Alors que 2018 s’achève pour céder la place à une année qui s’annonce, déjà, décisive pour l’avenir de l’Europe, Archives et discours vous propose un détour historique, en revenant aux voeux de la fin d’année 1918. Tandis que l’Occident sort de l’une des plus terribles crises de son histoire, quels sont les ambitions, les attentes et les espoirs exprimés par les personnalités européennes pour l’année 1919, pleine de promesses et d’angoisses ?
Extrait de Ce que sera 1919, Marcelle Tinayre, une du Petit Journal, 1er janvier 1919
Que sera 1919 ? L’année de la Paix, couronnée d’olivier, porteuse de palmes et de gerbes, la belle année du travail fécond, de la concorde et de l’amour ? Les uns disent : « Oui, sûrement ». Et d’autres : « Qui sait ? » Mais 1919 sera ce que nous voudrons qu’elle soit.
Le caractère d’un homme crée sa destinée. La volonté d’un peuple crée la sienne. Qui ne veut pas mourir vivra, malgré les désastres. Qui ne veut pas vivre mourra, malgré la fortune favorable. Ayons la volonté de vivre !
Je voudrais que tous les braves gens – et parmi eux toutes les femmes de coeur – formassent un grand parti non pas étranger, mais supérieur à la politique. Je voudrais qu’ils fussent d’accord pour reconstruire la maison nationale, pour la faire vaste, claire, nette, ouverte à tous.
Et sur le fronton de cette France nouvelle, comme sur celui des édifices tout blancs où les ouvriers plantent un drapeau, nous inscrirons la date de la nouvelle ère : 1919.
En effet, si l’armistice signé le 11 novembre consacre la paix pour une partie du Continent, le solde du conflit est encore à régler et l’Europe est loin d’avoir retrouvé la sérénité. Outre les conflits qui se poursuivent en Orient, les conférences de la paix, à Versailles, à Sèvres et ailleurs, s’annoncent comme de rudes batailles politiques et diplomatiques. À l’intérieur des pays vainqueurs, les doctrines s’opposent, entre soutien aux revendications des mouvements des nationalités et positions les plus revanchardes. Sur le plan international, les intérêts territoriaux divergents s’annoncent d’emblée difficiles à concilier. Ainsi, deux mois après la suspension des combats, l’euphorie de la victoire laisse place à d’intenses débats politiques et à de nombreuses discussions sur l’avenir et la construction de l’Europe. Georges Clemenceau, dans un discours devant la Chambre des Députés durant la séance de nuit du 29 décembre, défend ses positions et mesure clairement la difficulté de l’entreprise.
Extrait du discours prononcé par Georges Clemenceau le 29 décembre 1919, retranscrite dans l’Homme Libre, daté du 1er janvier 1919.
Seulement, messieurs, quand je parle de garanties internationales sur lesquelles la lumière n’est pas encore faite et qui seront peut-être plus difficiles à établir dans la réalité que dans les discours ou les écrits, il m’est permis de dire que si on laisse à la France le soin d’établir sa propre défense, car elle ne veut plus, elle d’abord, revoir les invasions, j’accepte pour ma part avec joie toute addition de garanties supplémentaires qui nous sera fournie. Je vais même plus loin. S’il est établi que ces garanties supplémentaires sont telles que nous puissions faire des sacrifices de préparation militaire, en ce qui me concerne, je les ferai avec plaisir, car je ne tiens pas à imposer à mon pays des charges inutiles.
Seulement je prie qu’on veuille bien réfléchir.
