Riyad. Dans L’Empire foot — Comment le ballon rond a conquis le monde, Pascal Boniface qualifie le football de “premier empire d’un monde globalisé […] qui s’est emparé très pacifiquement des esprits et des coeurs” (1). À l’origine destiné aux pelouses anglaises, le football s’étendit progressivement aux villes portuaires européennes, au début du XXe siècle, comme Le Havre, Marseille, Hambourg ou Barcelone. Puis, au cours du siècle, le Brésil devint la puissance incontestée du “ballon rond” et en fit un formidable vecteur de son soft power avec des ambassadeurs de renom qui se sont succédés, parmi eux Pelé, Zico, Romario, Ronaldo, Ronaldinho et, aujourd’hui, Neymar.
Depuis le début du XXIe siècle, de nouveaux pays souhaitent profiter de cette dynamique en attirant des stars, souvent en fin de carrière et en quête d’un dernier gros contrat, dans leur championnat. Ainsi, Gabriel Batistuta et Samuel Eto’o ont rejoint le Qatar, David Trezeguet les Émirats arabes unis, Didier Drogba la Chine, Thierry Henry, David Beckham et Zlatan Ibrahimovic se sont envolés vers les États-Unis. Toutefois, on assiste depuis près d’une décennie à un nouveau phénomène : le rachat de clubs européens par des investisseurs asiatiques. Si l’expérience japonaise du Grenoble Foot 38 ne restera pas dans les annales et le rachat du FC Sochaux-Montbéliard par un homme d’affaires hongkongais fut moins prometteur que prévu, certains clubs ont su tirer profit de ce changement de propriétaire. Les cas de l’Inter Milan, racheté par l’Indonésien Erick Thorir et après par le chinois Zhang Jindong, et du Leicester City FC, par le Thaïlandais Vichai Srivaddhanaprabha, sont intéressants. Toutefois, les exemples les plus significatifs sont ceux de Manchester City et du Paris Saint-Germain, respectivement sous pavillons émirati et qatari.
Pour les Émirats arabes unis, le fait de se tourner vers le domaine sportif s’inscrit dans la logique du virage de diversification de l’économie nationale pris par ses dirigeants. En cherchant à se détourner de la dépendance aux hydrocarbures, les politiques publiques ont permis au pays de se tourner vers de nouveaux secteurs comme le tourisme (notamment de luxe), le sport ou la culture. En 2007, le président français Jacques Chirac avait autorisé le lancement de la construction du Louvre Abou Dhabi, qui a vu le jour dix ans plus tard (5). En 2008, le sheikh Mansur al Nahyan achète le club de Manchester City dans le but d’en faire un géant européen. En parallèle, la compagnie aérienne Emirates signe un contrat avec un autre club anglais, Arsenal, afin de devenir le sponsor-maillot du club, puis de donner son nom à sa nouvelle enceinte, l’Emirates Stadium, où jouent les Gunners depuis 2006 (6).
Dans le cas qatari, le soft power a été particulièrement efficace dans la mesure où l’objectif affiché des dirigeants était de faire venir des stars dans la force de l’âge et de remporter des trophées, ce qui a été le cas à l’échelle nationale. De plus, la mise en place de la chaîne BeIn Sports, en 2011, a été un autre moyen de gagner en visibilité en obtenant notamment la diffusion de certains matches des Euros 2012 et 2016, des Coupes du monde 2014 et 2018, ainsi que de la Ligue 1 et de la Champions League. Enfin, l’attribution de la Coupe du monde 2022 au Qatar a été un formidable tremplin pour le pays. L’exposition médiatique lors de grands rendez-vous sportifs est en effet un moyen de s’affirmer sur la scène internationale. Le fait que la FIFA compte plus de membres que l’ONU est d’ailleurs tout sauf anecdotique (209 membres contre 192) (3).
Le sport et la géopolitique sont étroitement imbriqués. Pour l’historien Pierre Milza, le football “contribue au maintien d’un nationalisme résiduel” (2). Dans le cas du Golfe arabo-persique, ce nationalisme est exacerbé par les rivalités qui s’y jouent entre, d’un côté, le Qatar, et de l’autre, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Cette dernière, dont l’image a été fortement écornée par l’affaire Khashoggi, souhaiterait profiter de “l’empire du ballon rond” pour redorer son blason. Manchester United, club le plus titré d’Angleterre, serait la cible de l’intérêt du prince héritier saoudien, Mohammad ben Salman (MBS). En effet, selon le tabloïd The Sun, MBS pourrait débourser un peu plus de quatre milliards d’euros pour s’offrir les Red Devils, actuellement aux mains de la famille américaine Glazer (4).
Ironie de la situation, si l’Arabie saoudite venait à acquérir Manchester United, la rivalité avec le Qatar créerait une rivalité informelle entre les Red Devils et le Paris Saint-Germain… ces deux clubs étant, par ailleurs, adversaires en huitièmes de finale de la Champions League.
Perspectives :
- Suite à la publication du Sun sur le supposé intérêt de Mohammad ben Salman pour Manchester United, le ministre saoudien de l’information, Turki al-Shabanah, a tenu à démentir cette idée sur Twitter en la qualifiant de “complètement fausse”.
- S’il devenait officiel, le rachat de Manchester United s’inscrirait dans le projet Vision 2030 voulu par le prince héritier. L’objectif est de diversifier l’économie saoudienne en s’écartant de la dépendance pétrolière, tout en mettant en place des projets visant à donner du travail à la jeunesse du pays.
Sources :
- BONIFACE Pascal, L’Empire foot — Comment le ballon rond a conquis le monde, Armand Colin, 2018.
- FIORINA Jean-François, Géopolitique du football — L’un des derniers espaces de domination de l’Europe ?, Comprendre les enjeux stratégiques, 135, 12/06/14.
- GERMAIN Valentin, La diplomatie du sport au Qatar, Les Clés du Moyen-Orient, 29/07/13.
- HUTCHINSON John, Saudi Prince steps up £3.8bn Man Utd takeover as he looks to tempt Glazers to sell before next season, The Sun, 18/02/19.
- Le Louvre s’y installe : Abu Dhabi capitale du ‘soft power’ culturel de l’après pétrole, LCI, 08/11/17.
- Emirats/Qatar, un combat sans merci pour l’hégémonie du ‘soft power’, Tendances Trends, 06/11/17.
Maxime Onfray