Islamabad. Après l’élection qui l’a porté au pouvoir en juillet 2018, Imran Khan promis l’avènement d’un « Naya (nouveau) Pakistan », inscrivant son action dans celle de Jinnah pour une société plus égalitaire, et en référence aux propos du fondateur du pays en 1947, animée par un esprit de tolérance envers les minorités religieuses.

Le nouveau Premier ministre a voulu donner une connotation religieuse à son action politique en revendiquant la création d’un Etat-providence islamique qui puise son inspiration dans l’Etat mis en place par le prophète à Médine au 7e siècle. Le fait qu’Imran Khan ait pu afficher par le passé une proximité avec les segments les plus conservateurs de la société pouvait cependant faire naître des doutes quant à sa détermination à combattre l’extrémisme religieux. Aussi le discours prononcé par celui-ci le 31 octobre, après la décision de la Cour suprême d’acquitter avec effet immédiat Asia Bibi, une chrétienne incarcérée depuis 2009 pour blasphème, en soulignant les incohérences de l’accusation, fut salué comme une affirmation de l’Etat de droit face aux fauteurs de troubles. En ligne de mire, le Tehrik-i-Labbaik Pakistan (TLP), un parti qui a fait de la croisade contre tout affadissement de la loi sur le blasphème son fond de commerce, avec notamment comme icône Mumtaz Qadri, l’assassin, pendu en 2016, du gouverneur du Pendjab, Salman Taseer, qui avait osé prendre la défense d’Asia Bibi. Cinquième force politique du pays à l’issue des législatives de juillet 2018 avec plus de deux millions de voix pour sa première participation à une élection, le TLP appelait au meurtre des trois juges ayant prononcé le verdict et demandait aux militaires de se révolter contre leur chef, le général Qamer Javed Bajwa, accusé d’avoir avalisé l’acquittement. Khudam Rizvi, le chef du TLP, avait déjà décidé à l’automne 2017 de bloquer un axe majeur d’accès à la capitale. La raison en était alors une modification des formulaires remplis par les candidats à la députation pouvant laisser penser que Mahomet ne puisse pas être le dernier des prophètes. Le gouvernement dirigé par Nawaz Sharif avait alors cédé, notamment en agréant à la démission du ministre de la Justice tenu pour responsable de la dérive sémantique. Dans le cas présent, Asia Bibi avait fait appel devant la Cour Suprême de sa condamnation à mort confirmée en octobre 2014 par la Haute cour de Lahore, et en juillet 2015, la plus haute juridiction du pays avait décidé de suspendre la peine dans l’attente du jugement final rendu. Le 8 octobre 2018, la Cour Suprême a conclu ses audiences et trois semaines plus tard son président, Sadiq Nisar, prononça l’acquittement, un laps de temps qui, assez étrangement, ne fut pas mis à profit par les autorités pour anticiper la réaction violente de groupes islamistes d’autant que, cette fois, l’establishment militaire n’entretient pas de griefs particuliers envers le Premier ministre empêchant une action de prévention commune.

La détermination verbale du Premier ministre à garantir la protection des individus contre toute attaque à l’ordre public n’a en rien dissuadé les militants d’organisations islamistes aisément hystérisées de descendre dans la rue en en appelant à la pendaison d’Asia Bibi, la seule issue envisageable à leurs yeux. Sur un registre familier, le maulana Fazal-ur-Rehman, qui dirige le Jamiat Ulema-i-Islam (F) vit dans la décision de la Cour suprême la main de l’Occident et le spectre d’une diabolique laïcisation. Actes de violence dans les grandes villes du pays, transports à l’arrêt et fermeture des écoles ont eu tôt fait de convaincre le gouvernement de signer un accord avec le TLP prévoyant, outre la libération des manifestants arrêtés, le déclenchement d’un processus visant à l’interdiction de sortie du territoire d’Asia Bibi et l’acceptation d’un recours en appel de la décision de la Cour suprême. Le gouvernement préféra transiger avec le climat d’intimidation imposé par les organisations islamistes. Même la ministre des droits humains du gouvernement, Shireen Mazari, a fait un parallèle avec les accords de Munich en 1938. Quant à l’avocat qui a défendu Asia Bibi, il s’est réfugié aux Pays-Bas, craignant non sans raison pour sa sécurité. Il est utile de rappeler que l’ensemble des partis islamistes n’ont jamais dépassé 10 pour cent des suffrages exprimés lors d’élections et cependant ils disposent d’une indéniable capacité d’agitation et d’influence sur la vie politique du pays. Nul doute qu’il est difficile d’inverser une tendance de fond qui a vu au cours des dernières décennies des groupes islamistes bénéficier de la complaisance, sinon des faveurs, de la classe politique et de l’establishment militaire, en échange de soutiens pour parvenir ou se maintenir au pouvoir, ou pour accompagner des visées stratégiques. Cette politique d’apaisement était déjà visible lorsqu’en 1974, Zulfikar Ali Bhutto, alors Premier ministre, et cédant du clergé, avait fait valider par le Parlement un amendement à la Constitution faisant des Ahmedis, un mouvement réformiste musulman messianiste initié par Mirza Ghulam Ahmed (1835-1908), des non-musulmans.