On vient nous dire : Vous allez faire une paix de justice, et si vous la faites, tout deviendra facile – vous avez entendu maints couplets à cet égard. Je prie qu’on réfléchisse à la situation actuelle de la carte du monde. Ce n’est pas un tribunal suprême du ciel ou des enfers qui a déterminé les limites de chaque Etat. Minos, Eaque et Rhadamante sont tout à fait étrangers à cette distribution. […]
La vérité est que, depuis les temps les plus reculés de l’Histoire, les peuples se sont éternellement rués les uns sur les autres pour la satisfaction de leurs appétits et de leurs intérêts égoïstes. Ce n’est pas moi qui ai fait cette histoire, pas plus que vous. Elle est. Dans ma jeunesse encore dans les lycées, où je n’étais pas toujours un très bon élève, comme quelques-uns d’entre vous sans doute, on m’apprenait, en fait d’histoire, qu’une série de batailles. Puis, quand on m’avait appris cela, on me disait : “Vous savez l’histoire de France !”. Et je ne soupçonnais pas ce que c’était que l’histoire de France. Il a fallu que je sortisse des écoles pour l’apprendre, pour la connaître et pour la juger.
Eh bien ! messieurs, c’est la situation aujourd’hui. Cela ne vous est pas attribuable pas plus qu’à moi. Tout ce passé des peuples, avec les hasards des guerres et des victoires, des conquérants, des faiblesses, des déchéances de quelques races, a amené par un concours de batailles effroyables, qu’on ne pourrait pas dénombrer, des régions limitées suivant que la poussée a été plus ou moins forte dans certaines endroits ou dans certains autres.
Vous me dites tout d’un coup : “Nous voulons faire la justice internationale”. Quand on annonce qu’on va faire la justice et quand des peuples envoient des délégués en conférence pour faire cette justice, les clients ne manquent pas pour demander que justice leur soit faite d’abord. Il faut donc nous attendre à ce que toutes les questions qui ont pu léser les intérêts des peuples à ce jour vont être soulevées à la conférence. Les grands et les petits peuples se présenteront. […] Chacun réclamera son heure.
Néanmoins, ces obstacles n’empêchent pas d’espérer un avenir meilleur. La perspective d’une paix négociée durable, grâce au multilatéralisme, ouvre une fenêtre sur une Europe réconciliée et mieux préparée à un avenir de paix. Ainsi, dans La Justice, le journaliste Charles Bronne se prend à rêver d’un nouvel « âge”, celui du droit après ces années de guerre.
Extrait de De 1918 à 1919, Charles Bronne, une de La Justice, 1er janvier 1919.
L’an 1918 clôture la guerre qui s’était ouverte au sein de 1914, et 1919 nous promet l’éclosion de la paix, d’une paix durable et solide.
Cette date du 1er janvier, où le siècle ajoute une unité à son millésime, tant de fois n’apporta rien de mémorable ou qui valut la peine d’être inscrit sur les tablettes de l’Histoire. Les grandes découvertes se font rares, car la science paraît être au bord d’un fossé que seul un être génial peut nous faire franchir. La philosophie elle-même depuis longtemps ne nous a plus révélé de prophètes. Enfin, nous avons fait le tour de notre monde, depuis que nous avons découvert qu’il n’y a rien que de l’air glacial aux deux pôles de la terre
Et, cependant, les années passées, l’an qui vient de s’achever surtout, ont été remplies plus que nulle de celles où nous vécûmes depuis un demi-siècle. L’année 1918 a été grosse de deuils, de douleurs, d’angoisses, d’espoir ensuite, d’apaisement enfin. […]
Ainsi l’an 1919 promet d’être aussi grand que l’an 1918 : il doit nous donner la paix, la paix du droit. […]
Dans l’histoire du monde qu’on enseignera bientôt, je crois qu’on pourra vraiment dire quelque chose dans ce genre : « Dans l’année 1919, on songea enfin que dans le coeur des hommes et dans leur raison, il y avait assez de sentiment et de justice pour créer un état de choses où tout le monde trouverait la tranquillité nécessaire pour développer sans crainte de surprise traîtresse les dons dévolus à l’Humanité terrestre. Les hommes s’entendirent en effet pour s’aimer, et les nations se mirent d’accord pour abolir la guerre la paix régna sans effort et nul ne songea plus à agir autrement qu’il ne le fallait. Ce fut le début de l’âge de droit… »
De même, le pape Benoît XV, qui accède au pontificat en 1914 et qui multiplia durant la guerre les initiatives diplomatiques pour le rétablissement de la paix, partage cet espoir dans son discours de Noël, devant les cardinaux du Sacré Collège
Extrait du discours prononcé par Benoît XV au Sacré Collège à la veille de Noël, 24 décembre 1918.
