Paris. En 2018, environ plus de cinquante ans après la reconnaissance de l’indépendance des États africains, la France envisage enfin la restitution des patrimoines culturels du continent présents dans les musées européens à la suite de pillages ou de trafics clandestins. Deux experts sur les conditions d’acquisition de l’art africain, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy, ont remis vendredi 23 novembre un rapport au président Macron sur la restitution des œuvres spoliées. Ce rapport fait suite à la volonté exprimée par le chef de l’État en novembre 2017 de réaliser d’ici à cinq ans des restitutions temporaires ou définitives d’œuvres africaines “entrées en France” pendant la période d’occupation française en Afrique. A Ouagadougou, le 28 novembre 2017 : le président Macron avait déclaré : « je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ». Le document recommande selon l’AFP “un accord bilatéral entre l’État français et chaque État africain concerné [qui] prévoit, par exception au code général de la propriété des personnes publiques et au code du patrimoine, la restitution de biens culturels, et notamment d’objets des collections de musées, sortis de leur territoire d’origine pendant la période coloniale” (3). Les musées français qui détiennent ces œuvres seront amenés à conserver la présence mémorielle de ces objets en les numérisant, afin d’offrir à leur public une reproduction physique fidèle à la réalité.

Restituer les oeuvres d’art à leur pays d’origines revient à leur rendre une partie de leur histoire. Mais ce mouvement devrait être complété également par la valorisation numérique du patrimoine écrit de ces pays. Or, ce patrimoine est en danger.

Pendant la période dite coloniale, les métropoles n’ont pas cherché à protéger les manuscrits, lettres et tapuscrits des écrivains africains. En effet, la plupart de ces auteurs étaient vus avec défiance par la France, qui a certes mis en lumières quelques grands noms de la littérature africaine, mais n’a toutefois pas pris soin de valoriser systématiquement le patrimoine écrit de l’Afrique. À l’aube des indépendances, ces objets textuels étaient dispersés, leurs auteurs sont parfois restés dans l’ombre. Par conséquent, dans de nombreux pays francophones du Sud, de nombreux manuscrits ou tapuscrits sont actuellement en train de disparaître, sous l’effet de la négligence, du climat ou des conflits.

“Conserver les témoignages de la création et de la pensée et rendre accessible à la recherche internationale les manuscrits des créateurs et des intellectuels est un geste profondément civique, par lequel nous affirmons notre identité et assurons la continuité, la vie de notre héritage culturel”, soulignait Léopold Sédar Senghor (4). De manière plus terre-à-terre, les lettres locales sont le substrat de toute production culturelle propre à créer de la richesse et à gagner une visibilité à échelle internationale. Par exemple, une série télévisée africaine diffusée sur A+ doit pouvoir puiser dans les oeuvres d’un grand écrivain du pays — ainsi le Congo Brazzaville avec Sony Labou Tansi ou Tchicaya U Tam’si.

En conséquence, toute une richesse culturelle échappe aux générations suivantes. Qui connaît le Victor Hugo malgache, Jean-Joseph Rabearivelo, romancier, poète, dramaturge et critique ? Ses oeuvres complètes viennent d’être éditées en deux volumes par« Planète libre » (CNRS Editions), avec un appareil de notes ainsi qu’un dossier littéraire et critique. Il ne suffit pas en effet de reproduire les manuscrits d’un auteur et de les laisser à disposition sur le net ou dans une librairie. “Le patrimoine littéraire manuscrit est vulnérable à l’eau, au feu, à l’air…et d’autres dangers le menacent comment un patrimoine manuscrit peut-il survivre à l’agression d’une guerre, à la violence brutale des déplacements forcés, ou à celle, plus insidieuse, des prédations économiques. Sans valorisation éditoriale d’ambition scientifique, l’immense patrimoine écrit des pays francophones du Sud restera inaccessible », explique à la Lettre du Lundi Pierre-Marc de Biasi, directeur de recherche émérite à l’ITEM (2) et co-directeur de la collection « Planète libre ». Pour découvrir un auteur, le public doit indispensablement connaître ses procédés d’écriture, mais aussi le contexte culturel dans lequel il a composé ses oeuvres et le climat politique qui a pu l’influencer.

Cartographier les manuscrits en danger en Afrique, dans le monde arabe et dans les Caraïbes, former de nouvelles générations de scientifiques et de techniciens pour collecter, établir un inventaire, analyser et numériser les corpus : c’est la forme concrète que pourrait prendre l’espace culturel francophone, par delà la ligne de clivage Nord/Sud. Il appartient aussi à l’OIF (L’organisation Internationale de la Francophonie) de prendre part à la valorisation et au partage de ce patrimoine, par delà les frontières des marchés et les barrières politiques. À cet égard, le numérique pourrait aider à résoudre la question de l’égalité Nord/Sud devant le patrimoine écrit. Le collectif international des Treilles, qui rassemble des représentants d’institutions francophones, souhaite que l’OIF lance une plateforme d’édition numérique, où les manuscrits seraient mis en dépôt en lieu sûr, avant d’être passés au crible, puis restitués à leur pays d’origine (1).

La restitution du patrimoine des pays occupés par les Européens peut s’inscrire dans un projet culturel universel à condition d’utiliser le numérique comme un ensemble d’outils qui permettent de constituer ou de reconstituer la mémoire de l’Humanité.

Sources :

  1. Collectif des Treilles, Attention, manuscrits en péril, ITEM. : “ Nous souhaitons attirer l’attention des États membres de l’OIF sur la nécessité de : 1) Favoriser l’identification et l’inventaire des corpus littéraires manuscrits présents sur le sol national, à commencer par les archives les plus menacées, en vue de leur sauvegarde, dans le respect des principes énoncés dans la Déclaration universelle des Archives ; 2) Conserver matériellement et numériser les manuscrits littéraires dont la valeur est reconnue, traiter et restaurer ceux qui seraient endommagés selon un protocole technique approprié, leur offrir des conditions de protection pérenne par un dépôt dans des lieux présentant toutes les garanties de sécurité requises et dans un cadre juridique préservant les droits de chaque déposant à garder l’entière possession des documents sauvegardés ; 3) Valoriser ces manuscrits littéraires et dans une logique de bien public mondial, les rendre accessibles à tous, sous la forme la mieux adaptée à leur lecture et la plus favorable à leur diffusion, dans le respect de la propriété morale et intellectuelle, ainsi que du droit des personnes, des propriétaires et de la communauté des lecteurs.”
  2. L’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), dirigé par Paolo D’Iorio, est une unité de recherche du Centre National de la Recherche Scientifique et de l’École normale supérieure (UMR 8132 CNRS / ENS).
  3. SARR Felwine, SAVOY Bénédicte, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle.
  4. SENGHOR Léopold Sédar, « Mémoire de l’Homme », in Le Courrier de l’Unesco, « Les manuscrits modernes : un patrimoine à sauver », n°905, 1989.

Clara Schmelck