Nous rencontrons Éric Vuillard en octobre 2018, dans le cadre feutré de la librairie francophone Albertine, à New York. Venu parler de son avant-dernier ouvrage, L’Ordre du Jour (2017, Actes Sud), pour lequel il a reçu le Prix Goncourt en 2017, Éric Vuillard, écrivain, cinéaste et scénariste, en a profité pour évoquer avec nous l’espace culturel et intellectuel européen qui se dessine à travers son œuvre. L’Ordre du Jour relate plusieurs épisodes de l’entrée en guerre de l’Europe, à la fin des années 1930, et montre à travers l’exploration de certains détails souvent passés inaperçus, comment « les plus grandes catastrophes s’annoncent souvent à petit pas. » L’occasion pour nous de revenir sur les quelques « catastrophes » qui, aujourd’hui comme hier, font face au continent européen et sur ces « petits pas » qui les annoncent.
Vous faites, avec L’Ordre du Jour, le choix d’aborder l’histoire de l’entrée en guerre de l’Europe par le truchement de la littérature et par l’exploration du détail. Quelle sens donnez-vous à cette méthode ? L’écriture de fiction aurait-elle cela de plus qu’elle nous permet d’entrer dans les coulisses, et donc de comprendre quelque chose qui échapperait par ailleurs à la science historique ?
Comme beaucoup de monde, je lis au long cours sur des sujets qui m’intéressent et il arrive, pendant une lecture ou une relecture, qu’un détail vienne faire trembler la configuration de mes connaissances. Parfois je les remets simplement en cause, d’autres fois ce détail, cette anecdote, peut susciter chez moi le désir d’écrire, et même rendre l’écriture nécessaire pour en comprendre le sens. Si l’on est écrivain, c’est que l’abandon au mot, le langage, agit comme une possibilité de connaissance.
En ce qui concerne L’Ordre du Jour, ce détail m’est venu de la relecture des mémoires de Churchill, que j’avais découverts étant jeune. On m’a offert à nouveau ces mémoires vingt ans après, et je me suis aperçu que je ne relisais pas le même livre. Bien sûr, on ne lit jamais deux fois le même livre, mais ici, d’une manière plus forte, je ne me confrontais plus au même texte. Ces mémoires ne pouvaient plus m’apprendre grand-chose de plus concernant les grands épisodes de la guerre, je connaissais les faits essentiels. En revanche, des chapitres passés inaperçus à la première lecture ont suscité mon attention et ma curiosité. J’ai été troublé de ne jamais les avoir trouvés ailleurs, et je ne m’en souvenais plus moi-même. Pourquoi n’en avait-on tiré aucune conséquence ?
L’un de ces « détails » est le récit par Churchill du déjeuner donné au 10, Downing Street en l’honneur de Ribbentrop, à l’occasion son départ. Ribbentrop était alors ambassadeur du Reich et venait d’être nommé Ministre des Affaires Étrangères. On lui avait donc concocté un déjeuner d’adieux le 12 mars 1938. Churchill raconte que pendant ce déjeuner, Ribbentrop bavarde, fait durer le repas, étire la conversation. Mais pendant le repas, un homme du Foreign Office apporte une note à Chamberlain, qui se renfrogne légèrement : on lui annonce qu’une opération militaire de grande envergure a lieu en Europe, c’est l’Anschluss. Mais au lieu d’interrompre le déjeuner, Chamberlain reste, il continue de subir le bavardage de Ribbentrop. Cela peut paraître anecdotique, un détail, sauf qu’en racontant ce passage, en l’écrivant, en l’étirant dans le temps, en essayant d’éprouver le temps qui s’écoule, on fait l’expérience de la patience de Chamberlain, de son étonnante complaisance.