C’est la cinquième fois que l’heureux retour de la solennité de Noël rassemble autour de nous la “couronne élue” qu’est le Sacré Collège ; mais c’est la première fois que nous pouvons véritablement accueillir avec joie ce festif augure.
Nos âmes ne sont plus attristées par l’amertume et l’angoisse que causait un triste état de faits. Celles-ci s’opposaient trop à l’annonce de paix et d’amour qui est le propre de la bien aimée fête de Noël. […]
Malheureusement, les cris douloureux de ces années de guerre ont été entendus sur les hauteurs du Vatican ; les gémissements des victimes de ce long massacre y ont été entendus ; les invocations frénétiques pour que ne soit pas retardée la cessation de l’horrible combat y ont été entendues.
Et louons le Seigneur qui, en sa qualité de Père, nous donna essence et existence, et qui, une fois de plus, fit de la mesquinerie qui nous habite l’instrument de sa puissance miséricordieuse.
C’est pourquoi il y eut autant de douleurs ressenties dans le cœur de Notre Père que de souffrances que nous avons voulues, dans notre majorité, voir atténuer. Nous avons été exaucés. C’est pourquoi, tourmenté mais plein de retenue et inspiré par notre Père, Nous avons déploré et condamné les excès de haine brutale. Nous avons laissé la voie ouverte à l’accomplissement de Ses offices invariablement bons, à Lui qui est compatissant. C’est ainsi que Nos efforts et Nos suggestions nous ont conduits à hâter l’aube de la paix. Nous avons rappelé les principes de la justice immuable et éternelle du Christ, Lui qui est le législateur souverain de la vie en bonne intelligence, et la source, non pas de nos possibles déficiences, mais de la restitution parfaite de tous les droits.
Ce Père qui, par le passé, Nous a dirigé dans Nos conseils, Nos condamnations, Nos revendications et Nos actes de charité est aussi celui qui préside à Notre conduite d’aujourd’hui. Eh bien, alors que Nous serrons contre Notre sein tous Nos enfants, épuisés de combattre et de tuer, Nos pensées s’envolent vers la grande conférences des peuples convoquée dans le noble but d’assurer la paix dans le monde. Et Nous espérons sincèrement que l’esprit dont Nous sommes le gardien planera sur l’Assemblée. A ce but si fondamental, Nous consacrons toute l’ardeur et le soutien du cœur de Notre Père.
Mais les enjeux de 1919 ne sont pas seulement extérieurs : les tensions sociales sur le plan de la politique intérieure, favorisées par la déstabilisation de la guerre, sont particulièrement vives. Alors que le Tsar de Russie a été renversé par la révolution bolchevique en octobre 1917, les socialistes et les communistes nationaux catalysent les revendications des ouvriers pauvres, qui rêvent, eux aussi, à l’avènement d’un ordre politique nouveau.
Ainsi, le 31 décembre 1918, Rosa Luxemburg et ses camarades spartakistes fondent à Berlin le parti communiste allemand, la Ligue Spartacus.
Extrait du discours prononcé par Rosa Luxembourg au Congrès de fondation de la Ligue Spartacus, 31 décembre 1918 – 1er janvier 1919.
