Ankara. Après avoir annoncé le 19 décembre dernier le retrait « le plus rapidement possible » des troupes américaines présentes en Syrie, Donald Trump a tenté de rassurer ses alliés… à sa manière. Face à la possibilité d’une offensive turque sur les positions des kurdes, le président américain a ainsi promis de « dévaster l’économie turque » en cas d’attaque, dans un des tweets dont il est coutumier (1).
Derrière la rhétorique de Trump, c’est bien la question de la concrétisation des alliances américaines qui se pose. La tension américano-turque peut ainsi être vue comme un cas d’étude des évolutions de la guerre moderne et de la diplomatie qui lui est associée.
En simplifiant, on peut dire que la Turquie est un allié historique des États-Unis, depuis son intégration dans l’OTAN dès 1952. Par ailleurs, la Turquie voit comme une menace vitale envers son intégrité territoriale le contrôle d’une large partie du Nord syrien et irakien par des milices kurdes, ce qui pourrait aboutir à la création d’un Etat kurde indépendant. C’est la hantise absolue d’Erdoğan, qui veut y répondre militairement. En effet, la communauté kurde représente 16 % de la population turque, et ses relations avec l’État central sont très conflictuelles. Le maintien du contrôle de cette population et de ses territoires, dans la dynamique de recomposition territoriale ayant cours dans la région, est donc d’une importance capitale pour Ankara. Or, les Turcs se heurtent à l’opposition frontale de leurs alliés américain et européens, qui comptent sur les forces kurdes pour avoir un maximum de poids diplomatique mais aussi militaire via ces troupes au sol (les occidentaux adoptant le mode d’intervention “Light footprint”, privilégié après les engagements coûteux en Afghanistan et en Irak). Dès lors l’opposition entre Turcs et Américains paraît irrémédiable.
Mais en regardant de plus près le texte régissant le fonctionnement de l’OTAN, la lecture de cette confrontation paraît beaucoup moins évidente. L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord précise : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles […] sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence, elles conviennent [de prendre] aussitôt, individuellement et d’accord avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique-Nord » (4). Si « l’attaque armée » envisagée à l’époque concernait une agression étatique venant de la Russie et de ses alliés, l’interprétation de cet article 5 est aujourd’hui bien plus complexe.
Par exemple, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), une organisation kurde visant à l’indépendance des territoires kurdes en Turquie, est considérée comme terroriste tant par la Turquie que les États-Unis ou l’Union Européenne (les tentatives légales d’organisation des revendications kurdes, à travers le parti HDP, se heurtent tant à la répression du gouvernement qu’à la perception publique des attentats du PKK). Profitant du conflit syrien, une grande partie de ses combattants se sont intégrés aux bataillons kurdes syriens ou irakiens pour soutenir par les armes la cause de l’indépendance kurde. Pour les Turcs, cet État indépendant servirait de base arrière au PKK et pourrait déboucher sur une remise en cause de l’intégrité territoriale de la Turquie, ce qui permet d’expliquer la réaction d’Erdogan.
C’est sur ce constat que se base toute l’ambiguïté actuelle de l’article 5, susceptible de faire évoluer la position de Washington sur la question kurde. Ce type de nouvelle conflictualité, théorisé sous le nom de « guerre hybride » (2), est de plus en plus commun dans le scénario de conflit. Par exemple, ce sont les “petits hommes verts” (et non les Russes) qui ont annexé la Crimée (3). La confusion se reproduit aujourd’hui même encore dans l’Est de l’Ukraine où derrière le terme de « séparatistes pro-russes » se cache un soutien militaire de Moscou… Une situation qui frappe par sa ressemblance avec le soutien américain aux kurdes.
La crise américano-turque, loin d’être un conflit uniquement régional, illustre donc les nouveaux enjeux de l’Alliance. Il s’agit d’envisager les nouvelles réponses entre alliés à ces nouvelles conflictualités mais également de s’adapter à la nouvelle doctrine « America First » impulsée par Donald Trump, plus enclin à satisfaire ses propres intérêts aux dépens de ses alliés, comme le montre la récente lettre de démission du secrétaire à la défense Jim Mattis : « La force de notre nation est inextricablement liée à la force de notre système unique et complet d’alliances et de partenariat […] il faut traiter les alliés avec respect » (5).
Loin d’être une mauvaise nouvelle pour l’Europe, l’émergence de ces nouvelles formes de conflit pourrait permettre au Vieux continent de faire bloc, tant sur le plan diplomatique que militaire. Mais cette réponse commune européenne dépend en grande partie de l’interprétation par l’Union de l’article 42 du traité de Lisbonne, qui inclut une clause de défense mutuelle, sorte de pendant de l’Union à l’article 5 de sécurité collective de l’OTAN.
Perspectives :
- Mise en oeuvre de l’article 4 (selon ce qui est disponible officieusement) du traité franco-allemand qui sera signé à Aix-la-Chapelle le 22 janvier 2019.
- Politique mise en place par Patrick Shanahan, remplaçant de Jim Mattis comme Secrétaire à la Défense des Etats-Unis.
Sources :
- TRUMP Donald, Tweet du 13 janvier 2019.
- BARBIN Jéronimo, La guerre hybride : un concept stratégique flou aux conséquences politiques réelles, Les Champs de Mars 2018/1 (N° 30 + Supplément), pages 109 à 116.
- Ukraine : qui sont ces mystérieux « hommes verts » ?, Le Point, 18 avril 2014.
- OTAN, Le Traité de l’Atlantique Nord, 4 avril 1949.
- READ : James Mattis’ resignation letter, CNN, 21 décembre 2018.
Erwan Leroy