Tandis que l’Europe fera face à des changements majeurs au cours de l’année 2019, dans un environnement international profondément moins favorable aux intérêts européens, le couple franco-allemand devient toujours plus indispensable. Une étude menée par le Conseil européen pour les relations internationales (ECFR) met en évidence de nouvelles données qui auront un intérêt pratique pour ceux qui élaborent des stratégies de partenariat dans l’Union européenne (UE).
Les think tankers ne sont pas des thérapeutes de couple. Et le couple franco-allemand a souvent été suffisamment analysé. Pour autant, l’enquête « EU28 Survey », menée auprès de 800 décideurs politiques et professionnels travaillant sur les affaires européennes durant l’été 2018, révèle que les gouvernements nationaux ne parviennent pas à construire des coalitions stables et solides afin d’atteindre des objectifs communs. Les décideurs politiques de chaque État membre devraient en conséquence réfléchir de manière plus créative aux partenariats européens et aux formats de coopération auxquels leurs gouvernements prennent part.
Le « EU Coalition Explorer », un explorateur de données interactif basé sur le EU28 Survey, montre les modèles de coopération actuels, les priorités politiques des gouvernements et leurs préférences de partenariat pour les années à venir. L’une des principales conclusions de l’étude est de faire ressortir que les gouvernements européens n’exploitent pas le potentiel qui s’offre à eux de créer de former des coalitions.
L’Union est organisée autour de partenariats bilatéraux et de petits groupes qui ne sont toutefois pas en mesure de donner un nouvel élan au projet européen en raison de leurs divergences de priorités. Lorsque l’on analyse les données de chaque relation bilatérale, il est frappant de voir que sur un total (théorique) de 364 binômes, il n’y a que huit tandems montrant des relations fortes et équilibrées, avec des contacts fréquents, une forte réactivité et des intérêts communs. Ces tandems forts et équilibrés sont aussi rares que familiers : la France et l’Allemagne, la République tchèque et la Slovaquie, la Hongrie et la Pologne, l’Espagne et le Portugal. S’y ajoutent 14 binômes équilibrés mais aux relations assez faibles ainsi que près de 100 tandems dont les relations bilatérales sont déséquilibrées. Les deux tiers de l’ensemble des relations bilatérales possibles qui restent n’apparaissent pas, ou à peine, dans les données.
La force du partenariat entre Paris et Berlin pour les grands défis de l’Union européenne
Regardons de plus près le couple franco-allemand. La France et l’Allemagne sont le couple le plus puissant au cœur de l’Union européenne. Sur l’ensemble des indicateurs de coopération, Paris et Berlin entretiennent le partenariat le plus étroit. Cette centralité ne résulte pas seulement des réponses françaises et allemandes à l’enquête : les professionnels de la politique de l’ensemble de l’UE sont quasi unanimes sur le fait que la France et l’Allemagne figurent parmi les pays les plus influents de l’Union, suivis par les Pays-Bas. Ils perçoivent généralement Paris et Berlin comme les plus fervents partisans d’une intégration européenne plus profonde, et la France comme plus déterminée que l’Allemagne à montrer la voie vers « plus d’Europe. » Depuis la dernière enquête EU28 Survey, réalisée en 2016, les personnes interrogées considèrent la France comme un « Européen engagé » plus que la Belgique ou l’Allemagne, qui étaient en tête il y a deux ans. Cela résulte sans doute de la position clairement pro-européenne du président Emmanuel Macron. « L’effet Macron » tel qu’il apparaît dans l’enquête suggère encore que l’Europe souhaite davantage de leadership.
La France et l’Allemagne sont donc citées comme les partenaires privilégiés capables de relever les trois défis que les participants à l’enquête ont identifiés comme les trois enjeux politiques (parmi une liste de 18 projets) les plus importants pour l’Europe au cours des cinq prochaines années : une politique commune en matière d’immigration et d’asile, une politique budgétaire unique associée à une meilleure gouvernance de la zone euro et l’achèvement du marché unique.
Alors que les tensions au sein de l’Union continuent de croître, Paris et Berlin doivent faire usage de leur influence individuelle et combinée. Or, bien que le couple franco-allemand demeure la coalition de référence, l’étude révèle les limites de cette relation bilatérale cruciale.
À première vue, la France et l’Allemagne semblent avoir de nombreux intérêts communs. L’enquête de 2018 s’est par conséquent interrogée plus profondément que l’édition précédente sur les relations entre la France et l’Allemagne. Les personnes interrogées en Allemagne et en France ont été invitées à évaluer plus en détail le consensus et les différentes opinions sur différents sujets politiques.
En matière de politique budgétaire et de gouvernance de la zone euro, les participants perçoivent un fort potentiel d’action commune entre la France et l’Allemagne pour les deux prochaines années. Afin qu’une tentative de réforme de la zone euro réussisse, il est indispensable que Paris et Berlin s’entendent au préalable. Cependant, la majorité des personnes interrogées considèrent ce domaine comme l’un des plus à même de susciter la controverse entre leurs gouvernements respectifs. C’est en effet un domaine dans lequel le niveau actuel d’accord est perçu comme étant moyen voire faible – dans des proportions presque égales. Ces résultats témoignent de la difficulté pour le « moteur franco-allemand » à obtenir un accord sur la réforme de la zone euro. Mais elles montrent aussi que les deux pays sont très conscients leurs positionnements politiques respectifs, illustrant ainsi la maturité de cette relation bilatérale.
