Pékin. Si la politique industrielle de la Chine brasse de très nombreux domaines, nul ne semble aujourd’hui plus décisif à ses yeux que celui des puces électroniques, également connues sous le nom de circuits intégrés. Ces composantes clés, qui reposent sur la maîtrise de matériaux semi-conducteurs (tels que le silicone) se retrouvent au cœur de très nombreux équipements : infrastructures de télécommunications, ordinateurs, smartphones, véhicules intelligents, objets connectés, etc. Or la Chine se voit en situation de forte dépendance vis-à-vis de l’étranger pour son approvisionnement : en 2016 ses importations de semi-conducteurs se sont ainsi élevées à $227 milliards, plus que ses importations de pétrole. Il se trouve que les entreprises mondialement dominantes dans ce secteur sont à ce jour américaines (Intel, Qualcomm, Broadcom), sud-coréennes (Samsung, SK Hynix) et taïwanaises (TSMC, Mediatek).
La Chine ambitionne de maîtriser à terme l’intégralité de la filière des circuits intégrés les plus avancés, allant de la conception à la production en passant par les équipements de fabrication. Un plan sectoriel lancé en 2014, dont les détails n’ont pas été publiés, aurait assigné entre $100 et $170 milliards à cet objectif sur dix ans 1 2. Les circuits intégrés se trouvent par ailleurs mentionnés comme priorité dans le programme industriel Made in China 2025, dévoilé en 2015 3. La Chine a ainsi, ces dernières années, cherché à cultiver ses propres champions nationaux à grand renfort de subventions et de crédits publics : Semiconductor Manufacturing International Corporation (SMIC), Tsinghua Unigroup (firme affiliée à l’Université Tsinghua) ou encore HiSilicon (filiale de Huawei).
Les vicissitudes de la relation sino-américaine depuis deux ans ont fait prendre à la stratégie chinoise en matière de circuits intégrés une tournure plus impérative et plus urgente. En janvier 2017, alors que Barack Obama s’apprête à quitter la Maison blanche, son Council of Advisors on Science and Technology lui remet un rapport qui s’en prend nommément à la politique industrielle chinoise et appelle à des interdictions à l’export de matériel de haute technologie en vue de “garantir le leadership américain de long terme sur les semi-conducteurs” 4. Une fois au pouvoir, Donald Trump choisit de bloquer plusieurs opérations de fusion-acquisition dans le secteur, jugées trop favorables aux intérêts chinois. Surtout, en avril 2018, le supply ban prononcé par le Département de la Justice américain à l’encontre de l’équipementier chinois ZTE, l’interdisant de s’approvisionner aux États-Unis, manque de mettre en faillite l’entreprise et fait éclater au grand jour la dépendance chinoise vis-à-vis des puces électroniques de fabrication étrangère 5.
Quand bien même le supply ban envers ZTE est levé par les États-Unis en juillet, cette affaire, plus que toute autre, aurait provoqué une onde de choc au sein des élites chinoises alertées au sujet de la vulnérabilité technologique de leur pays – avec pour effet premier de rehausser encore d’avantage la nécessité du rattrapage industriel dans le champ des semi-conducteurs. En tournée dans le nord-est chinois en septembre 2018, Xi Jinping semble en tirer les conséquences lorsqu’il déclare devant un parterre d’ouvriers que “le protectionnisme commercial” du reste du monde doit conduire la Chine à “emprunter la voie de l’auto-suffisance” (zi li geng sheng, 自力更生 –une expression associée de près au maoïsme) 6. Bien loin d’amener la Chine à renoncer à sa politique industrielle, il semblerait que l’intransigeance des États-Unis en matière technologique ait poussé le pays à adhérer plus que jamais à son modèle, porté depuis une quinzaine d’années, d’“innovation autochtone” (zizhu chuangxi, 自主创新) 7. Il est cependant peu probable qu’un regain de moyens et de volonté suffise à court terme pour projeter les entreprises chinoises au premier rang mondial des circuits intégrés. Si quelques firmes chinoises sont parvenues dernièrement à produire des semi-conducteurs haut de gamme, elle sont encore très loin de maîtriser la fabrication des équipements de pointe nécessaires au processus de production 8.
Perspectives
- Le dénouement du feuilleton judiciaire Huawei – déclenché par l’arrestation à Vancouver en décembre 2018 de sa directrice financière Meng Wanzhou sur demande américaine – est susceptible de donner lieu à l’imposition d’un supply ban sur l’entreprise, l’interdisant de s’approvisionner en circuits intégrés sur le marché américain.
- Face à l’accélération du programme de rattrapage technologique chinois en matière de circuits intégrés, les firmes étrangères dominantes sur le marché global préparent leurs réponses. Le géant sud-coréen Samsung a ainsi annoncé, en août 2018, un plan d’investissement massif de $120 milliards sur trois ans ciblé sur le secteur.
Sources
- The Economist, “China – Semiconductors : Chips on their shoulders”, 23 janvier 2016.
- New York Times, “Using cash and pressure, China builds its chip industry”, 26 octobre 2014.
- Conseil des Affaires de l’État de la République populaire de Chine, 《中国制造2025》(Made in China 2025), publié le 8 mai 2015.
- Executive Office of the President of the United States, “Report to the President : Ensuring Long-Term U.S. Leadership in Semiconductors”, janvier 2017.
- Financial Times, “China raises alarm over its dependency on imported chips”, 18 juillet 2018.
- Agence Xinhua, “习近平 : 装备制造业练好“内功”才能永立不败之地” [“Xi Jinping : c’est en puisant en elles-mêmes que les industries d’équipement deviendront invincibles”], 26 septembre 2018.
- BIRONNEAU Romain (dir.), China Innovation Inc. : Des politiques industrielles aux entreprises innovantes, Paris, Presses de Sciences Po, 2012.
- Financial Times, “China vulnerable in war with US over computer chips”, 3 décembre 2018