La question de l’immigration était l’un des grands thèmes de la campagne référendaire du Brexit et la motivation première des partisans d’une sortie de l’Union européenne. Aujourd’hui, après deux ans de négociations, la migration nette en provenance de l’UE a chuté, ce qui pourrait à terme entraîner une pénurie de main d’oeuvre dans plusieurs secteurs des services publics et de l’économie. De plus, les études récentes donnent les conséquences économiques d’une sortie du pays de l’Union comme négatives. Les Britanniques, qui semblent avoir changé d’idée sur le Brexit, sont-ils en passe de réaliser, deux ans et demi après le référendum, que ce n’était pas la question européenne qui était au cœur de leur vote en juin 2016 ?


Par Vera Marchand

Le vote en faveur du Brexit a produit l’effet d’un séisme tant pour le Royaume-Uni, qui traverse sa crise politique la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale, que pour l’Union européenne. Le 23 juin 2016, le Leave l’emportait à 52 % des voix, avec une majorité d’Anglais et de Gallois votant pour sortir de l’Union européenne tandis qu’une majorité d’Irlandais du Nord et d’Écossais choisissaient, à l’inverse, de rester en son sein. Les rapports et les études publiés après le vote ont souligné l’émergence de profonds clivages, à la fois territoriaux et générationnels, révélateurs d’une fracture nationale qui allait bien au-delà de la question de l’appartenance à l’Union européenne.

Comme l’a récemment souligné UK in a Changing Europe, un think tank basé à Londres et qui étudie les relations entre le Royaume-Uni et l’Europe, l’accord négocié avec Bruxelles – sans parler d’un no deal -, marquera l’arrêt de la liberté de circulation, et avec elle la diminution du PIB national. Selon Matt Bevington, l’approche migratoire prônée par Theresa May relève du cherry picking et repose sur un raisonnement intrinsèquement défaillant : de fait, si la Grande-Bretagne veut privilégier les immigrés les plus qualifiés (‘high-skilled’ workers), elle doit pouvoir compter sur ce pouvoir d’attractivité même qu’elle semble perdre depuis le vote sur le Brexit. La migration nette en provenance de l’Union européenne a chuté de plus de 50 % depuis le 23 juin 2016, passant de 190 000 à 90 000. Les chiffres concernant les immigrés en provenance d’Europe de l’Est vont dans le même sens : depuis le Brexit, ils ont diminué d’environ 50 %, passant de 84 000 à 45 000.1 Mais selon un rapport publié en octobre par le National Institute of Economic and Social Research et la Birckbeck University, fondé sur 12 groupes représentatifs de 105 participants dans une aire géographique où le Leave l’a emporté, les employeurs reconnaissent un besoin égal de travailleurs qualifiés et de travailleurs peu qualifiés.2

Les répercussions du Brexit se font tout particulièrement sentir au niveau du National Health Service (NHS), le système de santé publique britannique, dans la mesure où son personnel médical est en grande partie issu de l’immigration. C’est notamment le cas à Londres, dans le sud-est du pays ou en Irlande du Nord. Les chiffres publiés par la Health Foundation révèlent une baisse actuelle de 87 % du nombre d’infirmières en provenance de l’Union européenne : de 6 400 en 2016-2017, elles sont passées à 800 en 2017-2018, laissant les hôpitaux britanniques dans le plus grand désarroi.3

L’ancien Premier Ministre David Cameron avait affirmé vouloir restreindre la liberté de circulation en fixant des limites à l’immigration. Ainsi, en février 2016, quelques mois avant le vote sur le Brexit, Cameron tenta de négocier un nouveau statut pour la Grande-Bretagne. Mais il ne parvint pas à satisfaire, sur la question migratoire, l’aile la plus eurosceptique de son parti. Ces hard brexiteers lui reprochaient de ne pas avoir su négocier la fin des allocations destinées aux immigrés européens issus de l’élargissement de 2004 et 2007. Cameron n’avait en effet réussi à obtenir de Bruxelles qu’un “emergency brake” obligeant, en cas de Remain, les immigrés européens à attendre quatre ans avant d’avoir accès aux allocations de l’état social britannique.

Ce qui avait alors été très peu souligné, c’est que les allocations versées aux étrangers ne représentaient que 2,2 % du total des allocations en 2015.4 Les tabloïds eurosceptiques – il n’est que de songer aux images de migrants publiées pendant la campagne – ont contribué à orienter les esprits, confondant la question des allocations avec celle de la crise des réfugiés. C’est ainsi qu’en avril 2016, le tabloïd Daily Express, reprenant la même image d’une foule de migrants que celle choisie par UKIP en y ajoutant une photographie d’élèves de lycée, sous-titrait : “Le flux de migrants pourrait faire perdre à des milliers d’élèves leur place à l’école primaire”.

