Bruxelles. Le rejet du chasseur F-35 par l’Allemagne dans le cadre de son appel d’offres pour remplacer ses 90 vieux Tornado (1), a mis le doigt sur un sujet sensible : l’opposition entre l’armement américain et l’autonomie stratégique et industrielle européenne. En effet, d’un côté le F-35 mettait en péril la coopération entre France, Allemagne et Espagne autour du système de combat aérien du futur (SCAF), de l’autre l’Allemagne peine à favoriser son consortium Eurofighter face au F-18 américain certifié pour les missions nucléaires de l’OTAN.

Si le Royaume Uni et la France sont les deux seules nations européennes à disposer d’une autonomie en termes d’armements nucléaires, les États-Unis viennent indirectement compléter ce duo. Dans la cadre de la politique de partage nucléaire de l’OTAN, la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie et l’Allemagne opèrent sous le principe de la double clé des bombes B-61 américaines sur des avions certifiés mission nucléaire. Ces États sont donc sous parapluie nucléaire américain et n’ont pas pour projet le développement d’un programme nucléaire autonome. D’aucuns estimant que la dissuasion nucléaire est l’assurance de la survie de la nation, il importe pour ces pays que ce parapluie perdure. Or, les États-Unis ont la main sur la question des normes de certification, et favorisent naturellement leurs avions. Pour eux, la priorité est à la certification des dernières versions du F-18 et du F-35. Si l’on considère en plus les normes de l’International Traffic in Arms Regulation (ITAR, outil de guerre commerciale américain permettant de limiter l’utilisation et l’exportation de matériel de guerre américain par des pays tiers), le matériel américain concurrence fortement l’industrie européenne de défense, d’autant plus qu’il est intransigeant sur la question nucléaire. À titre d’exemple, on voit se dessiner en Europe une communauté F-35 (Royaume-Uni, Italie, Pays-Bas, Norvège, Danemark, Belgique) difficilement interopérable avec les capacités aéronautiques françaises notamment. Le choix du F-35 par la Belgique, jugé incompatible avec la coopération militaire européenne (4), remettait en cause la participation de la Belgique à une Europe de la Défense.

Après le Brexit, la France sera la seule nation de l’Union disposant d’une dissuasion nucléaire autonome avec de surcroît un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Les prises de position du président américain Donald Trump contre l’OTAN, ainsi que l’abandon du Traité sur les Forces nucléaires intermédiaires (FNI) (2), inquiètent Berlin. À cet égard, le président de la Conférence sur la sécurité de Munich, l’Allemand Wolfgang Ischinger, avançait l’idée d’une européanisation du potentiel nucléaire français (3). Si cette idée n’est pas partagée par les officiels français, la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale de 2017 affirme que « la définition de nos intérêts vitaux ne saurait être limitée à la seule échelle nationale ». De plus, en 2017, le Bundestag avait estimé qu’aucune loi ne s’opposait à un financement allemand de la dissuasion française (3). Le débat est donc ouvert sur une alternative française au parapluie nucléaire américain.

Il reste que l’ambition et le budget de l’armement nucléaire français de 300 têtes (sur missiles M.51 et ASMPa) dépend du territoire, des intérêts et de la stratégie française. La France ne saurait en aucun cas assumer la charge d’une dissuasion continentale à elle seule. C’est justement à la jonction de l’extension de la dissuasion française et du partage de la charge de cette dernière que réside une opportunité pour l’Europe de la Défense. Pour étendre la dissuasion française, il faudra augmenter le nombre de têtes nucléaires, le nombre de vecteurs et faire certifier un matériel interopérable (le SCAF franco-allemand ?). Ce matériel pourra faire l’objet d’une politique d’acquisition commune auprès des États européens souhaitant être sous parapluie nucléaire. Fabrice Wolf a suggéré (5) que la nouvelle doctrine nucléaire devra être appuyée par des forces conventionnelles efficaces. Ainsi, il y a autour de la dissuasion nucléaire de nombreuses composantes à développer en commun et qui supposent une industrie européenne efficiente et un partage strict et équitable de la charge financière.

Perspectives :

  • Pour l’instant, on ne saurait envisager cette alternative qu’à moyen terme, et l’industrie américaine continuera de peser lourd sur le complexe militaro-industriel européen.
  • Le premier obstacle est la question de la souveraineté : la France ne partagera en aucun cas ses savoir-faire stratégiques (construction de SNLE et de missiles) et sa prise de décision. Les nations sous parapluie devront s’accommoder une fois de plus d’un principe de double clé.
  • Le second obstacle est financier : un budget de 2 % du PIB risque de ne pas suffire à développer une nouvelle dissuasion continentale.
  • Enfin, une politique militaire de petits pas est impossible. Sur la question nucléaire, il faut une unité et une volonté fortes de la part des partenaires.

Sources :

  1. CORNEAU Florent, Boeing ou Typhoon, l’Allemagne devrait choisir pour renouveler sa flotte, La Lettre du Lundi, 3 février 2019.
  2. PARISI Ilaria, Coup dur pour la maîtrise des armements, La Lettre du Lundi, 10 février 2019.
  3. LAGNEAU Laurent, L’idée d’un « parapluie » nucléaire français pour l’Union européenne fait son chemin, Opex360.com, 10 février 2019.
  4. Pourquoi le F-35 est euro-incompatible, LaLibre.be, 6 novembre 2018.
  5. WOLF Fabrice, Penser autrement : peut-on construire l’Europe de la Dissuasion ?, Analysedéfense.fr, 11 février 2019.

Florent Corneau