Nous voudrions débuter cet entretien par la question de la citoyenneté et de sa spécificité. Qu’est-ce qui différencie la citoyenneté européenne de la citoyenneté nationale ? La citoyenneté européenne est-elle un exemple de citoyenneté à l’état pur comme le pensait Habermas, sans tensions avec une identité historique ?
Oui, c’est en effet l’idée d’Habermas. Mais la seule expérience historique dont nous disposons est celle d’une citoyenneté qui s’exerce à l’intérieur de la nation, c’est-à-dire grâce aux liens qui préexistaient à la naissance de la nation au sens moderne du terme, à savoir la nation démocratique fondée sur la citoyenneté. Pour la France, il y a débat entre les historiens, mais ils font remonter la naissance de la conscience nationale à la guerre de Cent ans, voire plus tôt, au XIIIème siècle. Les liens nationaux unissaient par leur histoire et leur culture commune ceux qui sont devenus les citoyens d’une même entité politique. Nous n’avons jusqu’à présent pas d’exemple d’une démocratie au sens moderne du terme qui ne soit pas nationale.
Cette expérience européenne d’une citoyenneté supranationale est donc unique dans l’histoire…
L’argument historique est un argument fort, parce que, s’agissant des problèmes de l’organisation des sociétés humaines, on ne peut séparer les idées de leur application. On ne peut pas négliger le fait que la citoyenneté a été appliquée dans le cadre national.
D’autre part, à côté de l’argument historique, il y a un argument plus théorique qui rappelle que c’est un régime fragile. La citoyenneté repose sur la transcendance des sentiments « spontanés » que sont l’aspiration à l’entre-soi et l’hostilité aux autres. L’idée que, par-delà toutes les diversités et les inégalités, tous les individus sont des citoyens n’est pas naturelle, c’est le produit d’une éducation et d’une réflexion. C’est là une source de fragilité. On peut se demander ce qui rendrait possible une citoyenneté qui ne bénéficierait pas des liens nationaux préexistant qui font tenir ensemble la société.
De fait, que pensez-vous de la conception de la citoyenneté européenne telle que se la figurait Habermas ?
L’idée du patriotisme constitutionnel, c’est-à-dire du respect de la loi, me paraît abstraite, elle ne tient pas compte de la réalité des sociétés humaines. C’est la sociologue qui s’oppose à un point de vue de philosophe : l’idée d’Habermas est une construction intellectuelle, elle m’est sympathique dans la mesure où elle repose sur une réflexion sur la Shoah, et sur l’aspiration à éliminer tout ce qui tient à la culture, à l’ethnie ou au sol pour élaborer une citoyenneté « pure ». L’intention est à saluer, mais cela reste très abstrait car aucune société ne peut faire l’économie de tenir compte des liens concrets qui existent entre les hommes. Le citoyen est un citoyen, mais d’abord c’est un individu historique et social concret, qui vit dans la vie concrète. On disait autrefois : « Qui voudrait mourir pour le COMECON » 1, ou « Qui voudrait mourir pour un taux de croissance » ? Mais l’on est prêt à mourir pour défendre une langue, une culture, une identité historique par laquelle on est ce qu’on est. On ne l’est pas pour défendre des abstractions. La démocratie est un système fragile, produit de l’histoire et de l’éducation, qui ne peut pas exister sans la force que lui donnent les sentiments et les relations créés par les nations au cours des siècles.
Vous parlez de l’importance des sentiments. Quelle doit être la place des sentiments au sein de la construction européenne ? Doit-on construire un récit commun ou bien prôner une absence de récit ou une pluralité de récits étant donné qu’on ne trouve rien qui ne soit aussi fort qu’une nation ?
L’idée de construire à partir du vide me paraît absurde. On l’a beaucoup dit à propos des billets de banque européens, pour lesquels personne n’a pu choisir entre Dante et Shakespeare 2 – alors que l’on n’a pas besoin d’être anglais pour admirer le génie de Shakespeare. Alors on a choisi de représenter des ponts. On ne construit pas une société humaine sans avoir un projet commun, un mode de vie en commun, un minimum de culture et de valeurs communes. Sans quoi on ne fait pas société.
