Brasilia. L’issue des élections brésiliennes – le triomphe d’un ancien militaire ouvertement homophobe, machiste, défendant la dictature et l’usage de la torture – est déstabilisante pour qui voyait dans les victoires du PT en 2002, 2006, 2010 et 2014, et surtout dans la place de Lula dans les sondages en 2018, l’expression d’une tendance progressiste de l’électorat brésilien. Quelles sont alors les aspirations, les exigences, anciennes ou nouvelles, mais jusqu’à présent latentes, que le candidat d’extrême-droite a su cristalliser ? Qu’est-ce qui l’a conduit au pouvoir ? En complément de notre traduction du discours de Bolsonaro, un retour sur quelques enjeux centraux de l’élection pour tenter de déchiffrer ce renversement qui, par ailleurs, dans la lignée du coup d’État parlementaire de 2016, inscrit définitivement le Brésil dans le virage à droite que connaît la région.

Haddad n’était pas Lula

En août, l’ex-président Lula da Silva – emprisonné pour corruption depuis le mois d’avril – était en tête des intentions de vote, avec 39 pour cent, et Bolsonaro n’en recueillait que 19 pour cent. Lorsque le Tribunal suprême fédéral a décidé, fin août, de la non-éligibilité de Lula, Haddad est devenu le candidat du Parti des Travailleurs. Son slogan, « Haddad est Lula, Lula est Haddad« , dit la symbiose que les leaders du PT espéraient voir s’opérer en quelques semaines et qui devait résulter en un transfert des voix de l’ex-président au nouveau candidat. Mais elle est aussi symptomatique du mécanisme interne du PT, qui s’est mis en place progressivement depuis plus d’une décennie dans les logiques électorales : la très forte « individualisation » de celles-ci et la mutation du PT en une « machine électorale », un appareil qui entre en fonctionnement au moment de mener un candidat – un individu – au pouvoir. Lula, comme Dilma Rousseff, était devenu la personnalité forte, charismatique, capable d’incarner les aspirations de l’électorat. Sans tomber dans la tentation du contrefactuel (que ce serait-il passé si Lula avait été candidat ? Si Dilma n’avait pas été destituée ?), un constat s’impose : malgré son slogan, malgré ses efforts pour le devenir, Haddad n’est pas Lula. Bien plus qu’un transfert de voix, l’on remarque une forte volatilité de l’électorat brésilien.

La corruption, « ce mot impie, sordide… »

La lutte contre la corruption a été un des mots d’ordre du candidat d’extrême-droite, tout comme un des fers-de-lance de l’opposition au PT au cours des mandats de Lula et de Dilma Roussef. Pour une bonne partie de la population, voter PT équivaut à fermer les yeux sur la corruption, sur le scandale Petrobras, et accepter une continuité de ces pratiques ; à l’inverse, voter Bolsonaro signifie voter contre la corruption, montrer au PT son rejet en lui infligeant en même temps une punition. L’emprisonnement de Lula et l’impeachment de Dilma Rousseff sont, pour les partisans de Bolsonaro, autant des preuves de la corruption du PT que des avancées dans la lutte contre celle-ci. Jamais définie, bien que constamment dénoncée, la « corruption » ne désigne pas, ou plus, une pratique spécifique, mais devient un terme susceptible d’englober des illégalismes d’ampleur très variable, sur lequel s’est construit un rejet en bloc du PT. L’ancien militaire, évangéliste, devient la figure capable de restaurer la morale et la discipline dont aurait besoin le pays.

Le refus de la modération

Ce n’est manifestement pas la droite traditionnelle – qui avait pourtant joué un rôle clef dans la destitution de Dilma Rousseff – qui a su capitaliser cette aspiration à un ordre ou à une discipline perdus en raison des pratiques pétistes. La défaite cuisante du PSDB au premier tour (avec 4,8 %) est symptomatique de la polarisation qui a marqué les élections. Pour la première fois depuis 1994, le parti de Alckmin n’a pas participé au deuxième tour des présidentielles. Il est clair que l’agression subie par Bolsonaro en pleine campagne électorale suppose une recrudescence des émotions. Par ailleurs, l’échec du PSDB a certainement un lien avec l’implication du parti (et notamment de la figure de Aécio Neves) dans les scandales issus de l’opération Lava Jato, mais cette hypothèse n’entre en jeu que grâce à la présence d’une personnalité forte prônant une condamnation absolue des partis traditionnels. L’élection de Bolsonaro ne saurait donc être comprise comme un simple virage à droite du Brésil : elle représente le retour de la violence au cœur de la vie politique et le risque d’ébranlement du système démocratique depuis son intérieur même.