Car cette guerre, camarades, a-t-elle laissé subsister autre chose de la société bourgeoise qu’un énorme amas de décombres ? Formellement, l’ensemble des moyens de production et même de très nombreux instruments du pouvoir, presque tous les instruments décisifs du pouvoir, se trouvent encore entre les mains des classes dominantes : nous n’avons pas d’illusion à nous faire là-dessus. Mais, à part des tentatives convulsives pour rétablir l’exploitation dans un bain de sang, ce qu’elles peuvent en faire n’est qu’anarchie. Elles en sont au point que le dilemme auquel est aujourd’hui confrontée l’humanité s’énonce ainsi : disparition dans l’anarchie ou salut par le socialisme. Les résultats de la guerre mondiale mettent les classes bourgeoises dans l’impossibilité de trouver une issue sur le terrain de leur domination de classe et du capitalisme. Et c’est ainsi que nous pouvons vérifier dans les faits ce que Marx et Engels ont formulé pour la première fois dans un grand document, dans le Manifeste Communiste, comme la base scientifique du socialisme : le socialisme deviendra une nécessité historique. Cette vérité, nous la vivons aujourd’hui dans le sens le plus strict des termes. Le socialisme est devenu une nécessité, non seulement parce que le prolétariat ne veut plus vivre dans les conditions matérielles que lui réservent les classes capitalistes, mais aussi parce que nous sommes tous menacés de disparition si le prolétariat ne remplit pas son devoir de classe en réalisant le socialisme. […]
Toutes ces machinations, la création des divisions de fer et notamment l’accord avec l’impérialisme anglais cité plus haut, ne représentent bien évidemment rien d’autre que les dernières réserves destinées à étouffer le mouvement socialiste allemand ; mais la question cruciale, celle qui se rapporte aux perspectives de paix, est très étroitement liée à cela. Qu’y a-t-il d’autre à voir dans ces arrangements, si ce n’est la tentative de rallumer la guerre ? Alors qu’en Allemagne, ces canailles jouent la comédie, font semblant d’avoir fort à faire pour instaurer la paix, prétendent que nous sommes les trouble-fête, les gens qui suscitent le mécontentement de l’Entente et reculent l’échéance de la paix, ils se préparent à rallumer la guerre de leurs propres mains, la guerre à l’Est, que suivra séance tenante la guerre en Allemagne. Ici encore, c’est la situation qui nous contraint à entrer dans une période de conflits violents. En même temps que le socialisme et que les intérêts de la révolution, il nous faudra défendre aussi les intérêts de la paix mondiale. Ceci confirme précisément la tactique que nous autres, spartakistes, avons défendue sans relâche et en toute occasion pendant les quatre ans de la guerre. La paix, c’est la révolution mondiale du prolétariat. Il n’y a pas d’autre moyen pour établir et assurer réellement la paix que la victoire du prolétariat socialiste.
Les revendications ouvrières, dans un contexte de montée du communisme qui inquiète les gouvernements occidentaux, imposent la question sociale à l’ordre du jour de l’année 1919. Ainsi, le président américain Woodrow Wilson, lors du traditionnel Annual Message(ancêtre du State of the Union address), attache une importance particulière à la prise en compte des aspirations des classes ouvrières, espérant refonder un contrat social plus équitable entre le capital et les travailleurs.
Extrait de l’Annual Adress de Woodrow Wilson, devant le Congrès des États-Unis, le 2 décembre 1919.
Quiconque a observé la marche des événements au cours de l’année écoulée ne peut manquer de constater l’absolue nécessité d’un programme précis pour améliorer les conditions de travail. Il ne peut y avoir de conditions stables conduisant à une augmentation de la production et à une réduction du coût de la vie, si le travail et le capital demeurent antagonistes plutôt que partenaires. Pour résoudre cet important et urgent problème, il faut faire preuve d’une grande sagacité et d’un désir sincère de servir les intérêts de l’ensemble de la nation, et pas seulement les intérêts particuliers d’une classe. L’incapacité des autres nations à appréhender vigoureusement cette question a produit de l’amertume, de la jalousie et des antagonismes, autant d’ingrédients du radicalisme. La seule façon d’empêcher les hommes de de se révolter est de supprimer leurs motifs de plainte. Aller jusqu’à même refuser de discuter de ces questions ne produit que du mécontentement. Cela soutient les éléments extrêmes de notre pays qui s’efforcent de créer des troubles afin de provoquer les gouvernements à s’engager dans une voie de représailles et de répression. La graine de la révolution est la répression. Le remède à ces problèmes ne doit pas être de nature négative. Il doit être constructif. Il doit tenir compte de l’intérêt général. Le véritable antidote aux troubles qui se manifestent n’est pas la répression, mais une considération profonde des maux qui assaillent notre vie nationale, suivie de l’application d’un remède.