Un récit commun suppose la prise en compte des récits particuliers. On ne supprimera pas l’histoire française des Français et l’histoire anglaise des Anglais. Il suffit de regarder les Anglais à l’heure des négociations pour le Brexit : ils jouent à 1940, eux seuls contre le continent. Les peuples ont une histoire plus ou moins consciente, plus ou moins organisée, plus ou moins glorieuse, mais qui fait partie de leur identité collective. Il faudrait, pour construire une identité européenne, faire un récit européen à partir de ces différents récits nationaux. Je suis tout à fait pour ; pour autant, je ne sous-estime pas la difficulté.
Oui, on a vu comment les projets de récits pouvaient être instrumentalisés par les néo-nationalistes. Par exemple, la solution proposée par Viktor Orban de l’Europe chrétienne comme origine de l’Europe…
Construire une Europe chrétienne à un moment où la pratique religieuse des chrétiens est de 3 % dans certains pays, où les Lumières sont nées et où il y a 20 millions de musulmans citoyens, ne me paraît pas être un instrument susceptible de construire un projet commun, cela reviendrait à le fonder sur un déni de réalité.
Il faut du commun pour faire société, il faut un minimum de valeurs partagées. Les institutions européennes proclament des valeurs communes. La Convention européenne des Droits de l’homme et du citoyen est décalquée de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 que l’ensemble des pays européens ont ensuite adoptée. Mais une déclaration de ce type est-elle suffisante ?
Il y a eu un effort de la part d’historiens européens de différentes nationalités – allemands et français, anglais et français – pour essayer d’écrire une histoire commune. Cela s’est révélé extrêmement difficile. Avant que la bataille de Waterloo cesse d’être une victoire anglaise et une défaite française il faudra du temps ! Cela dit, il faut œuvrer dans ce sens. Lorsque l’on regarde une carte, le morcellement de l’Europe est un phénomène frappant comparé à la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil, les Etats-Unis. C’est impressionnant parce que ce phénomène est une source de faiblesse. Je suis tout à fait pour la construction de l’Europe, mais étant donné ce qu’a été son histoire, c’est difficile.
Au début des années 1950, il semblait pourtant y avoir un projet commun… du moins un projet politique commun assez clair…
A l’origine, et c’est une idée à laquelle je tiens beaucoup, l’Europe était un projet politique. C’était : « nous nous sommes suicidés ensemble – et nous avons d’ailleurs entraîné le monde entier dans cette affaire, nous, les Européens – nous nous sommes suicidés dans une guerre de trente ans de 1918 à 1948, et nous avons produit la Shoah. Il faut faire quelque chose ». Nous avons construit le projet d’une Europe qui serait l’Europe de la paix et de la réconciliation. C’était un projet politique, qui s’est doublé d’une autre dimension : « ne pas devenir soviétiques ». Y compris dans les rangs du communisme, des membres du PC français ou italien revendiquaient leur indépendance vis-à-vis de l’URSS et du soviétisme.
Le projet européen était bien un projet politique. Que s’est-il passé au fil des années ? Le souvenir de la guerre est devenu abstrait. La découverte de la Shoah est une expérience de ma génération. Pour votre génération, c’est comme Jeanne d’Arc : on connaît, mais ce n’est plus une dimension de la conscience historique et de l’action politique. De son côté, la peur du danger soviétique a disparu avec la chute du mur de Berlin. En conséquence, la dimension politique du projet commun s’est affaiblie. Les nationalismes et même les régionalismes se sont affirmés : la Catalogne, la Flandre, l’Écosse… Tous ces phénomènes relèvent de l’infranational. Déjà, le niveau national ne rassemble plus complètement… Alors le supranational… L’idée de citoyenneté, qu’elle soit européenne ou nationale, s’est affaiblie. Le projet politique se délite.
En même temps, l’économie fonctionne, le commerce intra-européen est très dynamique. On le savait, mais de ce point de vue, le Brexit est instructif. Politiquement, le Brexit constitue une trahison intellectuelle des élites britanniques, avec ce référendum décidé pour mettre fin aux problèmes de Cameron à l’intérieur des Tories… On ne met pas l’Europe dans la panade pour l’intérêt des Tories britanniques ! C’est vraiment une trahison morale ! En même temps, la panique actuelle montre à quel point les États européens sont imbriqués du point de vue économique et social. Il y a eu une double évolution : une intégration accrue de l’économique et du social ainsi que du juridique et, en même temps, l’affaiblissement du projet politique. Décalage qui se reflète dans la faible participation aux élections européennes. Emmanuel Macron a eu le mérite de formuler un projet pour l’Europe, mais il est bien seul.
