premier avait eu lieu en mai 2017.
  • Malaisie : à l’initiative du Premier Ministre Mahathir Mohamad, des négociations sont en cours avec la Chine pour revoir à la baisse l’échelle des projets d’infrastructure de la BRI dans le pays.
  • Maldives : le gouvernement d’Ibrahim Mohamed Solih a déclaré son intention de demander formellement à la Chine de réduire sa dette de $3 milliards, contractée au titre de garanties à des projets de la BRI.
Sources
  1. The Diplomat, “Malaysia’s canceled Belt and Road Initiative projects and the implications for China”, 27 août 2018.
  2. Financial Times, “Myanmar puts Beijing-backed hydropower dam into limbo”, 29 janvier 2019.
  3. New York Times, “Sri Lanka, struggling with debt, hands a major port to China”, 12 décembre 2017.
  4. Wall Street Journal, “China rethinks its alliance with reeling Venezuela”, 11 septembre 2016.
  5. Financial Times, “The Maldives counts the cost of its debts to China”, 10 février 2019
  6. The Guardian, “Warning sounded over China’s ‘debtbook diplomacy’”, 15 mai 2018.
  7. Discours prononcé au Hudson Institute le 4 octobre 2018 – traduit par le Grand Continent.
  8. Discours prononcé à Davos le 24 janvier 2019 – traduit par le Grand Continent.
  9. Pei, Minxin, “Will China let Belt and Road die quietly ?”, Nikkei Asian Review, 15 février 2019.
  10. Ekman, A. et al, La France face aux Nouvelles Routes de la Soie, Paris, Institut français des Relations internationales, octobre 2018, pp. 39–40.
  11. Rapport annuel disponible sur le site de la China Development Bank.
  12. Financial Times, “China becomes global leader in development finance”, 18 mai 2016.
  13. Sanderson, H. et Forsythe, M., China’s superbank : Debt, oil and influence – How China Development Bank is rewritting the rules of finance, Singapour, Wiley, 2013.
  14. Reuters, “China central bank to inject $48 billion into China Dev Bank : Sources”, 17 juillet 2015.