Politique

Le legs de Mikheil Saakachvili

Auteur
Jean Radvanyi
Image
The Roses of Heliogabalus, Lawrence Alma-Tadema (1888)

Les urnes géorgiennes viennent de porter à la présidence Salomé Zourabichvili. Ces élections retiennent le regard géopolitique, tant cet aspect, dans un contexte de tensions particulièrement vives avec le voisin russe, sur fond de conflits territoriaux, est au coeur de la politique géorgienne.  
Pour éclairer cette problématique, fidèle à son projet de mise en perspective historique de l’actualité, Archives et discours a souhaité revenir sur une personnalité marquante de l’histoire géorgienne récente : Mikheil Saakachvili, initiateur de la “Révolution des roses” et président de la Géorgie de 2004 à 2013. Poussant à la démission le président pro-russe Edouard Chevardnadze, Mikheil Saakachvili tourna alors son pays vers l’Europe et l’Union européenne.
Si sa défaite électorale en 2013 l’a poussé à l’exil, cette figure contestée du paysage politique géorgien n’a cependant pas cessé de hanter les élections présidentielles de 2018. Salomé Zourabichvili, candidate soutenue par le parti gouvernemental (le Rêve géorgien), a multiplié les attaques contre sa personne, alors que son principal adversaire, Grigol Vashadze, ministre des Affaires Etrangères de Mikheil Saakachvili entre 2008 et 2012 et candidat du Mouvement national uni, se revendiquait son héritier. Au lendemain des élections, Mikheil Saakachvili a même pris la parole à la télévision pour contester les résultats et appeler à des élections législatives anticipées.
Pour comprendre son influence durable sur la géopolitique géorgienne, nous avons demandé à Jean Radvanyi, professeur de géographie à l’Institut National des Langues et Civilisations Orientales (INALCO), de revenir sur un important discours prononcé en 2010 devant le Parlement européen.


Discours de M. Mikheil Saakachvili devant le Parlement européen, le 23 novembre 2010, annoté par Jean Radvanyi

Monsieur le Président, force m’est de faire preuve d’humilité face à l’immense honneur que votre invitation représente pour mon pays et je voudrais vous remercier, ainsi que l’ensemble des groupes politiques, pour cette occasion exceptionnelle. Monsieur le Président, comme nous l’avons constaté dans nos discussions préliminaires, la dernière fois que j’étais ici, c’était il y a quatre ans. Comme aux Jeux olympiques, je reviens quatre ans plus tard. J’espère mieux accomplir ma mission que la dernière fois.

De tous les dirigeants post-soviétiques, Mikheil Saakachvili est certainement un des plus singuliers. Le ton de son discours au Parlement européen, en 2010, est exemplaire de son caractère : brillant et persuasif, déterminé et volontaire jusqu’à la provocation, habile à trouver les mots destinés à complaire à l’auditoire auquel il s’adresse. Il fait partie de cette cohorte d’hommes politiques qui a bénéficié pleinement des nouvelles possibilités ouvertes par la perestroïka : après des études à l’université de Kiev (Ukraine), il reçoit une bourse pour les États-Unis où il passe trois ans puis effectue un stage à l’Institut international des droits de l’Homme de Strasbourg. Il revient ensuite dans sa patrie où il fonde, dès 2001, le Mouvement national uni (MNU), parti politique de centre-droit.

Je suis venu pour livrer un message d’espoir et pour faire une promesse solennelle. Je suis venu pour affirmer que la paix, une paix juste et durable, est possible dans ma région et que nous avons besoin que l’Europe y contribue.

Initiateur de la « révolution des roses », une des « révolutions de couleurs » qui ont marqué les années 2000 dans l’ex-URSS, il accède à la présidence en janvier 2004 alors qu’il n’a que 37 ans. C’est fort de cette expérience et entouré d’une multitude de conseillers américains et européens que, dès son arrivée au pouvoir, il lance un train de réformes spectaculaires qui vont marquer durablement son pays. Sur le plan économique, il engage une politique ultra-libérale, saluée comme exemplaire par les dirigeants du FMI et de la Banque mondiale, ouvrant totalement la Géorgie à la concurrence et aux investisseurs étrangers. Sur le plan politique, il promet un fonctionnement démocratique transparent et parvient à éradiquer la petite corruption, sur les routes et dans l’administration locale, ce qui lui vaut un large soutien initial de la population. Les dirigeants américains et européens s’empressent d’autant plus à soutenir ce champion du libéralisme que, dans le même temps, il rompt avec l’occidentalisme prudent de son prédécesseur, Edouard Chevardnadzé. Partisan résolu de l’adhésion de son pays à l’Union européenne et à l’OTAN, il s’engage dans une attitude de confrontation directe – au plan politique et diplomatique – avec la Russie désignée comme l’ennemi numéro un. Depuis les débuts de la présidence de Boris Eltsine, les Russes n’ont eu de cesse d’instrumentaliser les tensions dans les deux régions sécessionnistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud, héritage de la politique stalinienne du « diviser pour régner »2. Ces tensions dégénèrent en guerre ouverte au début des années 1990, Moscou n’hésitant pas à soutenir militairement les forces nationalistes de ces deux entités. Ayant réussi dès 2004 à regagner le contrôle de l’Adjarie, petite république séparatiste à la frontière turque,Saakachvili est lui persuadé qu’avec l’aide de ses alliés américains, il parviendra – par cette stratégie de confrontation – à regagner aussi les deux régions frontalières de la Russie.