Justement, que pensez-vous du clivage qu’il met en avant entre nationalistes/populistes et progressistes ?
Les termes me paraissent mal choisis, notamment celui de progressisme. Cela dit, le problème actuel, c’est que 40 % des suffrages exprimés se portent sur l’extrême droite et l’extrême gauche … On accuse Emmanuel Macron de n’avoir comme opposition que l’extrême-gauche et l’extrême-droite, mais ce sont les partis dits traditionnels qui se sont effondrés, ce n’est pas lui qui a décimé le PS et les Républicains. Il y avait un grand vide dans lequel, avec du talent et de la chance, il s’est engouffré. La scène politique actuelle n’est pas une invention de Macron.
Cela dit, je regrette le choix des termes. De même, quand on parle de « démocraties illibérales ». La démocratie, c’est le respect de l’État de droit, des minorités et de l’opposition politique, la liberté d’expression. Chez M. Orban en Hongrie, on attaque « le juif Soros », on ferme l’université, on bride la liberté d’expression des médias, on ne respecte pas l’opposition. Certes, il se soumet au vote, mais on a toujours montré que le vote est une condition nécessaire, mais pas suffisante, de la démocratie.
Que pensez-vous du clivage gauche-droite comme prisme d’analyse ?
On regrette qu’il n’y ait plus de dialogue entre la gauche et la droite. Le dialogue démocratique est en effet souhaitable et même nécessaire, mais encore faudrait-il que la gauche et la droite ensemble représentent 70 ou 80 % des suffrages exprimés. Quand ils se mettent à ne plus représenter qu’une minorité, ce dialogue n’a guère de sens.
Raymond Aron a une fois dit à la radio : « Personnellement je pense qu’on ne pourra commencer à parler sérieusement de politique en France que le jour où l’on cessera d’employer le mot droite et le mot gauche ». C’était une forme de plaisanterie. Mais son idée était que l’on pouvait avoir des jugements politiques qui renvoyaient tantôt à ce qui était considéré en France comme « de gauche », tantôt à ce qui était considéré comme « de droite ». On devait discuter des problèmes politiques en évitant de rejeter une opinion ou une solution parce qu’elle était « de gauche » ou « de droite ».
Vous avez d’ailleurs mis cette phrase dans l’Abécédaire de Raymond Aron…
D’abord parce que cette phrase lui ressemblait, ensuite parce que si on la comprend bien, c’était important pour lui : on doit traiter des problèmes indépendamment de savoir s’ils sont de droite ou de gauche.
Pourtant, Raymond Aron était vu comme un intellectuel libéral et de droite, non ?
Oui, il était considéré comme de droite parce qu’il était fermement anti-communiste. Il y avait pourtant un grand nombre d’anti communistes de gauche, en général d’anciens communistes ou communisants, lui n’avait jamais été communiste. Il a vécu à une époque où l’on ne pouvait rien dire contre le communisme. Sur la colonisation, il avait pris position pour l’indépendance de l’Algérie, ce qui était considéré comme « de gauche » ; c’était le fruit d’une réflexion sur le monde et les valeurs démocratiques. Il était aussi plus favorable aux transferts sociaux par l’intermédiaire de l’impôt et de l’Etat que par les entreprises et le travail, ce qui était considéré comme une position « de gauche ».
Revenons un peu sur la question de l’Europe. Quand Emmanuel Macron en parle, il continue de convoquer l’Union Européenne comme instrument de la paix et utilise des formulations qui rappellent celles de l’après Seconde Guerre mondiale. Cette rhétorique que vous évoquiez vous semble-t-elle efficace pour les nouvelles générations ?
Je crains que non. Cependant, elle est juste : il est vrai qu’on a construit la paix en Europe et que l’idée d’aller faire la guerre aux Allemands en traversant le pont entre Strasbourg et Kehl vous paraît et me paraît absurde. La paix entre les pays de l’Europe de l’Ouest reste une grande justification de l’Europe. Je crains pourtant que ce ne soit pas très mobilisateur pour des générations pour lesquelles c’est une évidence. Plus généralement, au-delà de l’Europe de la paix, c’est la démocratie qui nous paraît aller de soi, il n’y a plus le sentiment qui, dans ma génération, était très fort, que tout cela peut s’écrouler en très peu de temps…
C’est le point que vous avez choisi d’aborder dans votre intervention lors du Grand débat des intellectuels face à Macron 3… Vous avez notamment évoqué la Résistance…
Il y a une génération dont les parents sont morts pour qu’existe la société dans laquelle nous vivons : c’est-à-dire libre et riche. Mais cela paraît normal d’être une société libre et riche. Quand c’est acquis, cela va de soi. Et j’ai peur, non pas pour moi mais pour vous et les générations suivantes, que, si vous n’en avez pas conscience, cet héritage soit mis en danger.