Le Congrès a déjà montré sa volonté de faire face à ces maux de l’industrie en établissant la journée de huit heures comme norme dans toutes les professions. Il s’est efforcé de trouver un moyen d’empêcher le travail des enfants. Il a servi l’ensemble du pays en ouvrant la voie au développement, dans les filières industrielles dangereuses, de moyens de préservation et de sauvegarde des vies et de la santé des ouvriers. Il doit maintenant contribuer à la difficile tâche de trouver une méthode qui conduira à une véritable démocratisation de l’industrie, fondée sur la pleine reconnaissance du droit des travailleurs, quel que soit leur rang, de participer de manière organique à toute décision qui affecte directement leur bien-être. C’est dans cet esprit que j’ai convoqué une conférence à Washington, le 1er décembre, pour examiner ces problèmes dans tous leurs aspects, avec l’espoir de permettre une meilleure compréhension entre patrons et travailleurs.
De la grande agitation qui règne dans le monde entier émerge une demande de prise en compte immédiate des difficultés à concilier le capital et le travail. Nous devons mettre de l’ordre dans nos propres affaires. Franchement, il ne peut y avoir d’accords permanents et durables entre le capital et le travail qui ne reconnaissent pas les concepts fondamentaux pour lesquels les travailleurs se battent depuis des années. Le monde entier a reconnu et fait sien ces objectifs fondamentaux en fondant la Ligue des Nations. Les hommes d’État réunis à Versailles ont reconnu le fait que la stabilité mondiale ne pouvait être atteinte si l’on en revenait aux normes industrielles et aux conditions contre lesquelles l’ouvrier moyen du monde s’était révolté. En ces heures de changements et d’ajustements, il appartient donc aux hommes d’État de reconnaître l’état actuel du monde et de chercher à créer, par la législation, des conditions qui signifieront la fin des antagonismes séculaires entre le capital et le travail. Ils conduiront, espérons-le, à l’établissement d’une camaraderie qui, non seulement se traduira par une satisfaction accrue parmi la masse des travailleurs, mais également par une augmentation de la production et de la prospérité pour les entreprises elles-mêmes.
Ce discours, qui se préoccupe presque exclusivement de politique intérieure alors même que Woodrow Wilson est à Paris pour les négociations en amont de la conférence de Versailles, insiste également sur la nécessité des États-Unis de sortir de l’isolationnisme économique.
Un changement fondamental a eu lieu en ce qui concerne la position de l’Amérique dans les affaires internationales. Les préjugés et les passions engendrés par des décennies de controverse entre deux écoles de pensée politique et économique – d’un côté ceux qui défendent la protection des industries américaines, de l’autre, ceux qui pensent que les droits de douane sont seulement destinés à rapporter de l’argent à l’État – doivent être subordonnés à la seule considération de l’intérêt public, à la lumière des conditions drastiquement nouvelles d’aujourd’hui.
Avant la guerre, l’Amérique était lourdement débitrice du reste du monde et les intérêts qu’elle devait payer aux autres pays sur les titres américains détenus à l’étranger, les dépenses des voyageurs américains à l’étranger et les frais de transport maritime qu’elle devait payer équilibraient à peu près l’excédent de sa balance commerciale. Pendant la guerre, les exportations américaines ont été fortement stimulées et l’augmentation des prix a encore augmenté leur valeur. D’autre part, elle a acheté une grande partie des titres américains précédemment détenus à l’étranger, a prêté quelque 9 milliards de dollars à des gouvernements étrangers et a construit ses propres navires. Notre excédent s’est ainsi fortement accru et l’Europe s’est trouvée privée des moyens d’équilibrer notre balance commerciale dont elle disposait auparavant. L’Europe ne peut avoir, en temps de paix, que trois moyens de pour équilibrer cette balance commerciale : par l’importation dans notre pays d’or ou de marchandises, ou par l’établissement de nouveaux crédits. L’Europe n’est pas en mesure, à l’heure actuelle, de nous expédier de l’or et nous ne pourrions pas non plus envisager sans crainte de nouvelles importations importantes d’or. Le temps des prêts gouvernementaux internationaux est presque révolu et il faudra du temps pour développer dans ce pays un marché pour les titres étrangers.