Depuis des siècles les montagnes du Caucase constituent un mystère géopolitique et un paradoxe fascinant : une région où les individus et les esprits étaient libres, mais les citoyens oppressés, où les cultures étaient tolérantes, mais où les gouvernements ont créé des divisions artificielles, où les gens n’ont jamais cessé d’éprouver un profond sentiment européen, mais où les murs érigés par des empires ont fait de l’Europe un mirage distant et où les hommes et les femmes ont lutté pour la paix sans que les guerres ne paraissent moins inévitables. Je suis venu pour vous dire que nous devons mettre fin à cette période, que la coopération doit remplacer les rivalités et que les négociations doivent l’emporter sur la rhétorique martiale.

Les débuts de sa présidence sont prometteurs. Bénéficiant d’un important flux d’investissements étrangers, il poursuit les grands travaux d’infrastructures déjà engagés dans le cadre de la TRACECA (Transport Corridor Europe Central Asia) avec la mise à niveau des ports sur la mer Noire et des routes et voies ferrées ouvrant vers l’Azerbaïdjan et les États de la mer Caspienne.

Outre une série de réalisations spectaculaires et souvent contestées dans la capitale (un nouveau palais présidentiel évoquant le Capitole), il engage une politique systématique d’investissements en province (hôpitaux, centres administratifs, complexes sportifs) et choisit plusieurs villes comme symboles de son action : la seconde ville du pays Koutaïssi qu’il dote de nouvelles fonctions, Sighnaghi, petit centre touristique à l’est du pays et surtout la région de Batoumi sur la mer Noire et sa riviera où il parvient à attirer de nombreux investisseurs turcs, kazakhes et chinois, émiratis, faisant de ce vieux port un nouveau centre touristique majeur dont le dynamisme demeure significatif jusqu’à aujourd’hui. Assez vite cependant, quelques signaux d’alerte se mettent à clignoter, largement occultés par les alliés occidentaux qui ne voient que l’effort de réformes libérales de l’équipe au pouvoir.

A Tbilissi, on parle d’un mode de gouvernement « bonapartiste » et dans sa résolution 1415, dès janvier 2005, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’inquiète en ces termes : « The post-revolutionary situation should not become an alibi for hasty decisions and neglect for democratic and human rights standards ». S’il parvient à éradiquer la petite corruption, M. Saakachvili maintient un contrôle opaque et autoritaire sur tous les grands projets d’investissement, au bénéfice d’un petit cercle d’associés. Confronté à une grave crise politique en 2007, il s’engage dans une spirale répressive contre l’opposition et les médias qui la soutiennent et ne doit qu’à une manœuvre politique (il provoque début 2008 des élections présidentielles anticipées qu’il gagne avec 53 % des voix) de bénéficier d’un second mandat.
Après le semi-échec du sommet de l’OTAN de Bucarest, en avril 2008, où la France et l’Allemagne bloquent la proposition du président américain George W. Bush d’inviter l’Ukraine et la Géorgie à une adhésion rapide dans l’alliance atlantique (une des « lignes rouges » de V. Poutine), la situation se tend entre la Géorgie et la Russie.La déclaration finale mentionne cependant un accord sur le fait que les deux pays deviendront un jour membres de l’Alliance.

Dans tous les coins de notre terre où règne l’agitation, le Parlement européen représente un symbole d’espoir. C’est la preuve manifeste qu’il est possible de surmonter même les conflits les plus cruels, et que la paix vaut tous les risques politiques. Cet endroit même n’existerait pas si, au milieu des ruines, entourés par la mort et par de légitimes revendications de revanche, de courageux dirigeants n’avaient choisi de mettre fin à des siècles de guerres en lançant l’expérience politique la plus ambitieuse et la plus fascinante de notre époque : l’unification européenne. Ce Parlement, qui est divisé non pas par nationalités, mais par groupes politiques, accomplit le rêve exprimé avec tant d’éloquence par Victor Hugo lors du Congrès international de la paix de Paris en 1849.

Permettez-moi de citer ce grand poète dans sa propre langue :
Un jour viendra où vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne.
Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées.
Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples, par le vénérable arbitrage d’un grand sénat souverain qui sera à l’Europe ce que le Parlement est à l’Angleterre, ce que la Diète est à l’Allemagne, ce que l’Assemblée législative est à la France.

La plupart des contemporains d’Hugo l’ont pris pour un doux rêveur, même lorsqu’il a prononcé son discours. Il a fallu plus d’un siècle et deux guerres mondiales pour que l’histoire entende sa voix.

Mesdames et Messieurs, il est temps que la voix de Victor Hugo résonne et soit entendue aussi dans ma région. Il est grand temps que cette voix de fraternité triomphe des bruits des canons et des appels à la haine. Il est grand temps que la paix européenne s’étende au Caucase.
Et c’est à nous, dirigeants politiques, qu’incombe la responsabilité de concevoir des initiatives audacieuses afin de concrétiser ces ambitions.
Mesdames et Messieurs, il y a juste sept ans, la Révolution des Roses a ouvert à une ancienne nation, ma Géorgie chérie, une nouvelle voie en direction de la famille européenne.