En écrivant ce passage, ce déjeuner, il m’a semblé saisir une subjectivité particulière, celle d’une élite anglaise : trop polie. Cette scène raconte les déboires d’une politesse excessive. Cela peut paraître d’abord une simple donnée psychologique, c’est en réalité une composante sociale, la subjectivité d’une classe sociale élevée, arrogante, négligente. La politesse de Chamberlain n’est pas seulement un attribut positif, elle est homogène à la politique menée : il n’y a pas d’un côté la politesse et de l’autre la politique. L’existence est une continuité. Ce n’est pas qu’on soit le même dans l’intimité et dans les dîners d’affaire, mais il y a un lien entre les deux, une cohérence. Ainsi, on peut comprendre la politique d’apaisement, comme une politique trop polie à l’égard des Nazis.
Il semble que dans votre travail littéraire, qui interroge l’histoire, il y ait une dimension dont on ne parle peut-être pas assez : sa dimension sociologique. L’Ordre du Jour, et notamment le récit de ce déjeuner, fait émerger le dessin d’un ensemble élitaire européen, qui partage les mêmes codes, qui vit dans le même monde. Cette sociologie est-elle toujours valable aujourd’hui, selon vous ? L’élite européenne n’est-elle pas désormais beaucoup plus réactive vis-à-vis de l’émergence de ce que l’on peut nommer les néo-nationalismes ?
La coupure entre l’élite et le peuple est loin de s’être résorbée. Elle est même, en un certain sens, plus vive que jadis. Nos centres-villes, par exemple, sont des espaces purgés de toute présence populaire. Ce n’était pas le cas dans mon enfance, ce n’était pas le cas non plus au moment de la guerre. Il y avait un rapport à l’espace différent, moins ségrégué. Aujourd’hui, les élites échappent à notre vue. Le pouvoir des chefs d’entreprise n’est plus un pouvoir local ; les Krupp avaient beau avoir une importance mondiale, c’étaient avant tout des industriels de province. Ils vécurent à Essen pendant des générations. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. L’élite actuelle est partout et nulle part en quelque sorte, elle a étendu ses activités au monde entier. Montesquieu nous a appris que le pouvoir a tendance à se concentrer et que tout pouvoir à une tendance naturelle à abuser de ses prérogatives. Or on se trouve dans une situation où les pouvoirs économiques n’ont jamais été aussi puissants ; et les contrepouvoirs politiques paraissent bien faibles.
Vous semblez décrire l’Europe comme un espace fracturé – en 1938 comme aujourd’hui – et vous interroger, en particulier, sur la manière dont l’Europe fait sens comme territoire. Dans votre œuvre, cette question paraît au fond assez centrale : le narrateur de Congo affirme même que « le Congo n’existe pas. » L’Europe est une idée pérenne, séculaire, qui précède sa construction politique : comment cette idée peut-elle s’incarner dans un territoire ?
Spontanément, je pense à la réaction d’une partie du peuple autrichien au moment de l’Anschluss, qui montre bien que l’Autriche, comme territoire, est au fond assez dysfonctionnel. C’est tout de même étrange de voir un peuple applaudir ainsi à son annexion.
En ce qui concerne l’Allemagne, depuis sa formation, elle se pense d’une certaine façon comme un peu au-delà d’elle-même, au-delà de ses propres frontières, son périmètre est hésitant.
C’est sur la toile de fond d’un affrontement séculaire entre la France et l’Allemagne, entre la République et un pouvoir autoritaire que l’Europe est née. Elle est née sur fond de conflit dont le dernier fut le pire de tous. Il est bien difficile de réfléchir à partir d’un tel traumatisme.
Depuis le vœu hugolien de paix entre les nations a accouché, nous dit-on, de l’Europe, mais il a pris racines dans des intérêts industriels et financiers plus concrets. Il est donc difficile de parler d’une construction politique.