Par conséquent, tout ce qui aurait tendance à empêcher les pays étrangers de se contenter d’exporter dans notre pays ne pourrait avoir pour effet que de les empêcher de payer nos propres exportations, et donc d’empêcher ces dernières. La productivité du pays, fortement stimulée par la guerre, doit trouver un débouché par les exportations vers l’étranger, et toute mesure prise pour empêcher les importations va inévitablement réduire les exportations, forcer un ralentissement de la production, surcharger le système de crédit afin de trouver un débouché pour les invendus et produire stagnation industrielle et chômage. Si nous voulons vendre, nous devons être prêts à acheter. Quels que soient, par conséquent, les points de vue concernant la législation tarifaire que nous ayons pu avoir pendant la période de croissance de l’économie américaine, nous devons maintenant adapter notre propre vie économique à un changement de condition résultant du fait que les entreprises américaines sont pleinement développées et que l’Amérique est le plus grand capitaliste du monde.
Aucune politique d’isolement ne pourra satisfaire les besoins et les opportunités croissants de l’Amérique. Les normes et les politiques provinciales du passé, qui ont maintenu les entreprises américaines dans une camisole de force, doivent céder le pas aux besoins et aux exigences de la nouvelle époque dans laquelle nous vivons – époque pleine d’espoir et de promesses pour les affaires américaines – si nous voulons profiter des occasions qui se présentent à nous. La récente guerre a mis fin à notre isolement et nous a imposé un grand devoir et une grande responsabilité. Les États-Unis doivent partager le marché mondial en expansion. Ce n’est que dans leur intérêt que les Etats-Unis souhaitent l’égalité des chances avec les autres nations du monde, et, au travers d’une coopération amicale et d’une concurrence loyale, les intérêts légitimes des nations concernées puissent être adaptés avec succès et équité.
En outre, la fin de guerre laisse apparaître des problématiques sociales directement liées au conflit, qu’ils s’agisse du rapatriement des soldats – comme l’évoque Lomer Gouin, Premier Ministre du Québec, dans le traditionnel Discours du Trône, le 21 janvier 1919 :
Extrait du Discours du Trône,de Lomer Gouin, Québec, 21 janvier 1919.
Nos soldats, après avoir écrit une des pages les plus glorieuses de notre histoire, ont commencé de revenir au pays. Nous avons contracté une dette de reconnaissance envers eux et il va falloir les aider à reprendre leur place dans la vie civile. C’est l’intention de mon gouvernement d’offrir des terres gratuites à ceux qui désireront se livrer aux travaux des champs, et un projet de loi vous sera soumis à cet effet. Mon gouvernement se propose aussi de donner une attention toute spéciale à l’établissement de bureaux de placement dans les principaux centres de la province, afin que militaires, artisans et ouvriers puissent plus facilement et plus rapidement trouver du travail et de l’emploi.
ou d’apaiser les souffrances d’un peuple meurtri par les ravages de la guerre, comme dans le discours prononcé par l’académicien Alfred Baudrillart à l’Assemblée générale de l’Assistance Mutuelle des Veuves de la Guerre le 15 décembre 1918.
Extrait de Fidélité, allocution prononcée par Mgr Alfred Baudrillart, le 15 décembre 1918.
Il est un mot que nous avons tous prononcé, et plus souvent encore entendu, au cours des quatre années qui viennent de s’écouler : c’est le mot tenir.
Tenir ! On a tenu, et nous en avons été grandement et glorieusement récompensés. On a tenu sur les champs de bataille sous l’avalanche de mitraille la plus effroyable que le monde ait jamais connue. On a tenu dans les tranchées sous la pluie, sous la neige glacée. On a tenu dans les hôpitaux où des femmes, elles aussi héroïques, n’ont pas cessé de se dépenser au service de nos blessés ; l’homme illustre qui a fondé cette Mutualité en sait quelque chose, et par ce qu’il a vu et par ce qu’il a fait avec leur aide ! On a tenu dans les camps de prisonniers, malgré l’exil, malgré les traitements barbares, malgré la faim et la déperdition de forces qui s’ensuivait. On a tenu à Paris sous les Gothas et les Berthas. On a tenu dans les campagnes et dans les usines où les femmes ont remplacé les hommes, agriculteurs et ouvriers, dans leur travail quotidien. On a tenu quand tout paraissait perdu ; tenu encore quand l’aube de la victoire semblait inciter à une paix immédiate, mais prématurée.