La révolution des Roses est un mouvement populaire qui a mené à la démission du président Edouard Chevardnadze le 23 novembre 2003. Mikheil Saakachvili, principal candidat de l’opposition, dénonce des fraudes massives lors du premier tour de l’élection présidentielle du 2 novembre. A partir du 15, son parti organise des manifestations et le 22, à la tête d’un groupe de ses partisans, il pénètre dans le parlement une rose à la main, interrompant la séance. Le lendemain, 23 novembre, le président sortant Edouard Chevardnadzé annonce sa démission. De nouvelles élections sont organisées le 4 janvier 2004 et M. Saakachvili est élu président avec 96 % des suffrages exprimés. Suivant l’exemple du mouvement serbe « Otpor », l’opposition géorgienne avait reçu d’importantes aides occidentales dont celle de George Soros qui finance l’envoi d’un groupe de militants géorgiens à Belgrade ainsi que la traduction en géorgien du manuel Comment renverser un dictateur de l’Américain Gene Sharp.

Le 23 novembre 2003, des centaines de milliers de citoyens de toutes les origines sociales, religieuses et régionales ont pacifiquement envahi les rues et le parlement. Dans l’enceinte de celui-ci, ils ne brisèrent aucune vitre et ne volèrent rien. Ils ont fait plus que renverser un régime corrompu et tourné vers le passé. Ils ont déclenché ce que l’hebdomadaire britannique The Economist a nommé “une révolution des mentalités” il y a quelques semaines.

Comme certains d’entre vous au sein de l’Assemblée le savent bien, il y a eu deux façons de se libérer des régimes communistes à la suite de l’effondrement libérateur de l’URSS : le modèle européen et le modèle nationaliste, l’état de droit et le règne de la terreur. En résumé : Václav Havel et Slobodan Milošević.

Une fois la tyrannie du Parti disparue, les divisions, la corruption, la verticalité, la bureaucratie, le cynisme et l’autoritarisme qui avaient constitué les piliers de la société soviétique sont restés intacts. Il y a sept ans, la Géorgie était officiellement un État indépendant, mais le pays faisait toujours partie de ce monde de terreur et de haine. Les frontières de la mentalité soviétique n’avaient pas été abolies et l’Union soviétique continuait à exister dans les âmes et dans les esprits. Seule une révolution des mentalités pouvait mener à une européanisation de nos sociétés.
Tel est le message que nous, Géorgiens, avons apporté à cette région. Tel est le message qui a déchaîné autant de colère à notre égard parmi les nostalgiques de l’Empire, mais c’est ce message qui a transformé la Géorgie en un laboratoire de réformes pour notre région. Lorsque nous avons mené la Révolution des Roses, nous étions membres d’organisations étudiantes, de partis de l’opposition et de groupes de la société civile, tous unis par un seul rêve : transformer un pays postsoviétique dysfonctionnel, paralysé au-delà de l’imaginable par la corruption et la criminalité, en une démocratie européenne.

Mesdames et Messieurs, l’Union soviétique reposait sur le principe du pouvoir sans partage. A tous les échelons de la société et dans tous les domaines, chacun était artificiellement opposé aux autres. Dans chaque république, les autorités faisaient des différents groupes ethniques, sociaux et religieux des perpétuels rivaux. La politique était entendue comme un art de la manipulation, de la peur et de la haine. Cela explique pourquoi d’anciens dirigeants communistes sont devenus avec autant d’aisance des nationalistes, dans les Balkans comme dans le Caucase, en Europe orientale comme en Russie. Il y a sept ans, la Géorgie était toujours divisée en communautés isolées et effrayées les unes par les autres. Certains extrémistes exploitaient la faiblesse de l’État pour rejeter les minorités.

Rappelons qu’à la fin du régime soviétique, lors du recensement de 1989, les Géorgiens ne constituent que 70,1 % de la population. On compte alors de fortes minorités d’Arméniens (8 %) majoritaires au sud du pays (Djavakhetie), d’Azerbaïdjanais (près de 6 %) majoritaires dans plusieurs districts à l’est de la Géorgie, des Russes (6 %) et bien sur des Ossètes (env. 2 %) essentiellement en Ossétie du sud et des Abkhazes (env. 1 %) en Abkhazie. Sous les présidences de Zviad Gamsakhourdia (premier président de la Géorgie indépendante entre 1991 et 1992) puis d’E. Chevardnadze (1992-2003), des heurts importants opposent le pouvoir central et plusieurs de ces minorités, souvent soutenues par Moscou.

Notre première tâche a donc consisté à nous approprier le multiculturalisme et nos différences. Nous avons mis en œuvre des programmes de discrimination positive dans tous les domaines – de l’enseignement supérieur aux organes chargés de l’application des lois. L’Union soviétique avait une autre caractéristique : une centralisation absolue. Il y a sept ans, la Géorgie était toujours complètement polarisée sur sa capitale ;  nous avons lancé un vaste programme de décentralisation. Nous avons investi dans des infrastructures de développement régional et nous avons accordé une autonomie considérable aux pouvoirs locaux. En conséquence, des régions qui étaient jadis abandonnées sont devenues les exemples les plus frappants de notre développement.

