Paris. La lettre aux Européens d’Emmanuel Macron sonne comme une dernière tentative du président français – après l’échec relatif des consultations citoyennes de l’été – pour faire cristalliser une opinion publique européenne qu’il pense émergente. Ouvrir le débat sur l’Europe que veulent les peuples placerait en effet LREM et ses alliés en position centrale pour les élections de mai, réitérant à l’échelle européenne la restructuration politique réussie en France deux ans plus tôt. Or, quel désir plus consensuel parmi les peuples européens que celui d’une Europe qui protège ?

Dans ce contexte, la protection de l’industrie européenne est évidemment un thème porteur. C’est là en effet un sujet où la pertinence de l’échelle européenne semble acquise aux yeux de l’opinion, comme l’a montré la popularité de la Commissaire Margrethe Vestager suite à la mise à l’amende d’Apple pour abus d’avantages fiscaux en 2016. Emmanuel Macron peut poser dans sa lettre cette question inquiète “Qui peut prétendre être souverain, seul, face aux géants du numérique ?” : il est certain de rencontrer sur ce point l’ensemble de l’opinion européenne.

“Quelle puissance au monde accepte de poursuivre ses échanges avec ceux qui ne respectent aucune de ses règles ?” interroge le président français. Emmanuel Macron reprend là un thème classique du débat européen : la critique de la naïveté commerciale de l’Union si souvent mise en avant par les eurosceptiques. Mais en insistant sur le respect des valeurs que sont “les normes environnementales, la protection des données et le juste paiement de l’impôt” et sur l’exigence de réciprocité commerciale, il renverse les termes habituels de ce débat : ce n’est plus l’Europe qui est accusée de naïveté, mais les géants chinois, dont le statut d’entreprises d’État au marché domestique fermé constitue une véritable “aide d’État” permanente (5), ainsi que les GAFA, symboles de l’usage abusif de l’optimisation fiscale abusive, qui sont accusés de concurrence déloyale.

Cette position est nouvelle pour une opinion européenne peu familière des débats de politique commerciale. Mais elle offre l’avantage politique de distinguer nettement Emmanuel Macron de ses adversaires déclarés, les néo-nationalistes Matteo Salvini – qui vient de signer un accord avec la Chine pour faire de l’Italie une tête de pont des “routes de la soie” chinoises en Europe (3) – et Viktor Orban – qui s’est montré très actif pour attirer, avec peu de succès toutefois, les investissements chinois (2). Cela permet également à Emmanuel Macron de se distinguer de l’ancien monde de ces Européens trop permissifs, qui ont laissé les GAFA exploiter toutes les failles de la fiscalité internationale, et qu’incarne le PPE (droite) au Parlement de Strasbourg. En ce sens, c’est un point nodal du discours du président français, qui avait déjà réclamé “un procureur commercial européen, chargé de vérifier le respect des règles” et une Europe souveraine à même de fixer ses règles, dans son discours de la Sorbonne qui devait également lancer le débat à travers les consultations citoyennes, il y a un an et demie : il sait tenir ici une position consensuelle, derrière laquelle il peut rallier les déçus de l’Europe.

Moins consensuels en revanche risquent d’être les remèdes proposés par Emmanuel Macron : “réformer notre politique de concurrence, refonder notre politique commerciale : sanctionner ou interdire les entreprises qui portent atteinte à nos intérêts stratégiques et nos valeurs essentielles […] et assumer, dans les industries stratégiques et nos marchés publics, une préférence européenne”.

D’abord parce que les propositions audacieuses de défense commerciale restent largement de l’ordre de l’intention. Difficile d’accuser la Commission actuelle, dont la politique commerciale est une compétence exclusive, d’avoir lésiné sur l’application des règles : de l’imposition de droits anti-dumping sur l’acier chinois à la décision fiscale envers Apple, elle n’aura pas hésité à être créative et offensive en matière de défense commerciale, et aura plutôt été freinée par les États-membres dans ces deux procédures (1). Pour aller plus loin, elle est limitée par la timidité de bien des Etats-membres et par les règles de l’OMC, qui interdisent par exemple une taxe carbone aux frontières ou encore rendent difficile la régulation des flux de données. À moins de s’autoriser les libertés que Donald Trump prend avec ces règles, il faudrait une réforme de l’OMC pour mettre en place les propositions les plus importantes du président français.

Or, la réforme de l’OMC, bloquée par le refus américain de renouveler les juges de son organe d’appel et par le refus chinois de quitter son statut privilégié de pays en développement, est encore bien loin d’aboutir (4).

Mais aussi et surtout parce que cette impossible politique commerciale agressive ne laisse qu’une autre manière de protéger les entreprises européennes : la constitution de géants européens susceptibles de disposer du même monopole domestique que leurs concurrents chinois. Le président français et surtout son ministre de l’économie, Bruno Le Maire, semblent s’y être ralliés. Mais si cette position paraît avoir le soutien prudent de la classe politique allemande, elle est un épouvantail pour la plupart des États membres. La politique anti-trusts n’est pas née en même temps que la communauté européenne par hasard. Elle est consubstantielle à l’idée d’une union d’États égaux où aucun champion national, fût-il devenu un champion européen, ne doit imposer un monopole écrasant aux pays moins centraux ou dotés de moins de ressources. Comme l’ont montré l’opposition de cinq États membres a la fusion Alstom-Siemens puis la montée néerlandaise au capital de Air France KLM, la centralisation de l’industrie européenne autour de ses acteurs les plus compétitifs ou les mieux placés géographiquement (dans le cas d’Air France) est génératrice de conflits entre les grands États que sont la France et l’Allemagne et le reste de l’Union. Dès lors, la remise à plat des règles de concurrence proposée par Emmanuel Macron dans sa lettre ne risque pas de soulever l’enthousiasme hors de France ou d’Allemagne.

Ce constat interroge finalement sur la finalité de ce document. À qui s’adresse cette lettre ? À un public français pour qui la politique industrielle est un projet majeur ? À la classe politique allemande qui a jusqu’ici si souvent bloqué les propositions de réformes d’Emmanuel Macron ? Aux peuples européens ? Ou bien à tous à la fois, mais avec un message différent pour chacun ? Cette lettre pourrait dès lors également être lue comme un premier test pratique de ce que pourrait être politiquement l’Union à plusieurs vitesses proposée par Emmanuel Macron à Lisbonne le 27 juillet dernier.

Sources :

  1. CANDAU Marion, Bruxelles retire sa plainte contre l’Irlande dans l’affaire Apple, Euractiv, 20/09/2018.
  2. HUBERT-RODIER Jacques, Quand la Chine s’éveille à l’Europe de l’Est, Les Echos, 28/11/2017.
  3. Conte : « Sottoscriveremo accordo quadro con la Cina ». Come funziona la nuova Via della Seta, Il Sole 24 Ore, 08/03/2019.
  4. JEAN Sebastien, Why the WTO needs reform ?, le Blog du CEPII, 16/11/2018.
  5. PETROPOULOS Georgios et WOLFF Guntram Wolff, La Commission Européenne doit permettre aux entreprises européennes d’affronter la compétition mondiale, Le Monde, 29/02/2019.

Benjamin Carantino