Ainsi le jour est arrivé, le jour longtemps appelé, qui tant de fois avait fui devant nous, où l’ennemi s’est évanoui comme une fumée qui se dissipe dans les airs.
Ce mot tenir, Mesdames, vous ne l’attendiez probablement pas de moi aujourd’hui ; et c’est pourtant celui que je prononcerai, à moins que vous ne préfériez que je le remplace par son synonyme : fidélité. Fidélité, c’est le mot qui contient toute la substance des paroles que je veux vous adresser.
Ainsi, si 1918 marque la fin de la guerre en Europe, 1919 s’annonce comme une année d’égale importance où se joue le sort politique du continent. Établir un parallèle entre ces vœux et les perspectives pour l’année 2019 est un exercice bien téméraire car ces deux années sont aussi éloignées temporellement qu’inscrites dans des contextes différents. Aussi, nous laissons aux lecteurs la responsabilité des conclusions qu’ils tireront de ce contre-point historique. Cependant, nous voudrions souligner deux éléments qui nous ont paru intéressants et qui ont un retentissement certain dans l’actualité récente. D’une part, la présidence de Wilson est marquée par la tentative d’ouverture des États-Unis sur le monde et la fin de la politique protectionniste qui avait cours auparavant. Dans le contexte du repli américain actuel, les arguments mobilisés, tant dans la satisfaction des intérêts intérieurs que dans la responsabilité d’une économie dominante de participer aux équilibres mondiaux, nous semblent revêtir un intérêt particulier. D’autre part, la prise en considération des éléments de politique intérieure, notamment des tensions entre les différentes strates sociales de la population, dans une période où la classe politique est préoccupée par d’ambitieuses politiques extérieures, nous semble capable de nourrir aujourd’hui une réflexion précieuse, dans une Union européenne où les problématiques nationales ont bien souvent parasité les débats politiques internationaux.
Enfin, nous ne pouvons résister à la tentation de clore ce dossier par un discours célèbre d’Anatole France, prononcé devant les instituteurs de Tours en janvier 1919, tant son ton et son style sont de nature à redonner au coeur la fougue et le courage d’affronter une nouvelle année pleine de défis !
Extrait de L’heure est venue d’être citoyen du monde, Anatole France, 1919.
Institutrices et instituteurs, chers amis,
C’est avec une ardente émotion que je m’adresse à vous et c’est tout agité d’inquiétude et d’espérance que je vous parle. Et comment n’être pas saisi d’un grand trouble en songeant que l’avenir est entre vos mains et qu’il sera, pour une grande part, ce que votre esprit et vos soins l’auront fait ?
En formant l’enfant vous déterminerez les temps futurs. Quelle tâche à l’heure où nous sommes dans ce grand écroulement des choses, quand les vieilles sociétés s’effondrent sous le poids de leurs fautes et lorsque vainqueurs et vaincus s’abîment côte à côte, dans une commune misère, en échangeant des regards de haine ! Dans le désordre social et moral créé par la guerre et consacré par la paix qui l’a suivi, vous avez tout à faire et à refaire.
Haussez vos courages, élevez vos esprits. C’est une humanité nouvelle qu’il vous faut créer, ce sont des intelligences nouvelles que vous devez éveiller, si vous ne voulez pas que l’Europe tombe dans l’imbécilité et la barbarie. On vous dira : A quoi bon tant d’effort ! l’homme ne change pas. Si, il a changé depuis l’âge des cavernes… tantôt pire et tantôt meilleur, il change avec les milieux et c’est l’éducation qui le transforme autant et plus peut-être que l’air et la nourriture. […]
Mes amis, faites haïr la haine, c’est le plus nécessaire de votre tâche et le plus simple.