Jusqu’à la Révolution des Roses, tous les officiels régionaux les plus importants étaient nommés par le président. De fait, alors que d’autres restauraient le fameux pouvoir vertical et anéantissaient l’autonomie de toutes leurs régions, nous avons systématiquement transféré le pouvoir aux organes élus à l’échelon régional. Cette politique a récemment conduit à la première élection directe du maire de la capitale, Tbilissi, en mai dernier, ainsi qu’à la décision de transférer la Cour constitutionnelle vers la ville de Batumi et le parlement vers la deuxième plus grande ville de Géorgie, Kutaisi, dans le centre du pays.

En Union soviétique, tout n’était que contrôles et corruption. C’était un État obèse et inefficace. En tout premier lieu, nous avons décidé de dissoudre le KGB et de congédier l’ensemble des forces de police ainsi que les douaniers et les agents du fisc, mais aussi d’ouvrir notre économie et notre système éducatif. L’idée qui a guidé l’ensemble de ces mesures a pris la forme d’un simple symbole. Sur la façade de tous les bâtiments officiels, nous avons fait installer à côté de chaque drapeau géorgien un drapeau européen. Nous l’avons fait pour montrer où nous voulions que nos réformes nous mènent.
Notre révolution pacifique a bien sûr eu son lot d’échecs et d’imperfections. Nous avons bien sûr commis des erreurs, mais, comme le grand inventeur du cosmopolitisme européen et un de mes philosophes préférés, Emmanuel Kant, l’a écrit à propos de la Révolution française : « on ne peut pas mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté »8.

Emmanuel Kant. La religion dans les limites de la simple raison. IVème partie. 2ème section. § 4. Vrin ed. Traduction de J. Gibelin, revue par M. Naar, 1994.

Ce qu’Emmanuel Kant voulait dire, Mesdames et Messieurs, c’est qu’aucun livre ne peut vous enseigner à l’avance comment gouverner – voire comment vous comporter – dans la liberté. C’est une chose que vous ne pouvez apprendre qu’à partir de vos propres réussites et de vos propres échecs. Nous avons connu des échecs et nous en avons tiré les leçons qui s’imposaient, mais nous avons également enregistré des réussites surprenantes. La Géorgie vient d’être distinguée par la Banque mondiale comme premier pays au monde au cours des cinq dernières années en matière de réformes économiques. Pour ce qui est de la facilité de faire des affaires, elle apparaît au douzième rang mondial et se classe première en Europe centrale et orientale, et certainement dans tout l’espace post-soviétique.

Les réformes ultra-libérales du Président Saakachvili ont effectivement été saluées pour leur audace. Cependant, leur effet a été contradictoire. Si elles ont attiré les investisseurs étrangers (ports, infrastructures) et permis le développement rapide de certains secteurs (services, tourisme), l’ouverture douanière sans limite du pays a provoqué une crise de la production agricole, un des secteurs traditionnels de l’économie géorgienne. Selon les données de la Banque mondiale (notamment le PIB par habitant), le pays a bien retrouvé le chemin de la croissance après la profonde crise du début des années 1990 marquée par une quasi guerre civile. Mais au milieu des années 2010, la Géorgie demeure un des États de l’ex-URSS avec le plus faible revenu par habitant, derrière l’Arménie et l’Ukraine.

Jadis épicentre de la mafia postsoviétique, la Géorgie a, selon la BERD et Transparency International, enregistré davantage de progrès contre la corruption que tout autre pays du monde entre 2004 et 2009. En effet, selon la liste de Transparency International, la Géorgie a grimpé de soixante-dix places et le hasard a voulu que la Russie chute au même moment de soixante-dix places. Nous nous sommes rencontrés au milieu et je ne me rappelle pas qu’ils nous aient dit « bonjour », mais c’est ainsi que cela s’est passé.

L’efficacité de la lutte contre la corruption a surpris tout le monde à commencer par les simples Géorgiens. Elle s’est en particulier concrétisée sur deux plans essentiels de la vie quotidienne : la police de la route et l’obtention des divers papiers administratifs courants. Toutefois, au fil des ans, on s’est rendu compte que le régime du président Saakachvili n’avait pas éliminé un autre niveau de corruption, celui de l’attribution des grands projets. Cela lui est reproché lors des élections de 2013.

J’apprécie ces classements pour la simple raison qu’ils reflètent et reproduisent les transformations sociales et morales intervenues dans mon pays, la révolution des mentalités à laquelle j’ai fait précédemment allusion. Les citoyens géorgiens ne voient plus leur État et leur pays comme postsoviétique. Ils le voient, l’estiment et le critiquent comme une démocratie européenne. Un tel changement dépasse de beaucoup les dirigeants et les partis qui ont mené la Révolution des Roses. Personne n’est maître de ce changement et personne ne peut le supprimer, ni nous ni personne d’autre.

Une telle révolution conduit à une situation incroyable dans notre région, à savoir que les institutions sont systématiquement plus appréciées que les personnalités politiques. Nous venons de mener une vaste réforme de la police et, d’après le dernier sondage d’opinion réalisé par l’institut Gallup, la police s’en sort avec un taux de confiance de 86 %, un chiffre qui était jadis de 5 %. Il en va de même pour la présidence, pour le parlement et pour les autres institutions du pays. C’est exactement le contraire de ce qui se passait jadis. Cela vous montre que les institutions sont plus appréciées que les dirigeants et que le pays se meut dans la bonne direction.
Il reste encore beaucoup de choses à faire, mais nous sommes plus déterminés que jamais à poursuivre nos réformes. Nous sommes conscients que l’oeuvre des démocraties n’est jamais achevée.