La distribution du vote

La question de savoir qui a voté pour Bolsonaro est traversée par une tension que l’on retrouve quelque soit le prisme à travers lequel on la pose. Le candidat d’extrême-droite a été élu surtout par des jeunes, donc des personnes n’ayant pas vécu la dictature militaire de 1964-1985 que Bolsonaro a revendiquée. De la même façon, on remarque la masculinisation de l’électorat d’un candidat tenant des propos ouvertement machistes (c’est, par ailleurs, d’un mouvement de femmes qu’est né le mot d’ordre « Ele não »), ainsi qu’un rejet de ce candidat par la communauté LGBT. Les facteurs les plus éclairants sur la distribution du vote restent néanmoins la classe sociale, l’origine ethnique (souvent tristement liée au premier point), et le caractère urbain ou rural des populations. Au premier tour, Haddad avait été victorieux dans huit des neufs États du Nord-Est, la région la plus pauvre du pays, et a été majoritaire dans l’ensemble de la région au deuxième tour. Inversement, Bolsonaro a recueilli, dès le premier tour, plus de 50 pour cent des voix dans les trois États de la région Sud, celle qui affiche le meilleur IDH à l’échelle nationale. Ces trois États, Santa Catarina, Rio Grande do Sul et Paraná présentent, par ailleurs, un pourcentage de population blanche au-dessus de 70 pour cent. Cette tendance a été confirmée au deuxième tour : Bolsonaro recueille plus de 60 pour cent des suffrages dans ces trois États.

Si les régions de Centre-Ouest et de Sud-Est ont affiché dès le premier tour un vote clairement bolsonariste (le candidat d’extrême-droite ayant été majoritaire dans tous les États), la région du Nord-Ouest avait présenté des contrastes plus marqués : Haddad avait été victorieux à Pará et, si Bolsonaro avait triomphé dans le reste des États, il avait souvent obtenu des pourcentages inférieurs à 50 pour cent. Au deuxième tour, le clivage est confirmé, à ceci près que Haddad prend les devants à Tocantins.

Nous pouvons constater en même temps, si l’on tient compte de l’échelle municipale, que le vote bolsonariste est très majoritairement urbain : ainsi, par exemple, dès le premier tour, le candidat du PSL a recueilli 54 pour cent des voix à Altamira, une municipalité de Pará où le 26 pour cent de la population est blanche, où le pourcentage de pauvreté s’élève à 65 pour cent, mais où le taux d’urbanisation est de 85 pour cent.

Or, après tous ces constats inéluctables, une réalité demeure, qui révèle que malgré des tendances indéniables, il y a un grand nombre des femmes qui ont voté pour Bolsonaro, tout comme des personnes ayant connu la dictature, ainsi que des populations pauvres et/ou analphabètes, rurales, et même noires ou d’origine indigène. Nombre de ces personnes n’ont pas voté pour Bolsonaro en raison de son discours raciste, sexiste, homophobe, mais en dépit de celui-ci, comme s’il s’agissait simplement d’une caractéristique accessoire de la figure du futur président, et non pas d’un aspect constitutif de son programme. Reste à voir comment se positionnera Bolsonaro dans la pratique, par rapport à l’image de l’ultralibéral en matière économique et cette autre image, bien plus inquiétante, du fasciste.

Sources

  1. « Bolsonaro arrasa en ciudades blancas y ricas : un mapa del voto en 5500 municipios« , El País, 25 octobre 2018.
  2. « Elecciones en Brasil : resultados estado por estado y todo lo que tenés que saber de cara al ballottage« , La Nación, 8 octobre 2018
  3. BIGNOTTO, Newton, « O fascismo no horizonte », in Cult, nº 212, 6 mai 2016.
  4. Colloque « Élections brésiliennes : la démocratie au bord de l’abîme », organisé par l’IHEAL-CREDA et l’Association pour la Recherche sur le Brésil en Europe, 26 octobre 2018.
  5. GOIRAND, Camille, « Pratiques partisanes et loi électorale au Brésil », in DABÈNE, Olivier (dir), Amérique latine, les élections contre la démocratie ?, Paris, Sciences Po, les Presses, 2007.
  6. http://divulga.tse.jus.br/oficial/index.html

Julia de Ípola