Au vu de l’émergence des néo-nationalismes et du réarmement idéologique de toute une partie de l’Europe aujourd’hui, peut-on dire, en suivant la description que vous faites de cette période qui est déjà celle d’une formation européenne, que l’histoire se répète toujours deux fois ? Au fond, est-ce que cette comparaison, récurrente dans le débat public actuellement, entre la situation présente et celle de la montée des périls, vous paraît pertinente ?
D’abord, depuis Rousseau, la philosophie s’est inscrite dans l’Histoire. Le Discours sur l’Inégalité inscrit le problème de l’inégalité dans le temps. Pour la première fois, tout cela a une origine concrète – un homme a planté quatre piquets, a dit « ceci est à moi », et il est à l’origine de tous nos malheurs. Bien sûr, c’est un mythe, mais un mythe avec ses étapes, une progression, un mythe hanté par les chroniques du nouveau monde. Il y a un socle empirique aux réflexions de Jean-Jacques Rousseau. Et cela va avoir des conséquences, les concepts tombent l’histoire.
Nous pensons désormais le cours du temps comme lié à l’histoire, aux faits qui se succèdent. Nous vivons donc sous le registre de l’histoire, nous sommes emportés par le courant.
Dans le même temps, l’apparition de la science historique pousse à la recherche de causes, l’histoire devient une succession de causes et d’effets. Et toute relation de cause à effet se trouve placée sous le registre de la ressemblance : cela ne se reproduit jamais à l’identique, certes, mais malgré tout, cela se ressemble, il y a des échos, des consonances, des phénomènes de miroitement.
Le prix Renaudot 2017 a également été attribué à un livre traitant du nazisme, La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez (Grasset). La crispation du paysage littéraire français sur cette époque et sur cette question est-elle représentative de cette possible répétition de l’histoire ? Que peut-on apprendre de ce passé qui, décidément, ne semble pas passer ?
La Seconde guerre mondiale et la Shoah forment une rupture dans l’histoire. Autour de ces évènements, la pensée, les pratiques, les opinions se sont réarticulées. Depuis, les questions du déni, du refoulement, de la compromission se posent autrement. Dès que ces questions sont formulées, même si l’on ne pensait pas à la guerre, on entend une petite voix les remettre au passé ; et derrière la question que savons-nous ? nous ne pouvons, nous empêcher d’entendre que savaient-ils ?
Cette rupture que vous décrivez, entre peuple et élite, engage dans votre œuvre une réflexion sur la violence : celle de la guerre, bien sûr, mais aussi celle des milieux économiques et politiques, qui entraîne de nombreux dégâts humains. Cela signifie-t-il, pour vous, que l’Europe telle qu’on la conçoit depuis le XXème siècle est d’abord fondée sur des antagonismes plutôt que sur un idéal fédérateur ?
La Révolution française coupe l’histoire en deux, imposant à l’Allemagne d’une part une révolution idéologique et d’autre part une conquête militaire. Naturellement, l’Allemagne va chercher sa propre voie et son propre salut dans une réinterprétation étrange de cet événement fondateur : on adopte la conscription, qui est un attribut de la modernité, et avec elle quelques points de stratégies militaires, mais pour le reste c’est une révolution vraiment allemande que l’on souhaite. Ce désir de singularité mènera au nationalisme bismarckien puis plus tard au Nazisme, qui sont des formes politiques nées, en grande partie, en réaction contre la Révolution française.
L’événement, c’est la Révolution française. Au fond, elle a triomphé. L’Allemagne s’y est convertie et les dirigeants des autres nations européennes font au moins semblant de s’être approprié sa version modérée, la démocratie parlementaire. Mais pas tout-à-fait, on le voit bien, puisque les élections mènent au pouvoir, un peu partout, des mouvements anti-démocratiques. C’est une version un peu particulière de la démocratie qui est en train de triompher.