Face à la montée en puissance de forces régressives, un universitaire pakistanais, chroniqueur de la société, avait écrit il y a quelques années que son pays  pourrait devenir une Arabie Saoudite sans le pétrole. L’affaire Asia Bibi intervient dans un contexte économique tendu où le pays est à la recherche de soutien financier pour pallier aux déficits budgétaires et de la balance commerciale, et  ainsi pourvoir notamment au service de la dette au moment les réserves de change sont au plus bas. Imran Khan a déjà rendu visite à deux reprises à la monarchie saoudienne, notamment pour le « Davos du désert », et obtenu la promesse d’aide de 6 milliards de dollars, pour moitié sous forme de liquidités et pour autre moitié en paiements différés portant sur la livraison de pétrole. La Chine, d’où revient le Premier ministre, a promis de renforcer une coopération multisectorielle mais sans annoncer un engagement financier précis pour répondre aux besoins à court terme évalués à quelques 12 milliards de dollars.  Le pays n’a donc d’autres choix que de se tourner vers le Fonds monétaire international pour la treizième fois depuis les années 1980. Un recours que Islamabad a souhaité minimiser à tout prix, craignant que les conditions attachées à ce soutien entrave notamment le financement d’un programme social ambitieux. Par ailleurs, Mike Pompeo, le secrétaire d’Etat américain avait déclaré, il y a quelque temps, que l’assistance éventuelle du FMI n’avait pas vocation à servir à rembourser les prêts chinois. Les alliés saoudiens et chinois sont probablement insensibles au sort d’une pauvre paysanne chrétienne. En retour, les partis islamistes pakistanais sont fort discrets sur l’attitude adoptée par les autorités chinoises à l’encontre de leurs coreligionnaires au Xinjiang. Par contre, l’impossibilité faite à Asia Bibi, dorénavant libérée, de pouvoir quitter le Pakistan à bref échéance risque de ternir un peu plus en Occident une représentation du pays dominée par l’extrémisme religieux au moment où, par ailleurs, le Pakistan figure sur la liste grise du Groupe d’action financière (GAFI) en charge de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Une situation peu propice à la création d’un climat facilitant l’obtention d’une contribution financière occidentale. Si Aasia Bibi devait être finalement autorisée à quitter le territoire pakistanais, la possibilité de représailles contre la communauté chrétienne pakistanaise ne peut être écartée.

Perspectives :

  • Il va être être intéressant de voir si, une fois la tension retombée, le gouvernement entend réellement faire barrage à un extrémisme religieux porté par des groupes qui peuvent se sentir confortés face aux reculs successifs de l’État. Cela passe notamment par l’application en bonne et due forme des 20 points du plan d’action national adopté après l’attentat contre une école militaire à Peshawar en décembre 2014 et surtout par une lutte contre les discours de haine dirigée contre des courants de pensée et des communautés perçus comme des entraves à la réalisation d’une vision rigoriste de la société. La réponse ne peut être seulement d’ordre sécuritaire, elle doit aussi être idéologique.

Gilles Boquérat