Moscou. On dit le Russe fataliste. C’est cela qui, peut-être, explique son goût pour la morale fontainienne. Aussi suffit-il, comme lui raconte désormais une anecdote populaire, de demander au Russe s’il votera la prochaine pour Poutine, pour qu’un non ou qu’un oui fassent indifféremment tomber tout entier le fromage. Le résultat serait-il toujours le même dans ce pays dont Grossman écrivait bien plus tard qu’il avait « vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais qu’il [n’avait] jamais vu une chose, la démocratie »1 ?

Mars 2018 n’y fera pas exception. Réélu sans surprise Président de la Fédération de Russie jusqu’en 2024, Vladimir Poutine devrait céder le pouvoir à l’âge de 72 ans, à moins qu’une modification de la Constitution le prolonge encore à la tête de l’Etat. Si la Russie a aussi vu la gérontocratie, il est néanmoins peu vraisemblable que Vladimir Poutine, conscient, en fin de compte, de la fragilité de son pouvoir, ne se permette pareil tour de force. Sa chute dans les sondages, quoique limitée, rappelle la fragilité d’un pouvoir qui concentre d’immenses prérogatives dans un pays où le mécontentement social, désormais fidèlement documenté2, s’accentue d’années en années – qu’il s’agisse du système de santé, d’éducation, de travail ou des infrastructures, le bilan est globalement négatif. La réduction du budget militaire, pressentie par la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS)3, permettrait à l’économie russe de respirer, alors que les prévisions de l’IMF ne sont guère plus encourageantes4.

Certaines réformes sont pourtant indispensables à l’assouplissement d’une économie politique structurellement ternaire, c’est-à-dire partagée entre un secteur des hydrocarbures riche mais dépendant, un secteur industriel pourvoyeur d’emploi mais sous perfusion rentière, et un secteur tertiaire, financier et bancaire étouffé par une corruption endémique et des charges administratives kafkaïennes5 .

Tout autoritarisme est crispé à l’idée se trouver un nouveau maître d’œuvre : c’est là sa faiblesse, pointée par Montesquieu. Toutes proportions gardées, la Russie de Vladimir Poutine devra, à l’instar des voisins centrasiatiques, négocier ce tournant. Il est prématuré pour le Groupe d’études géopolitiques (GEG) de se mêler à la foule bavarde d’experts qui déjà glose à ce virage. La Russie est capable de transformations. L’Europe devrait l’y aider, comme l’a courageusement rappelé Jean-Claude Juncker l’été dernier6. La tâche s’avère cependant difficile, y compris pour Emmanuel Macron, dont l’ambition d’une refonte de la soi-disant architecture de sécurité européenne7 ressemble, à l’aune des inepties trumpiennes ou des moyens diplomatique de plus en plus limités de la France8, à un vœu pieux. Les graves revers diplomatiques de l’année 2018, comme l’affaire Skripal ou les tensions récentes dans le détroit de Kertch, n’y aideront pas plus.

Soyons néanmoins assurés d’une chose : la Russie observe d’une œil attentif les élections parlementaires européennes de mai 2019, qui porteront vraisemblablement au pouvoir des formations politiques, sinon plus favorables à la Russie, du moins plus attentives à son révisionnisme. La question des sanctions européennes devrait par exemple être remise sur la table par l’Italie9 dans le courant de l’année. Elle s’accompagne d’un cortège de sous-questions : l’unité européenne se brisera-t-elle sur son grand voisin oriental ? La Russie va-t-elle devenir exportatrice d’idéaux conservateurs en Union européenne, longtemps importatrice malheureuse du libéral-démocratisme ? L’Union européenne, symétriquement opposée à la « puissance pauvre » russe, sera-t-elle néanmoins capable de lui tenir tête dans la sphère sécuritaire ?

Sources :

[1] Vassili Grossman, Vie et Destin, 1980 (rédaction achevée en 1962)

[2] https://www.monde-diplomatique.fr/2018/11/CLEMENT/59234

[3] https://www.frstrategie.org/publications/notes/le-discours-du-1er-mars-de-vladimir-poutine-quels-messages-04-2018

[4] https://themoscowtimes.com/news/imf-raises-russias-gdp-growth-forecast-to-1-8-percent-in-2019-63127

[5] https://www.chathamhouse.org/publication/troubled-times-stagnation-sanctions-and-prospects-economic-reform-russia

[6] https://www.theguardian.com/world/2018/may/31/russia-bashing-must-stop-says-jean-claude-juncker

[7] https://club.bruxelles2.eu/2018/08/emmanuel-macron-veut-une-nouvelle-architecture-europeenne-de-securite/

[8] https://www.lemonde.fr/international/article/2018/12/28/le-blues-des-diplomates-du-quai-d-orsay_5403091_3210.html

[9] https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Russes-Italiens-veulent-relancer-dialogue-entre-Moscou-lEurope-2018-10-28-1200979210