Bruxelles, Paris, Berlin. Margrethe Vestager était jusqu’ici la Commissaire Européenne à la mode. L’opinion avait applaudi son audace lorsqu’elle a mis à l’amende les géants américains du numérique. Elle incarnait la fin de la “naïveté” prétendue de l’Union face à la mondialisation et le meilleur atout de la “Commission plus politique” souhaitée en 2014 par Jean-Claude Juncker. Cette image aura volé en éclats mercredi 6 février avec son opposition à la fusion des activités ferroviaires d’Alstom et de Siemens.

La constitution d’un “Airbus de l’Énergie” ou d’un “Airbus du Rail” par la fusion de ces deux fleurons industriels est, depuis deux décennies, un dossier capital de la relation franco-allemande. En 2004, Alstom, alors un conglomérat en grande difficulté financière avait évité, grâce au soutien du ministre Nicolas Sarkozy, un démantèlement de ses activités Énergie au profit de Siemens (4). Dix ans plus tard, c’était pour empêcher la vente de ce même Alstom Énergie au géant américain General Electric que Siemens, soutenu cette fois par le ministre Arnaud Montebourg, avait offert d’échanger une partie de ses activités ferroviaires contre la branche Énergie du français. Mais Alstom avait jugé l’offre allemande insuffisante.

La constitution du géant CRCC (premier constructeur mondial) par la fusion en 2015 des deux principaux groupes ferroviaires chinois, avec pour objectif avoué le développement à l’export, aura suffisamment inquiété ces frères ennemis pour qu’ils envisagent finalement une fusion amicale – en pratique un rachat par Siemens sous gestion française. En remportant une série de contrats au Moyen-Orient et en Amérique du Sud, puis en s’imposant en 2016 face à Alstom dans un appel d’offres en République tchèque (1), CRCC a en effet prouvé sa capacité à pénétrer les “chasses gardées” des Européens et à se placer au niveau des exigeantes normes occidentales, tout en conservant le monopole de fait du marché chinois.

Son développement s’appuie sur la croissance très rapide du réseau domestique – 22 000 km de lignes à grande vitesse ouvertes en dix ans, soit 9 fois le réseau TGV français (3), auxquelles s’ajoutent de nombreuses lignes secondaires et urbaines – qui assure à CRCC la commande régulière de grandes séries – 200 trains à grande vitesse par an -, rares dans cette industrie, et qui permettent d’amortir les coûts de R&D. L’avance technologique des industriels occidentaux, déjà limitée par les transferts de technologie qu’ils ont dû consentir dans les années 2000 pour entrer brièvement sur le marché chinois, s’est donc très vite réduite, tandis que leurs marges pour investir et innover, sur un réseau européen déjà largement équipé, restent faibles.

Dans ces conditions, la fusion Alstom-Siemens avait sonné comme une consolidation-symbole pour toute l’industrie européenne, et l’opposition de la Commission Européenne a suscité des réactions politiques agacées. Si l’indignation française, qui regrette “une faute politique et une erreur économique” et appelle à revoir les règles de concurrence était attendue, le soutien de Berlin est une nouveauté, concomitante aux craintes éprouvées depuis le rachat-prédateur de la pépite Kuka par la Chine en 2016 et à l’ambition industrielle franco-allemande manifestée dans le traité d’Aix-La-Chapelle.

La Commission, quant à elle, souligne son obligation de respecter les règles, la part de marché écrasante du nouveau groupe sur la très grande vitesse et la signalisation – activités à haute valeur ajoutée – et le peu de risques de pénétration du marché européen par CRCC à moyen terme. La fusion risquerait selon Margrethe Vestager de se faire au dépens des consommateurs et des industriels des autres États membres, quatre États ayant exprimé des craintes à ce sujet (5).

S’il semble que Paris et Berlin s’accordent sur une volonté de réforme de la politique industrielle et de concurrence de l’Union, on peut toutefois s’interroger sur le choix du secteur ferroviaire pour initier cette réflexion.

Industrie à maturité, où l’Europe dispose de deux leaders mondiaux dotés de carnets de commande bien remplis (celui d’Alstom pèse 38,2 milliards d’euros), d’autres options de consolidation (l’espagnol Talgo, le franco-canadien Bombardier, le suisse Stadler) et d’un marché local protégé par d’importantes barrières non tarifaires, le secteur semble moins prioritaire que les batteries automobiles – où le leadership chinois est écrasant (2) -, l’intelligence artificielle ou encore les énergies nouvelles. Mais le ferroviaire, industrie populaire – particulièrement en France avec la fierté nationale qu’est le TGV- est un objet politique idéal pour incarner l’ambition d’une politique industrielle européenne d’ici mai 2019.

En ce sens, la “Commission politique” aura peut être manqué, sur ce dossier très technique, de sens politique plutôt que de vision industrielle.

Perspectives :

  • Le ferroviaire apparaît comme un secteur emblématique de l’émergence d’une concurrence industrielle chinoise de long terme, mais la décision de la Commission pointe du doigt les risques de quasi-monopole sur le marché européen à moyen terme. Un débat sur les règles de concurrence devrait s’engager d’ici les élections de mai.
  • La France et l’Allemagne sont d’accord pour proposer une réforme des règles de concurrence. Toutefois, de nombreux États membres, attachés aux vertus du marché ou disposant d’une faible base industrielle, pourraient s’y opposer. La nouvelle Commission reprendra-t-elle ce projet de réforme ?
  • La consolidation du secteur ferroviaire ne va pas pour autant s’interrompre. De nombreuses options sont sur la table, les marchés favorisant un rapprochement Alstom-Bombardier. Sur le long terme, le maintien de deux industriels majeurs en Europe dans ce secteur apparaît comme peu probable, mais Alstom et Siemens ont le temps d’attendre une inflexion politique.

Sources :

  1. China Railway Construction Corporation, Site de CRCC, rubrique international.
  2. DAVESNE Solène, Créer un Airbus des batteries, pas si simple, l’Usine Nouvelle, 20 dec. 2018.
  3. GRASSET Loic, Le TGV chinois nouvelle référence mondiale, 20 août 2018, le Journal du Dimanche.
  4. KRON Patrick, Le Sauvetage d’Alstom, Journal de l’Ecole de Paris du Management, , N°72, 2008.
  5. Berlin et Paris préparent leur riposte au non de l’UE à la fusion Alstom-Siemens, L’Usine Nouvelle, 6 février 2019.

Benjamin Carantino