Bien entendu, tout le monde ne s’est pas réjoui du modèle démocratique alternatif que nous proposions. Il a rencontré une vive opposition parmi les forces révisionnistes qui continuent à penser que la chute de l’URSS a été la pire catastrophe du XXe siècle. Elles ont imposé un embargo total à mon pays en 2006.

Les relations entre la Géorgie et la Russie se tendent à partir de 2004 avec la multiplication de provocations de part et d’autre. Après l’arrestation de quatre officiers russes accusés d’espionnage en 2006, une crise éclate qui va se traduire par un embargo totaldes relations terrestres, aériennes et postales décidé par Moscou ainsi que l’interdiction d’importer eaux minérales et vins géorgiens, pénalisant durement l’économie de plusieurs régions. Cet embargo ne sera levé qu’en 2013.

Avant cela, il y a eu un embargo énergétique total en 2005. Elles ont déporté nos concitoyens, ont bombardé à plusieurs reprises notre territoire avant 2008 et elles l’ont finalement envahi en 2008.

Les tensions entre la Géorgie et la Russie sont à leur comble début 2008 et, au début de l’été, Moscou masse des troupes au Caucase nord. Dans la nuit du 7 au 8 août 2008, très mal avisé par certains conseillers américains, le président Saakachvili bombarde Tskhinvali, la capitale de l’Ossétie du sud et la base de militaires russes qui s’y trouve. Il compte sans doute que la présence de V. Poutine à Pékin (c’est le jour de l’ouverture des Jeux Olympiques) lui permettra de reprendre très vite cette région sécessionniste. Mais les Russes sont prêts. Au prix de pertes substantielles (cinq avions de combat, un bombardier Tu-22M3 et deux hélicoptères), ils bombardent de nombreux points stratégiques en Géorgie (mais ni Tbilissi ni l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan) et leur armée occupe pratiquement tout l’ouest du pays. Le cessez-le feu négocié par N. Sarkozy au nom de l’Union européenne est signé le 12 août. 

La guerre qui éclate dans la nuit du 7 au 8 août 20085 va s’avérer catastrophique. En dépit des efforts de l’Union européenne (sous la présidence de la France) qui parvient à négocier un cessez-le-feu le 12 août, le pays est démembré avec la reconnaissance par Moscou de l’indépendance des deux régions sécessionnistes, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. En octobre 2018, la candidate du parti au pouvoir Salomé Zourabichvili a critiqué l’ancien président d’avoir cédé aux provocations russes en engageant le premier ce conflit d’août 2008. Elle s’est vue aussitôt qualifiée de traître à la Géorgie, ce sujet étant toujours très controversé.
Entre 2008 et 2013, la cote de popularité du président Saakachvili ne cesse de décliner et les accusations se multiplient contre le système qu’il a mis en place. L’élection présidentielle de 2013 se déroule dans un climat d’accusations virulentes (plusieurs des ministres sont soupçonnés de corruption et d’avoir couvert assassinats et tortures dans les prisons). Elle est remportée par Guiorgui Margvelachvili, candidat du Rêve géorgien (le parti créé en 2011 par le milliardaire Bidzina Ivanichvili) avec 62 % des suffrages contre Davit Bakradze, le candidat du MNU (le parti de Saakachvili) qui obtient 22 %. Peu après les élections, menacé d’arrestation, M. Saakachvili se réfugie aux États-Unis puis accepte, en mai 2015, le poste de gouverneur de la région d’Odessa en Ukraine où il entame une seconde carrière politique particulièrement chaotique.

Au moment où je vous parle, ces forces occupent toujours 20 % du territoire géorgien, ce qui constitue une violation flagrante du droit international et de l’accord de cessez-le-feu du 12 août négocié grâce aux efforts et aux bons offices de mon ami et grand dirigeant européen, le président français Nicolas Sarkozy, qui présidait à l’époque l’Union européenne.

Le 26 août 2008, la Russie reconnaît unilatéralement l’indépendance de l’Ossétie du sud et de l’Abkhazie et y installe de nouvelles bases militaires. Pour la première fois, Moscou rompt l’engagement signé par B. Eltsine de respecter l’intégrité des Etats de la CEI (Communauté des Etats Indépendants). La Géorgie s’en retire dès le lendemain de cette reconnaissance.

Au moment où je vous parle, la Géorgie a toujours près de 500 000 déplacés internes et réfugiés qui ne peuvent rentrer chez eux parce que d’aucuns, animés par une vieille mentalité impérialiste, ont décidé d’inaugurer le XXIe siècle en organisant des campagnes de purification ethnique et en érigeant un nouveau mur de Berlin qui divise mon pays. Comment avons-nous répondu à ces agressions ? D’abord, nous avons intégralement mis en œuvre l’accord de cessez-le-feu et nous avons été au-delà de nos obligations, sans jamais utiliser le refus de la Russie de le respecter comme prétexte. En août dernier, le chef de la mission de surveillance de l’Union européenne, l’Allemand Hansjörg Haber, a rendu publiquement hommage à la modération de la Géorgie et à notre stratégie d’engagement en la qualifiant d’unilatéralisme constructif.