À propos de ce fameux « débat », certains de vos confrères n’ont pas voulu s’y rendre pour différentes raisons. De votre côté, vous acceptez volontiers de parler avec des responsables politiques, pourquoi ?
À noter que Le Pen et Mélenchon ne m’ont jamais proposé, donc je n’ai jamais eu à refuser… Mais pour ce qu’on appelait les « partis de gouvernement », j’ai toujours accepté quand ils m’ont demandé d’intervenir, je trouve ça normal. Je réfléchis sur la citoyenneté, la République m’a offert un salaire modeste mais très régulier jusqu’au jour de ma mort, je suis une citoyenne, je trouve qu’il est naturel d’intervenir si les politiques pensent que ma réflexion peut leur être utile. Cela dit, il y a des fois où, comme d’autres, j’ai été invitée uniquement pour que la communication du politique en question puisse dire qu’il avait rencontré des intellectuels. Face à Emmanuel Macron ce n’était pas le cas, nous posions des questions au président de la République. On s’est fait dénoncer avec violence, mais c’est absurde. On est libre de critiquer comme on veut, d’y aller ou de ne pas y aller. Quand on profite de cette liberté, le moins qu’on puisse faire, si les hommes politiques pensent que votre réflexion peut être utile, c’est de répondre à leur demande. Personnellement, cela me paraît lié à ma position à la fois sociale et intellectuelle : quand on jouit de la liberté, cela vous donne quelques obligations envers ceux qui vous assurent cette liberté. D’ailleurs, Dominique Meda, qui est hostile [à Macron], a posé sa question et le Président lui a répondu. Elle se plaint de n’avoir pu prolonger la discussion, mais nous étions plus de soixante et la séance a duré au-delà de 2 heures du matin. Les universitaires, quand vous ne leur donnez que trois minutes de parole, n’aiment pas…
Qu’avez-vous pensé de la forme choisie pour cette rencontre, celle des questions réponses ?
Poser une question, c’est dire quelque chose. J’ai posé une question sur la laïcité, et c’est la première fois que le président a dit qu’il ne toucherait pas à la loi de 1905. On était dans le flou jusque-là, je lui ai fait prendre position. Il ne faut pas oublier que c’est lui qui est président de la République, pas nous ; celui qui peut prendre des décisions, c’est lui, donc on ne pouvait pas lui exposer longuement notre vision. La relation est asymétrique par définition. Le seul moyen de la rendre véritablement symétrique, ce serait de le rencontrer chacun individuellement et de s’entretenir avec lui, ce qui n’est pas possible. Du reste, force est de constater qu’il n’y a jamais eu de précédent à cette rencontre, c’est plus de dialogue que les intellectuels n’ont jamais eu en tant que corps avec les autorités politiques. Dire que c’est de la manipulation politique… par définition tout ce que fait le président de la République en tant que président de la République est politique.
Le débat avec le président était, c’est normal, très franco-français. Or, nous nous posons la question de savoir s’il y a aujourd’hui un champ intellectuel européen ?
Ce qui me frappe, c’est que les échanges entre les intellectuels européens ont diminué. Avant la Première Guerre mondiale, les jeunes intellectuels français allaient en Allemagne. De Durkheim à Aron, ils ont fait ce voyage quasi initiatique, les historiens français admiraient l’érudition allemande, les philosophes la profondeur de la tradition philosophique. ll y avait des contacts intellectuels en dépit des conflits politiques. Maintenant, les universitaires se rendent aux États-Unis, les échanges entre les universités allemandes et françaises se passent en anglais – ayant fait 15 ans d’allemand au lycée et étant la première à parler anglais avec les Allemands, je m’inclus dans le lot. Parler cet anglais appauvri n’est pas favorable à la vie intellectuelle. Si l’on considère que les intellectuels ont un rôle à jouer dans la construction de l’Europe, j’ai le sentiment qu’ils restent très nationaux.