Un partenariat moins évident sur d’autres sujets cruciaux
La situation est moins claire sur trois autres sujets politiques fondamentaux : la politique en matière de migration, de réfugiés et d’asile ; les structures et l’intégration européennes en matière de défense ; et la réforme des institutions européennes. Les points de vue des participants à l’enquête sur ces questions divergeaient davantage encore que sur la politique budgétaire et la gouvernance de la zone euro.
La plupart des personnes interrogées estiment qu’il existe un consensus moyen entre la France et l’Allemagne sur la politique en matière de migration, de réfugiés et d’asile. Par rapport aux Français, un plus grand nombre d’Allemands perçoivent un fort consensus dans ce domaine. Ces résultats illustrent peut-être certains vœux pieux des Allemands qui sont susceptibles de mettre davantage l’accent sur une approche commune dans ce domaine.
Une tendance similaire se dessine dans le domaine de la défense européenne. Un nombre presque égal de répondants en France et en Allemagne ont perçu un niveau moyen de consensus sur ce point. Mais un nombre plus important d’Allemands que de Français ont perçu un fort consensus, tandis que de façon symétrique, une proportion bien supérieure de Français ont perçu un faible niveau de consensus. Si ces constats reflètent la volonté des Allemands de renforcer la défense européenne face aux nouveaux défis de sécurité en Europe et à ses frontières, les Français sont peut-être fondamentalement plus sceptiques quant à l’engagement de l’Allemagne dans de tels efforts. Ou encore, les répondants français pourraient douter de la capacité de l’Union à faire fonction de cadre pour la coopération européenne en matière de défense.
La coopération entre la France et l’Allemagne semble relativement plus aisée dans trois domaines : le numérique, le climat et les politiques communes en matière de frontières et de garde-côtes. Dans tous ces domaines, les répondants français et allemands estiment qu’il existe un potentiel important pour la poursuite de l’intégration européenne au cours des deux prochaines années, ainsi que relativement peu de désaccords entre Paris et Berlin. Évidemment, d’autres États membres doivent être associés à ces projets.
Mais sur qui d’autre compter ? D’après les données de l’enquête, la France reçoit beaucoup d’attention de la part des sept États membres du Sud de l’UE, notamment l’Espagne, le Portugal et l’Italie. Parmi ces pays, c’est d’ailleurs l’Espagne qui apparaît le plus visiblement sur le radar français. Pour les grandes priorités françaises, les partenaires privilégiés se trouvent presque exclusivement parmi les États membres les plus anciens. La position de la France à l’Est et au Nord de l’Union est en revanche beaucoup plus faible que celle de l’Allemagne. Le Triangle de Weimar, composé de la France, l’Allemagne et la Pologne, n’est aujourd’hui que rhétorique : les références franco-polonaises apparaissent rarement dans les résultats.
Vers davantage d’intégration
Dans ce contexte, la France et l’Allemagne devraient s’adresser activement aux États qui sont le plus en faveur d’une intégration approfondie, lesquels pourraient, à leur tour, relayer d’éventuelles initiatives vers les autres partenaires. Pour l’Allemagne, il s’agit principalement des Pays-Bas et de la Suède, et dans une moindre mesure de la Finlande, de la Belgique et de l’Autriche. Ces pays-là font partie d’un groupe que nous avons appelé les « 7 prospères » : les trois États scandinaves (Danemark, Finlande et Suède), ceux du Benelux (Belgique, Luxembourg et Pays-Bas) et l’Autriche.
L’importance de ce groupe des « 7 prospères » augmenterait (surtout après le Brexit) s’ils consolidaient leur propre coopération et se rapprochaient d’autres pays comme l’Irlande, les pays baltes ou la Slovénie. Paris et Berlin ont déjà reconnu l’opportunité de renforcer leurs réseaux avec ce groupe d’États plus petits, comme le montre les visites d’Emmanuel Macron au Danemark et en Finlande ou encore l’initiative du ministère allemand des Affaires étrangères pour le renforcement du dialogue avec des États partageant les mêmes idées (« Like-minded initiative »). Berlin et Paris devraient également se rapprocher de Madrid, où l’on constate un regain d’intérêt pour un rôle plus fort de l’Espagne au cœur des politiques européenne.
Le couple franco-allemand fait face à la pression pour aller au-delà des questions consensuelles. Il doit démontrer son énergie commune pour guider l’Union dans son ensemble. Cela vaut en particulier pour la poursuite de la réforme de la zone euro et pour la sécurité européenne. Alors que les données de l’ECFR suggèrent que la France et l’Allemagne ont développé un sens aigu de leur responsabilité stratégique pour maintenir l’Union à flot, atteindre cet objectif ne sera pas suffisant pour lui permettre de faire face aux forces centrifuges actuelles.
L’Allemagne et la France doivent créer un nouveau centre de gravité avec un groupe de pays européens favorables à l’intégration. Ce groupe devrait entreprendre des projets concrets pour renforcer la cohésion économique, en liant la politique d’immigration et d’asile à une protection commune des frontières et à un partage des charges financières, ou à une politique de défense européenne crédible. Il est temps pour le couple franco-allemand de prendre l’initiative sur ces terrains.