Lorsque des chars et des missiles se trouvent à 50 kilomètres d’une capitale, de nombreux gouvernements crieraient qu’ils sont assiégés, que les libertés doivent être supprimées, que la démocratie serait un luxe qu’ils ne peuvent se permettre et ils se mettraient à réprimer leur opposition et à en appeler à une soi-disant unité nationale. Nous avons fait exactement le contraire. Dans ces circonstances, nous construisons la démocratie sous la menace des armes.

Face au rideau de fer que les forces d’occupation ont érigé autour de la région de l’Abkhazie, dans la petite cité balnéaire d’Anaklia, qui était un violent no man’s land il y a quelques années à peine, une nouvelle station touristique est, alors que nous parlons, en construction, avec de beaux hôtels et des plages de sable fin. D’aucuns estiment que nous devrions arrêter et attendre que le conflit soit résolu et ne commencer à bâtir que lorsque le terrain sera plus solide, moins incertain et moins dangereux. Notre philosophie va totalement dans l’autre sens. Nous construisons des bâtiments, non pas parce qu’ils sont sur des terrains solides et stables, mais parce qu’en les construisant, nous affermirons peut-être le terrain.

À Anaklia, une nouvelle phase de développement a débuté en 2005, alors que la ville avait déjà été détruite à deux reprises par le conflit en 1993 et en 1998. En 2008, elle a une nouvelle fois été complètement détruite. Tous les nouveaux bâtiments ont été incendiés par les troupes d’invasion russes, y compris les discothèques, les cafés, les auberges de jeunesse et les hôtels. Quelques semaines plus tard, le travail de reconstruction recommençait.
Un grand poète et célèbre dissident russe, Alexander Galich, un de ces huit héros qui ont manifesté en 1968 sur la Place Rouge contre l’invasion de Prague, est l’auteur de cette formidable expression : « Отечество в опасности ! Наши танки на чужой земле ! », qui signifie : « La patrie est en danger, nos chars ont envahi un pays étranger ». Il a écrit un autre très beau vers à propos de la Géorgie que je citerai également en russe : « Прекрасная и гордая страна ! Ты отвечаешь шуткой на злословье  ! », qui pourrait être approximativement traduit comme ceci : « Splendide et fier pays, tu réponds à la calomnie par un sourire. ».

La dernière fois que je me suis rendu à Anaklia, j’ai vu un grand nombre de discothèques aussi animées que n’importe où en Europe, où des jeunes dansaient comme ils le feraient à Ibiza ou à Saint-Tropez. La seule différence, c’est que le « 18 » où nous sommes allés était la dernière discothèque de la plage. À exactement, cinq mètres de là, il y a un mur au-delà duquel l’armée d’occupation est stationnée et il y a ensuite 100 km d’obscurité et de vide. Je vous pose la question : y a-t-il quelque-chose de plus absurde qu’un nouveau mur de Berlin sur une plage de sable fin subtropicale de la mer Noire ?

En résumé, nous estimons que la paix est notre intérêt suprême et nous sommes convaincus qu’il n’y a pas d’autre voie. En compromettant la paix, nous mettrions en péril tout ce que nous avons réussi et tout ce que nous voulons réussir dans les années à venir.

Je suis venu pour vous annoncer une nouvelle étape dans notre politique d’unilatéralisme constructif. Je suis ici pour prendre une initiative qui, je l’espère, avec votre aide, désamorcera les tensions et permettra le démarrage de négociations sérieuses. J’ai beaucoup réfléchi avant de venir. J’ai également consulté nos amis – nos alliés européens et américains ainsi que les peuples de la région – et le gouvernement géorgien se considère déjà lié par l’accord de cessez-le-feu du 12 août et il a déjà compris que le cessez-le-feu interdisait le recours à la force.

Cependant, afin de prouver que la Géorgie est définitivement engagée en faveur d’une résolution pacifique du conflit qui l’oppose à la Fédération de Russie, nous prenons aujourd’hui l’initiative unilatérale de déclarer que la Géorgie ne recourra jamais à la force pour repousser l’occupation russe et pour restaurer son contrôle des territoires occupés. Elle ne recourra qu’à des moyens pacifiques pour obtenir le retrait des troupes russes et la réunification. Même si la Fédération de Russie refuse de retirer ses troupes d’occupation, même si les milices qui lui sont inféodées multiplient les violations des droits de l’homme, la Géorgie ne conservera son droit à l’auto-défense que dans le cas de nouvelles attaques et de l’invasion des 80 % du territoire qui reste sous contrôle du gouvernement géorgien.

J’adresserai les lettres afférentes à cet engagement au secrétaire-général des Nations-unies, au secrétaire-général de l’OSCE et à la direction de l’Union européenne, en faisant clairement état de notre engagement à ne pas recourir à la force dans le but de restaurer le contrôle de l’ensemble de notre pays illégalement divisé, ni à l’encontre des forces d’occupation, ni à l’encontre de leurs milices indirectes, même si la Charte des Nations unies nous autoriserait à le faire.