Vous avez fait référence au nomadisme, à votre nomadisme littéraire, à un nomadisme propre aux élites qui ont les moyens de bouger. Vous avez également évoqué le cas des migrants, une sorte d’infra-nomadisme de nécessité. Entre les deux il y a celui qui assiste au nomadisme des autres, dans l’espoir de rejoindre celui des premiers et dans la crainte de tomber dans celui des seconds. N’est-ce pas celui-là qui conduit au pouvoir les mouvements anti-démocratiques dont on parle ?
Je crois que la bourgeoisie et la classe moyenne sont tout aussi sensibles aux idées de droite et à la peur des migrants. J’étais à l’aéroport il y a quelques jours, au moment où nous étions pris dans le long serpent humain se dirigeant vers les tapis destinés à sécuriser nos bagages, et tandis que nous étions en train de faire la queue pour passer tranquillement, on voyait à la télévision, juste au-dessus de nos têtes, la colonne de migrants cherchant à passer depuis le Honduras la frontière mexicaine, avec beaucoup plus de difficulté. Il y avait là une superposition un peu curieuse. Les frontières n’ont pas le même rôle pour nous et pour eux. À l’échelle du monde ce qui me frappe c’est l’asymétrie. André Siegfried racontait qu’il avait fait le tour du monde avec une carte de visite. On en est toujours là, tandis que la moitié de la population de la planète peut à peine sortir de son pays, les autres font gentiment la queue à l’aéroport.
Le rôle de l’écrivain consiste-t-il à dévoiler cette ironie ? N’est-il pas paradoxal de chercher à comprendre quelque chose de la réalité dans un rapport ironique au monde ?
Il n’y a pas d’écriture seule. Écrire, ce n’est pas simplement de la syntaxe et des mots. C’est toujours articulé à des opinions, c’est toujours tendu vers une vérité, c’est toujours accompagné d’émotions diverses.
L’ironie est une manière de prendre parti. La Comédie Humaine, voilà un titre profondément ironique. Il vient blesser un titre ancien, la Divine Comédie de Dante, proclamant que dorénavant la littérature ne se passera plus au ciel, mais ici.
Récemment, je visitais une exposition consacrée à Vivian Maier. L’une de ses photographies montrait un homme ventripotent en costume trois pièces, sortant sa jambe de la portière d’une berline de luxe, tandis qu’un gamin de rue lui cirait ses chaussures. Cette photographie parait ironique. Pourtant, Vivian Maier s’est contenté de prendre la photo. Elle est responsable du cadre, du point de vue, et de la décision de prendre cette photographie, mais la scène n’est pas une fiction, c’est seulement une photo de rue. Mais alors, où se tient l’ironie ? Elle est dans la réalité elle-même, entre le gros type qui accepte de se faire cirer les chaussures par un gamin, et le fait de le voir.
Y a t-il une ironie européenne ?
Ce qui est sûr, c’est que l’ironie est toujours lié à un contexte. Au moment où Gogol écrit, l’autocratie russe est encore très forte mais elle est en réalité déjà en train de trembler : l’ironie des Âmes Mortes annonce la Révolution de 1917. C’est une manière de passer la société russe au vinaigre, qui prouve qu’elle est déjà tendue, tourmentée, morte.
Prenons Les Noces de Figaro, l’opéra de Mozart, le livret raconte d’une façon un peu corrosive les atermoiements d’un domestique, dont le mariage sera un moment contrarié par les désirs de son maître. On est à l’aube de la Révolution française, mais tout cela garde la forme d’une pantalonnade, de la commedia dell’arte. La musique de Mozart est elle-même prise dans cette contradiction : on y entend encore une musique de cour, mais sa clarté appartient au siècle des Lumières.
Après la Révolution française, l’ironie ne s’exerce plus du tout de la même manière, elle s’exerce de manière plus franche, plus directe. Finies les histoires de laquais, les jeux de déguisements. L’ironie de Balzac est sans comparaison avec celle des Noces de Figaro. Balzac a inscrit la littérature sous son registre moderne, voilà une ironie toute européenne : illusions perdues.