Ce phénomène n’est pas nouveau. En effet, plusieurs études publiées en Grande-Bretagne au lendemain du vote se concentrèrent sur la couverture médiatique de la question européenne durant la campagne, et mirent l’accent sur le rôle crucial joué dans celle-ci par la thématique de l’immigration.5 Le Migration Observatory de l’Université d’Oxford publia un rapport très détaillé sur la couverture de la question migratoire par les médias, évaluant en particulier l’impact, après 2013, du débat public suscité autour de l’accès au marché du travail britannique des immigrés en provenance d’Europe de l’Est, ainsi que ceux, plus récents, de 2006 à 2015, qui accompagnèrent l’éclosion de la crise des réfugiés au sein l’Union européenne. Selon les conclusions de ce rapport, ces effets cumulés pourraient avoir influencé le choix du Brexit. Mike Berry, professeur à la Cardiff University School, semble confirmer l’idée d’une (sur)exposition médiatique, sur le court et le long terme, de la question migratoire : « Bien que de nombreux commentaires se concentrent sur l’impact de la campagne, l’effet le plus puissant produit par les médias est lié à des processus de long-terme, exposant les électeurs à des messages répétés. Il est fondamental de considérer que la question européenne – particulièrement l’enjeu migratoire – a fait l’objet d’une couverture médiatique sur plusieurs années. »6

Les Britanniques, dès lors, se sont-ils réellement prononcés sur le sujet du référendum (la sortie de l’UE), ou ont-ils en réalité voté sur d’autres thèmes ? Selon un sondage publié par YouGov, à la question « Pensez-vous que la Grande-Bretagne a eu tort ou raison de voter pour sortir de l’Union européenne ? », 53 % des interviewés pensent désormais qu’elle a eu tort.7 Cette évolution de l’opinion publique est liée à l’impasse politique dans laquelle se débat actuellement le pouvoir exécutif, mais elle est aussi en partie due à la publications d’études récentes sur les conséquences économiques d’une sortie de l’Union européenne. En effet, selon le National Institute of Economic and Social Research, l’accord induira une réduction du PIB de 3 %. Les données publiées sur les conséquences d’une sortie sans parachute sont encore plus désolantes. Qu’il s’agisse de la difficulté du processus de négociation ou de la publication de la part du gouvernement et de la Banque d’Angleterre de prévisions économiques négatives pour l’après-Brexit, les Britanniques semblent avoir mesuré à quel point la sortie de l’Union nuirait aux ménages. Et ce en dépit de toutes les assurances fournies par les brexiteers avant, pendant et après le référendum.

Le paradoxe britannique en matière d’immigration – voter pour reprendre le contrôle sur les frontières tout en le perdant sur certains secteurs clés de l’économie – pourrait bien être la réponse à des problèmes nationaux, liés notamment à la crise économique et à ses effets sur la population britannique, comme dans le reste de l’Union européenne. Une législation européenne davantage concentrée sur la gestion de l’immigration illégale que sur l’intégration des migrants, le manque d’harmonisation du droit en matière d’accueil et le non-respect par certains pays du principe de solidarité ont généré une panique dans l’opinion qui pourrait être l’un des facteurs du sentiment de rejet britannique. Selon Enrico Letta et Sébastien Maillard, dans un livre publié en septembre 2017 sur le sujet de la construction européenne, « Pour la crise des migrants, l’Europe a manqué d’une boîte à outils, d’un choix politique fondé sur nos capacités, nos critères d’accueil et nos règles de relocalisation. »

Les Britanniques, par leur question clivante – « voulez-vous rester ou voulez-vous sortir ? » – ont voulu prendre acte d’un dysfonctionnement de l’Europe. Même si l’accord conclu avec l’Union européenne le 25 novembre dernier était accepté par Westminster – accord que Nigel Farage, brexiteer de la première heure, a qualifié de « jeu, set et match » pour l’Union européenne -, les causes véritables du rejet sont peut-être davantage à rechercher au niveau national, dans la résurgence d’un sentiment anti-immigration caractéristique, composante essentielle de cette montée du souverainisme qui menace en profondeur les démocraties occidentales. Et ce, quelle que soit la décision de Westminster sur le projet d’accord conclu avec Bruxelles.


NOTES

1. http://ukandeu.ac.uk/we-can-pick-and-choose-migrants-but-they-may-not-want-to-move-here/

2. “Post-Brexit Immigration Policy : Reconciling Public Perceptions with Economic Evidence”, National Institute of Economic and Social Research, 11 oct 2018

3. « Large drop in the number of new nurses coming from the EU to work in the UK », The Health Foundation, 2018

4. « How many EU migrants claim benefits in the UK ? », UK in a Changing Europe

5. EU Referendum Analysis, Loughborough University, 2016 ; A decade of immigration in the British press, The Migration Observatory, 2016

6. Mike Berry, Understanding the role of the mass media in the EU referendum, EU Referendum Analysis, Loughborough University, 2016

7. In hindsight, do you think Britain was right or wrong to vote to leave the EU ?, Natcen Social Research, 27 novembre 2018