La promesse que je vous fais constitue une déclaration unilatérale d’un État dans le cadre du droit international. Une telle initiative est loin d’être facile à prendre pour un pays qui est partiellement occupé et qui compte 500 000 déplacés internes et réfugiés. Elle constitue et élargit notre politique d’unilatéralisme constructif. Je suis prêt à entamer un dialogue approfondi et complet avec mon homologue russe. Nous continuerons évidemment à participer aux négociations de Genève, dans l’espoir que notre promesse faite aujourd’hui persuadera la Fédération de Russie à mettre fin au blocage de ces discussions, mais il faut aussi qu’un dialogue politique commence. Pour cela, il faut que la communauté internationale fasse clairement comprendre aux dirigeants russes que la situation actuelle est totalement irrégulière et qu’elle ne peut pas durer.

Si nous voulons les amener à envisager un compromis, il est essentiel de définir clairement la réalité de la situation sur le terrain. C’est la raison pour laquelle nous demandons que le renforcement du potentiel militaire russe à l’intérieur des frontières internationales de la Géorgie soit qualifié d’occupation illégale d’un territoire souverain. De nombreux pays européens, de même que les États-Unis, l’ont déjà fait. Car si ce n’est pas une occupation militaire, je me demande ce que c’est. Peut-on parler de tourisme militaire lorsque vous avez des dizaines de milliers de troupes, missiles et chars qui sont déployés illégalement contre vous et qu’une partie de votre territoire habité est amputé ?

Parallèlement, les campagnes brutales qui ont conduit à l’expulsion de centaines de milliers de citoyens géorgiens des territoires occupés devraient être qualifiées d’actes illégaux de purification ethnique. Si nous ne dénonçons pas cette purification ethnique, pourquoi les occupants envisageraient-ils de leur permettre de regagner leurs maisons, villes et villages ?

Mesdames et Messieurs, si la première victime de la guerre est toujours la vérité, la vérité est toujours la base la plus solide de la paix. Notre unilatéralisme constructif et la promesse que je viens de faire n’auront les conséquences attendues que si nos amis européens dévoilent la vérité. Si vous ne dévoilez pas la vérité, qui le fera ? Je suis venu aujourd’hui vous dire en toute modestie que nous, et peut-être l’ensemble de la région, dépendons de vous. Mesdames et Messieurs, notre région a connu trop de guerres ces derniers temps. Le temps est venu, pour paraphraser une nouvelle fois Victor Hugo, de remplacer les canons par des tables rondes. Notre région a eu son propre Varsovie, son propre Coventry, son propre Oradour-sur-Glane et il est temps de prendre appui sur notre rejet commun de la guerre et de la destruction. Le temps est venu de déclarer que nous ne voulons plus jamais d’un autre Grozny, une capitale régionale de 400 000 habitants qui a été totalement rayée de la surface du globe.

Très largement détruite par l’armée russe au cours des deux guerres de Tchétchénie, entre 1994 et 2006, Grozny a été reconstruite sous la férule autoritaire de Ramzan Kadyrov avec de l’argent fédéral.

Le temps est venu de déclarer que nous ne voulons plus jamais voir des gens expulsés de leur maison et déportés sur la base de leur nationalité, de leur croyance ou de leur origine, comme cela s’est passé dans mon propre pays ainsi que dans d’autres pays de la région.

Je suis prêt à collaborer avec les dirigeants russes afin d’éviter que cela ne se reproduise et pour que les conséquences de la guerre soient réduites à néant et les conditions de la paix rétablies. Des murs tels que celui qui divise la Géorgie ne seront pas abattus par les bombes, mais par la volonté des citoyens de créer un pays libre, uni et démocratique, ainsi que par l’engagement de la communauté internationale à appliquer le droit international ; telle est notre ambition et nous n’y renoncerons jamais. Nous ne renoncerons jamais à notre ambition de réunifier notre pays et d’y ériger une nation démocratique et libre par des moyens pacifiques.
Il convient de noter qu’en dépit des énormes pressions et des nombreuses menaces exercées par Moscou, pas une seule ancienne république soviétique n’a reconnu le démembrement de la Géorgie. Cela montre – à la grande surprise et à la grande fureur de certains – que l’époque ancienne est définitivement révolue.

Cela montre que les anciennes nations prisonnières de l’époque soviétique sont devenues, malgré les obstacles et les problèmes, des États indépendants et forts qui déterminent eux-mêmes leurs politiques. Bref, personne ne veut le retour à l’époque soviétique.
Mesdames et Messieurs, notre région a fait un choix. Une guerre a été lancée pour arrêter ce mouvement, mais les chars ne peuvent pas s’opposer au sens de l’histoire et il est temps de se débarrasser pacifiquement des longs et douloureux vestiges de l’impérialisme. J’en appelle par conséquent aux dirigeants russes pour qu’ils décident de l’avenir. Ils peuvent jouer un rôle positif majeur dans la transformation en cours de notre région commune, en acceptant que d’autres pays soient des partenaires, pas des vassaux.

Nous voulons tous – et je le veux personnellement – que la Russie soit un partenaire et pas un ennemi. Personne plus que nous n’a intérêt à ce que la Russie devienne un pays qui participe réellement au concert des nations, qui respecte le droit international et, car c’est souvent lié, qui défende les droits de l’homme. C’est pourquoi je soutiens de tout cœur les efforts déployés par les dirigeants européens et américains en vue d’amener la Russie à s’engager dans des relations plus constructives. Notre conflit n’a pas durci les sentiments entre nos deux peuples ; je tiens à dire aux citoyens russes qu’ils seront toujours bien accueillis en Géorgie en tant que partenaires, touristes, étudiants, hommes d’affaires, journalistes ou simplement comme amis, mais pas comme force d’occupation.

