Cachemire. Dès 1947, année de l’indépendance et de la partition de l’Empire des Indes britanniques, la problématique du Cachemire s’est posée : le Pakistan, qui pose comme son principe fondateur le rassemblement des musulmans de l’ex-Empire, revendique la souveraineté sur cet État à majorité musulmane, mais le maharadjah hindou du Cachemire demande la protection de l’Inde et s’engage en contrepartie à rattacher l’intégralité de son territoire à cette dernière. Suite au conflit qui s’en est suivi, le Cachemire historique est divisé entre les deux pays, de part et d’autre d’une frontière appelée Ligne de Contrôle (LDC).

Depuis, plusieurs autres conflits ont eu lieu entre l’Inde et le Pakistan : le conflit très intense ayant mené à l’indépendance du Bangladesh en 1971 contribue notamment au caractère très épidermique des relations indo-pakistanaises. Les conflits successifs autour du Cachemire ont été de diverses natures – Opération Gibraltar du Pakistan en 1965, qui s’est soldée par un déplacement de la LDC et au total par un gain de territoire pour l’Inde ou Guerre de Kargil en 1999 – au fur et à mesure de l’évolution des capacités des deux pays, notamment suite à leur accession à l’arme nucléaire, officialisée en mai 1998.

La crise actuelle (3) fait suite à un attentat commis le 14 février à Pulwama, dans le Cachemire indien, ayant causé la mort d’une quarantaine de soldats indiens et rapidement revendiqué par un groupe islamiste basé au Pakistan, le Jaish-e-Mohamad (JeM), avec lequel Islamabad a été pour le moins complaisant par le passé. Dans le contexte électoral indien (élections législatives en mai 2019), le premier ministre nationaliste Narendra Modi a rapidement accusé le Pakistan et annoncé examiner les moyens de riposter (2). Finalement, la riposte s’est traduite le 26 février par des frappes aériennes indiennes en territoire pakistanais, à Balakot (proche du Cachemire pakistanais), sur des positions du JeM.

La réaction pakistanaise a entraîné la perte d’au moins un avion de chaque côté, et la capture par le Pakistan d’un pilote indien. Alors que la montée des tensions entre deux États dotés de l’arme nucléaire suscitait les craintes d’une escalade non maîtrisée, le Pakistan a décidé de fermer son espace aérien. Cette décision, qui a eu des conséquences réelles sur les vols commerciaux (le 27 février, un vol Toronto – Delhi a ainsi fait demi tour à mi-chemin, aux alentours de la Norvège, et les vols Air Canada vers l’Inde n’ont complètement repris que le 1er mars), était surtout le signe d’une réelle prise au sérieux de la confrontation en cours. En effet, cette mesure témoigne d’une préparation au risque d’un conflit aérien intense, en ce qu’elle permet de clarifier le ciel (et ainsi de considérer immédiatement comme hostile tout aéronef non pakistanais détecté), de faire évoluer sans contrainte les avions de chasse pakistanais, et in fine de pouvoir engager le feu (depuis un avion de chasse ou par des moyens sol-air) sans risquer de toucher un appareil civil.

Les tensions entre l’Inde et le Pakistan étant ainsi affichées, le risque d’escalade jusqu’au niveau nucléaire était réel, d’autant que les doctrines des deux pays comportent des aspects qui font craindre des réactions non maîtrisées (emploi tactique, et potentiellement emploi en premier, de l’arme nucléaire côté pakistanais, « Cold Start » côté indien). La problématique des armements non conventionnels a par ailleurs été évoquée par le premier ministre pakistanais Imran Khan : « Étant donné leurs armes, et les nôtres, pouvons-nous nous permettre la moindre erreur de calcul ? Toute escalade serait incontrôlable, pour moi comme pour Modi ». Si la problématique du seuil d’emploi est une constante pour les armes nucléaires, elle semble spécialement marquée dans le cadre indo-pakistanais.

Le Pakistan a finalement restitué à l’Inde le pilote qui avait été capturé, et réouvert son espace aérien, deux signes de désescalade des tensions. Ce revirement a pu être interprété en Inde comme une victoire pakistanaise (5), l’Inde devant désormais s’en remettre à l’option diplomatique, toute initiative militaire étant désormais susceptible d’être vue comme aventureuse. Plus généralement, ces événements et les doctrines indienne et pakistanaise s’inscrivent dans la théorie datant de la Guerre Froide du paradoxe stabilité (nucléaire) -instabilité (conventionnelle) (4). Dans la foulée, des voix se sont élevées en Inde pour que ces question soient traitées de façon multilatérale et non sur une base bilatérale (1), ce qui complexifie encore le débat, avec la prise en compte des autres puissances nucléaires, qu’elles soient régionales ou mondiales. Dans le même sens, Paris, Londres et Washington ont réitéré leur souhait que l’ONU impose des sanctions contre Masood Azhar, le dirigeant du JeM, décision à laquelle la Chine s’est déjà opposée en 2016 et 2017.

La rivalité sino-indienne est en effet essentielle en Asie, et le Pakistan en est un élément important, que ce soit du fait du rôle de la Chine dans le développement de son arsenal nucléaire, ou dans le cadre des Nouvelles Routes de la Soie (6) avec le corridor économique Chine-Pakistan. Par ailleurs, la baisse des tensions sur les aspects aériens et stratégiques ne signifie pas une baisse globale des tensions, les escarmouches semblant se poursuivre au Cachemire.

Sources :

  1. GUPTA Shekar, Bilateralism has failed. India can make peace with Pakistan only with big-power guarantees, The Print, 8 avril 2017 (mis à jour le 1er mars 019)
  2. JACOB Happymon, India’s options after Pulwama, The Hindu, 19 février 2019
  3. LALWANI Sameer, TALLO Emily, Drivers, Decisions, Dilemmas : Understanding the Kashmir Crisis and its Implications, War on the Rocks, 20 février 2019
  4. PANDA Ankit, NARANG Vipin, Nuclear Stability, Conventional Instability : North Korea and the Lessons from Pakistan, War on the Rocks, 20 novembre 2017
  5. SINGH K.C., Imran Khan’s diplomatic reverse swing has stumped Indian hawks and BJP, The Print, 1er mars 2019
  6. VANDAMME Dorothée, Inde/Pakistan : la paix improbable ?, Magazine Les Grands Dossiers de Diplomatie, 27 février 2019

Benoit de Laitre