Nairobi. Au cœur de la ville moderne de Nairobi se trouve Dusit, un complexe de bureaux, magasins de produits de luxe, restaurants et un “hôtel-boutique”. Un lieu pour les riches Kenyans et les voyageurs d’affaires, avec une seule voie d’accès gardée par une compagnie de sécurité privée qui fouille toute les voitures y entrant. Le mardi 15 janvier, vers 15h00, cet îlot de paix qui rappelle Dubaï est secoué par une explosion suicide dans le lobby de l’hôtel, suivi par l’apparition de quatre ou cinq militants bien armés qui ouvrent le feu sur les clients terrorisés. Il faudra jusqu’au lendemain matin pour que la police kenyane achève le dernier des assaillants. Bilan : au moins 21 morts, dont un Américain, un Britannique, un policier et les cinq terroristes (2).

Al Shabaab, le groupe islamiste Somalien, a réclamé l’attentat et son porte-parole a expliqué deux jours plus tard que c’est en représailles contre la reconnaissance par Trump de Jérusalem comme capitale de l’Israël (3). Cette motivation géopolitique semble une invention post facto. Certains commentateurs rappellent que c’est le troisième anniversaire de l’attaque des militants contre la base militaire kenyane à El Adde, en Somalie, qui fit près de 150 morts en 2016 : l’opération militaire la plus sanglante de l’histoire d’Al Shabaab. D’autres spéculent sur la présence à l’hôtel du président Haaf de la région fédérale somalienne de Galmudug (7).

Quoi qu’il en soit, ce coup porté au pouvoir et au public Kenyan démontre que Al Shabaab est encore capable de monter des opérations complexes en territoire ennemi. Le groupe, qui continue à demander la retraite des troupes étrangères de la Somalie, y contrôle encore 30 à 40 % du territoire (4) et est présent dans le reste du centre et du sud du pays – y compris à Mogadiscio, où la plupart des commerces sont obligés de lui payer un “impôt de guerre” (6).

Selon des experts internationaux de la lutte anti-terroriste, les services de sécurité kenyans étaient informés de la possibilité d’une attaque (1) ; après l’attaque sur le centre commercial de Westgate en 2013 (67 morts) il est apparu que ces services portaient une part de responsabilité (5). C’est un constat amer pour les Américains et les Britanniques qui ont tant investi dans la capacité de la lutte anti-terroriste au Kenya. Mais la détection des terroristes est d’autant plus difficile que deux attaquants venaient des environs de la capitale et n’étaient pas somaliens (8).

En effet, même si Al Shabaab est avant tout un mouvement nationaliste, la régionalisation du conflit due à l’intervention AMISOM (chapeauté par l’Union Africaine avec le soutien financier de l’Europe, logistique des Nations Unies et sécuritaire des États- Unis) l’a amené à chercher des recrues dans les pays contributeurs de troupes, notamment au Kenya et en Ouganda. La marginalisation des communautés musulmanes le long de la côte produit bien sûr un vivier fertile, mais le recrutement de Kenyans qui ne sont d’origine ni musulmane ni somalienne est un fait plus récent. Dans un pays où le modèle économique creuse rapidement les écarts de richesse, l’attaque sur cet îlot de luxe qu’est Dusit prend une dimension presque sociale.

Perspectives :

  • Une nouvelle attaque d’Al Shabaab à Nairobi n’est pas nécessairement à craindre à court terme. Al Shabaab joue au Kenya un jeu de longue haleine et pourra attendre quelques années (comme depuis Westgate) avant de monter une nouvelle attaque, quand les services de sécurité seront moins aux aguets.
  • Le recrutement de Al Shabaab au Kenya va bon train, mais ne se limite pas aux populations musulmanes de la côte, contrairement à la supposition communément admise. Si d’autres groupes sociaux au Kenya, avec d’autres revendications, commencent à s’identifier au combat que mène Al Shabaab, il y a dès lors un risque d’épanchement.

Sources :

  1. BURKE Jason, Kenya received warnings of imminent Al-Shabaab terror attack, The Guardian, 16 janvier 2019.
  2. Statement by Inspector General Boinnet, Daily Active Kenya, 16 janvier 2019.
  3. DHEERE Ali, Déclaration faite par le porte-parole de Al Shabaab Sheikh Ali Dheere le matin du 17 janvier, et postée sur les sites pro-Al Shabaab ainsi que sur twitter.
  4. INDERMUEHLE Jordan, Al Shabaab Area of Operations in Somalia : October 2017, Critical Threats, 17 octobre 2017.
  5. MARUF Harun, In Somalia, businesses face ‘taxation’ by militants, VOA, 3 décembre 2018.
  6. LIND Jeremy, Inconvenient truths for Kenya after Westgate attack, The Conversation, 7 octobre 2013.
  7. Radio Dalsan (@DalsanFM), tweet du 15 janvier 2019.
  8. Two Dusit killers were from Kiambu, Nyeri, The Star, 17 janvier 2019.

Robert Kluijver