En somme, il n’y a pas vraiment de vie intellectuelle européenne ?
Il faut dire que Paris est devenu assez provincial. Ce qui se passe dans les autres langues n’existe que marginalement et les Français continuent à ne pratiquer qu’un anglais pauvre. Cela dit, il existe un courant anglo-américain puissant, établi dans les universités de l’Ivy League et à Oxbridge, assez méprisant à l’égard du reste du monde et peu ouvert au continent. L’Allemagne n’a pas retrouvé la position culturelle qu’elle avait avant la guerre. Cela m’a beaucoup frappée : Hitler a mis à la porte 800 intellectuels juifs, résultat, certaines disciplines se sont purement et simplement arrêtées, la sociologie et l’histoire de l’art par exemple. Elles ne sont réapparues en Allemagne que 20 ans après la guerre en provenance des États-Unis et d’Angleterre. Une tradition intellectuelle repose sur très peu de gens, c’est quelque chose de très fragile, tout comme la démocratie.
Comment expliquez-vous cette évolution du paysage intellectuel ?
Quand j’avais votre âge, je m’étais juré que, dans l’avenir, je ne dirai jamais que « de mon temps, c’était mieux » : j’essaye donc d’être aussi objective que possible. Sartre et Camus s’opposaient au nom d’idées, or, maintenant j’ai le sentiment que les débats sont devenus des échanges d’injures. Pour échapper au risque du rétrospectif enchanté, il faut regarder les textes des débats de l’époque. Je ne veux pas jouer au vieux professeur, mais c’était des agrégés de philosophie qui échangeaient des arguments d’agrégés de philosophie. Aujourd’hui … Concernant ce phénomène, j’attribue une certaine responsabilité à Sartre qui, après la période de l’immédiate après guerre, n’a plus répondu aux autres et a donc légitimé la possibilité du mépris. Comme il était la personnalité centrale et la plus talentueuse de l’époque, cela a pu justifier ensuite, chez des auteurs beaucoup moins talentueux, la possibilité du mépris, de la non réponse ou de l’injure.
Et qu’en est-il dans votre discipline, la sociologie ?
On fait beaucoup de « sous Bourdieu » mécanique, qui a la même fonction qu’avait le marxisme à une certaine époque : on connaît le résultat de son enquête avant de commencer… Il faudrait qu’une pensée libre soit possible, qui intègre l’acquis de Bourdieu, sans reproduire mécaniquement ses analyses. J’ai moi-même appris à travailler avec lui au cours des premières années quand son système n’était pas encore noué, quand il y avait encore des ouvertures possibles, j’en ai beaucoup profité et je lui en suis reconnaissante. Mais à partir des années 1970, c’est devenu un système. Face à ce massif il existe aussi une tentation scientiste qui définit la sociologie exclusivement par l’enquête empirique et risque de perdre la dimension philosophique qui était à l’origine du projet sociologique. Enfin, il y a aussi quelques personnalités de talent qu’il ne faut pas oublier…
Pour clore cet entretien, nous aimerions simplement vous demander : l’Europe selon Raymond Aron, c’était quoi ?
Raymond Aron était très favorable à la réconciliation des pays européens, il a parlé en faveur de la réconciliation avec l’Allemagne tout de suite après la guerre, ce qui pour un juif n’était pas évident. Mais il ne croyait pas beaucoup à la construction politique de l’Europe. Il était lui-même patriote – les Lorrains sont très patriotes, les juifs lorrains encore un peu plus – et il avait vécu la guerre intensément. Il était pour toutes les formes de réintégration de l’Allemagne démocratique dans l’Europe, mais il n’espérait pas vraiment que se construise une Europe politique. Avant que les relations ne soient débarrassées du poids de l’histoire, il faut beaucoup de temps, la construction des nations a pris des siècles. Pour l’heure, le passé commun des Européens c’est de s’être fait la guerre, la guerre de trente ans, les guerres du XVIIIe siècle, les guerres napoléoniennes et finalement les guerres mondiales.
Sources
- Le Conseil d’assistance économique mutuel, créé en 1949 par Staline, était l’organisation économique rassemblant les pays communistes alliés à l’URSS
- Le Conseil en charge de la conception des billets européens a fait le choix de ne pas utiliser de grandes figures européennes, considérant que la mise en avant de celles-ci pourrait être interprétée comme l’expression d’une préférence nationale
- Le débat a eu lieu le 18 mars 2019