Mesdames et Messieurs, permettez-moi de terminer ce discours par une citation du président de la première république de Géorgie, Noé Jordania.

Membre important du Parti ouvrier social-démocrate de Russie jusqu’en 1917, Noé Jordania (1868-1953) est le président des deuxième et troisième gouvernements de la République démocratique de Géorgie proclamée en 1918. En février 1921, l’armée rouge envahit la Géorgie contraignant le gouvernement géorgien à l’exil. Il s’installe près de Paris, à Leuville-sur-Orge.

Comme vous le savez peut-être, la Géorgie devint en 1918 la première république sociale et démocratique jamais proclamée d’Europe et nous en sommes très fiers. Les droits de la femme sont très importants et d’autres droits sociaux sont solidement inscrits dans la constitution. Quelques jours avant l’invasion de la Géorgie par l’Armée rouge, Jordania a expliqué notre choix européen : « Que prenons-nous de l’arc culturel des nations européennes ? Plus de 2 000 ans de culture nationale, un régime démocratique et des ressources naturelles ».

Tout au long du XXe siècle, depuis l’avènement de la première république indépendante en 1918, les Géorgiens ont manifesté une aspiration déterminée à un rapprochement avec l’Europe, rapprochement qui a pris récemment la forme d’une demande d’adhésion ou d’association avec l’Union européenne. Cette aspiration passe par l’adoption de pratiques démocratiques qui par deux fois déjà, lors des élections présidentielles de 2013 et 2018, ont conduit à une alternance démocratique sans violence, un fait assez rare dans l’espace post-soviétique. En tenant compte de cette aspiration et de la stratégie constante de la part des autorités russe d’instrumentalisation des tensions apparus dans les régions où vivent d’importantes minorités ethniques, il est logique que les Européens défendent le droit de ce pays à choisir une réorientation de sa politique étrangère vers l’Occident. Toutefois il paraît contre-productif de tenter d’ignorer la géographie de cette région. Si l’on souhaite préserver l’équilibre régional et européen, peut-on ne tenir aucun compte des mises en garde formulées par Moscou qui considère qu’une adhésion de la Géorgie (et de l’Ukraine) à l’OTAN représenterait une menace majeure pour sa sécurité ? 
L’Union européenne se doit de soutenir la volonté géorgienne de retrouver son intégrité territoriale mais ceci implique une amélioration décisive des rapports avec le grand voisin russe.

On constate peu de progrès sur ce plan et le président Margvelachvili n’a jamais rencontré, depuis 2013, son homologue russe. Certes, il n’est pas facile de dégager une stratégie d’équilibre face à un pouvoir moscovite qui ne recule devant aucun outil pour maintenir son influence dans ce qu’on appelle en Russie « l’étranger proche ». Pourtant, l’Azerbaïdjan voisin a réussi, dans une large mesure, à trouver cet équilibre. Il bénéficiait de l’atout pétrolier et gazier. Mais peut-être que l’Union européenne serait bien avisée de rejeter toute confrontation inefficace pour favoriser à la fois l’accord d’association signé en 2014 avec la Géorgie et un vrai rapprochement avec Moscou. C’est sans doute dans ces conditions que ce pays retrouverait toutes ses potentialités, celui de carrefour stratégique à la fois Est-Ouest et Nord-Sud, et un plein développement de ses deux atouts majeurs, le tourisme et l’agriculture méridionale dont le principal client traditionnel est le voisin russe. 

C’est à la nouvelle présidente élue le 28 novembre 2018, Salomé Zourabichvili, qu’il incombera de déterminer la stratégie choisie. La victoire de Grigol Vashadze aurait sans doute entrainé le retour de M. Saakachvili après ses rocambolesques aventures ukrainiennes. Celle de S. Zourabichvili, soutenue par le parti au pouvoir ouvre de nouvelles perspectives, même si les nouvelles institutions géorgiennes limitent ses prérogatives (la Géorgie devient une république parlementaire où le Président conserve plutôt des fonctions protocolaires). Elle a fait campagne pour une stratégie clairement pro-occidentale mais cette diplomate pragmatique pourrait ouvrir une nouvelle phase des relations avec le voisin russe. 

La Russie nous a donné l’occasion de revenir en arrière et de redevenir des soldats. Nous avons répondu que nous nous dirigions vers l’Europe et que nous voulions que la Russie nous accompagne dans cette voie. Aujourd’hui, un autre président géorgien s’adresse à vous avec le même message d’amour envers les idées et les valeurs européennes. Il est rare que la même opportunité soit offerte à deux reprises dans l’histoire à un même pays. Je suis venu aujourd’hui vous dire que nous saisirons cette occasion et que nous ferons tout ce qui est possible pour réaliser notre destinée européenne.

Crédits
Jean Radvanyi est spécialiste du Caucase, de la Russie et des États post-soviétiques. Il est l’auteur, notamment, de Caucase, le grand jeu des influences (Editions du Cygne, 2011) et, avec Nicolas Beroutchachvili, de l’Atlas géopolitique du Caucase (Autrement, 2010).
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